Taito : retour à Yushima

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C’est sur ces entrefaites que je repris à nouveau la route de la nouvelle capitale. Kairii était rapide, avec son coursier, et il avait de l’avance sur moi. Je trouvai des traces de son passage dans les yeux « vagues » et les récits énamourés des aubergistes et des voyageurs qui l’avaient croisé sur la route : il passait avec l’aura d’une divinité cruelle et démoniaque, qui répandait sa fascinante noirceur partout autour d’elle comme des volutes d’encens.

J’étais sûr et certain que Kairii était parti dans le but de tuer le seigneur Hanai. Kiyomasa lui-même l’avait sous-entendu. Hanai avait comparé Kairii à une arme : il ne s'attendait probablement pas à ce qu'elle lui tombe dessus aussi vite !

En arrivant à Yushima, je m'arrêtai d'abord à la maison de thé où j'avais logé une nuit pour prendre des nouvelles de Kankyûrô, le jeune kagema qui m’avait aidé lorsque je recherchais Kairii, et qui était véritablement l’oreille du quartier.

— Ah, Taito-kun ! m'accueillit ce dernier avec fortes effusions. Tu t'es décidé à sauter le pas, finalement ? Tu as enfin succombé à mon charme ? Je te manquais trop, c'est ça ?

C'était un jeu entre nous. Ce garçon ne manquait pas d'humour.

— Allez viens, je te loue pour la journée.

Je partis avec lui me promener sur les bords de la Sumida.

— Il te reste combien de temps à tirer ? lui demandai-je à cette occasion.

— Un an et sept mois, m'apprit-il. C'est long... Mais je commence à en voir la fin. Je n'ai qu'une crainte, c'est d'attraper une maladie ou des hémorroïdes, d'ici là !

— Tu sais, lui murmurai-je, je peux peut-être te racheter dès maintenant... J'ai des économies, moi aussi.

Il me mit la main sur l'épaule.

— Non, non, c'est une dette que je ne pourrais jamais rembourser... Garde plutôt tes économies pour t'établir et te trouver une jolie femme au pays.

Je restai silencieux.

— Oh, j'y pense ! s'exclama soudain en tapant dans ses mains. Tu te souviens de Yukigiku, le courtisan que tu voulais désespérément te payer ?

Je me tournai vers lui, cherchant à masquer à la fois mon intérêt et ma contrariété.

— Oui... Mais je ne voulais pas me le « payer », comme tu dis. Juste voir à quoi il ressemble.

— Et pas de chance, il a disparu juste le lendemain, hein ? Drôle d'affaire. On en parle encore beaucoup ici... La patronne du Kikuya est inconsolable. Elle était folle de lui... Elle en est déjà à sa troisième tentative de suicide. À cause des penchants morbides qu'avait ce kagema, elle s'imagine que ça va le faire revenir !

Il rit un bon coup. Je ne l'accompagnai pas.

— Où veux-tu en venir ?

— Eh bien... On raconte récemment qu'il est de retour en ville. Il se promène dans les rues de Hongô les jours de brume, à la tombée de la nuit, habillé tout en noir... Parait-il qu'il a toujours la peau aussi pâle et que sa beauté est toujours aussi fabuleuse, mais qu’elle est encore plus inquiétante qu'avant. Les rumeurs disaient qu'il avait été exécuté en secret après le massacre du Nakamuraza, pour ne pas provoquer la vindicte populaire : il avait de nombreux admirateurs, des fanatiques prêts à faire n'importe quoi pour un mot ou un regard de lui. Sa disparition a d'ailleurs été suivie par une vague de suicides : un des kagema de mon établissement s'est tué à cette occasion. On raconte que son corps a disparu au moment même où le bourreau a levé sa tête, en la tenant par le chignon. Il se serait évanoui dans un nuage de fumée, pfft ! Une autre version stipule que son corps a bien été enterré, mais que des admirateurs, voulant récupérer sa chevelure pour en faire une relique, n'ont trouvé dans la tombe qu'un squelette d’animal racorni. C’est peu après cette expédition macabre que les premières apparitions ont été rapportées... Bref : il semblerait qu'il soit revenu hanter Yushima. Pas mal de collègues de mon okiya refusent de sortir les jours où il est susceptible d'apparaitre ! D'autres, au contraire, le cherchent activement, et se tailladent les bras et les cuisses pour lui prouver leur amour. Cela provoque une petite agitation dans le quartier ! Les officiels prennent ces rumeurs très au sérieux. Ils ont demandé à tout le monde de rapporter la moindre apparition de Yukigiku… le chef de la police, surtout !

Je sentis comme une pierre dans mon estomac. Kairii... Qu'est-ce qu'il mijotait encore ?

— Tu m'excuseras, Kankyûrô, mais je dois y aller, fis-je en lui fourrant un tael d’or dans la main. Tiens, prends ça. Et profite de ta journée tranquille. Je repasserai te voir.

— Hé ! s'exclama ce dernier en essayant de me retenir. Attends !

Mais je m'étais déjà éloigné.

*

J'étais très inquiet pour Sozaburô. Sur la route de Tôkai, j’avais croisé un coursier porteur d’une lettre étrange, dans laquelle Hanai avait eu des mots bien mystérieux, nous comparant, mon compagnon et moi, à « Susanô et Amaterasu luttant pour la possession de la plaine du Yamato ». Se comparait-il à la mythique terre d'Ise dans cette allégorie que je trouvais alors maladroite ? Cette allusion obscure m’apparut sous un nouveau jour après les propos de Kankyûrô. Interprétant cette métaphore pour une fascination nouvelle pour le ténébreux Yukigiku, je me précipitai chez lui sans attendre. Il n'y avait plus à tergiverser : tant que notre relation continuait de manière officielle, il était en danger.

Je me rendis donc à sa résidence de fonction. Mais là, on me refusa l'entrée. C'était compréhensible, au vu des derniers évènements.

— Je suis Nagisa Taito, aux ordres du seigneur Hanai, expliquais-je en produisant le sceau officiel qu'il m'avait donné. Je dois le voir de toute urgence.

On me fit entrer, mais son intendant me reçut d'un air ennuyé.

— Ah, Taito-dono... C'est fort fâcheux. Sa Seigneurie ignorait que vous étiez en route pour lui rendre visite... Si vous voulez bien l'attendre, en revanche... Il sera ravi de vous voir.

— Je n'ai pas tellement le temps, malheureusement, objectai-je. Mon propos est assez urgent... Sa Seigneurie est en danger. Je dois le voir au plus vite.

L'intendant ouvrit les yeux.

— En danger ? Êtes-vous sûr ?

— Je ne peux pas vous en dire plus sans compromettre grandement certaines loyautés. Dites-moi où il est.

L'intendant soupira.

— C'est embêtant, mais... Il est parti à une chasse au faucon avec un jeune homme.

Je savais que mon nenja fréquentait d'autres garçons. C'était inévitable.

— Cela ne fait rien. Dites-moi où, que je le rejoigne. Je n'ai pas pour intention d'interrompre les loisirs de Sa Seigneurie, mais je suis fortement inquiet pour sa sécurité.

— Très bien... Je vais vous y faire conduire, se laissa convaincre l'intendant.

Sozaburô et son nouvel ami étaient partis à cheval dans le domaine de chasse du seigneur Hosogawa, à Komaba. Je m'y rendis, flanqué d'un laquais peu dégourdi et anormalement silencieux, qui me conduisit jusqu'au campement seigneurial.

— J'amène ici Nagisa Taito-dono, qui doit voir Sa Seigneurie de manière urgente, annonça-t-il aux gardes.

— Sa Seigneurie est partie avec son amant pour tirer des canards, lui répondit un samurai sans considération aucune pour mes sentiments éventuels. Ils ont prévu de passer la nuit tous les deux au pavillon de la lune, et ne souffriraient d'être dérangés.

— Le pavillon de la lune ? demandai-je, la main sur le pommeau de ma selle. C'est où ?

Hanai ne m’y avait jamais emmené.

— Dans la forêt, près d'un petit lac dans une clairière... Mais personne n'a le droit d'y aller. Sa Seigneurie veut passer une nuit romantique avec son amant.

J’enfourchai mon cheval sans l'écouter. Puis, pressant mes talons sur les flancs de la bête, je partis au trot, indifférent aux gesticulations derrière moi.

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