Taito : le dieu de Kumano

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Kairii ne revint pas à la maison ce soir-là ni les soirs suivants. Je restais seul avec Kiyomasa, revenu de sa mystérieuse course, qui se montrait bizarrement mélancolique.

— Je songe à te libérer de tes obligations, Tai-chan, m’asséna-t-il en vidant un énième godet d’alcool de patates. Tu devrais aller servir à la capitale, chez ce Hanai, pendant que tu en as encore l’opportunité.

Encore cette histoire… Je le laissai me servir en silence, déterminé, cette fois, à bien lui faire comprendre le fond de ma pensée. Pour ma part, je lui servis de l’eau. Kiyomasa, comme son fils, buvait trop.

— Moi aussi, murmura-t-il d’une voix rauque, j’ai été wakashû. Oh, pas comme Kairii… j’étais en otage chez les Otsuki, ennemis jurés et vainqueurs de notre clan depuis la défaite des Toyotomi. Puisque Moritaka avait quitté le clan pour combattre de son côté, le shogun avait accordé son pardon à son père Yoshitaka, et il l’autorisa à rester sur ses terres à condition qu’il change de nom et prenne celui de Naguki. Il pensait qu’il ne représentait aucune menace, puisqu’il était vieux et n’avait pas d’autre fils que ce Moritaka dévoué aux Tokugawa, avec qui il s’était brouillé. Mais tu connais la légende de fondation de notre famille, Tai ?

Je hochai la tête. Oui. Je la connaissais. Mais Kiyomasa se sentit obligé de me la raconter à nouveau, avec ses mots à lui. Je le laissais faire, par respect, et aussi parce que j’étais persuadé qu’il allait me faire des révélations.

— Le fondateur de notre lignée était un certain Yakushimaru, lui-même fils d’un desservant de sanctuaire de Kumano issu du clan Fujiwara. La femme de cet homme, une dénommée Chigusa, n’arrivait pas à concevoir. Alors, comme cela se faisait à l’époque, elle passa la nuit dans un oratoire de Yakushi au mont Hiei – du moins, c’est que la légende raconte officiellement. Officieusement, elle se rendit au temple Kinpusen, à Yoshino, et s’enferma avec les statues du dieu Zaô, celui qui est descendu sur terre dans une tempête de foudre. Ce n’est le bouddha Yakushi, mais le terrible dieu de Kumano qui vint la visiter en rêve. Il était inquiet pour son hégémonie sur cette terre encore sauvage : si ses serviteurs n’avaient pas de descendants, alors, il n’y aurait plus personne pour perpétuer son culte. Il réalisa le souhait de Chigusa, et lorsqu’elle ressortit de l’oratoire le lendemain, elle était enceinte. Son fils fut appelé Yakushimaru en hommage au bouddha, mais en fait, c’était le dieu de Kumano, un dieu terrible à la peau noire, buveur de sang et mangeur de chair, dont il descendait. On peut dire que Kairii et moi avons hérité de son caractère… enfin. Je te raconte ça pour que tu comprennes le geste du vieux Yoshitaka lorsque, voyant sa lignée menacée à nouveau, il fit encore une fois appel au dieu de Kumano pour qu’il lui donne un dernier fils. Ce fils, c’est mon père, Mikage.

Stupéfait, je fixai Kiyomasa.

— Mais alors, vous devriez avoir presque un siècle…

— Eh oui, on peut dire que je suis bien conservé. Le sang du dieu de Kumano, ou les pouvoirs d’immortalité des ascètes de Kumano, que veux-tu !

Je gardai un silence prudent. L’explication me paraissait peu fiable, mais je ne voulais pas interrompre Kiyomasa.

— Yoshitaka légua son domaine à mon père. Mais les Otsuki, nos ennemis héréditaires, assiégèrent son château. Ils convoitaient nos terres depuis si longtemps ! Lorsqu’ils attaquèrent mon père, les Tokugawa ne bougèrent pas le petit doigt. Après une terrible bataille, notre château fut rasé et le clan Naguki anéanti. Mon père envoya ma mère à cheval, avec un homme de confiance – qui était son nenyû – par une sortie secrète du château, dans la montagne, car elle était enceinte. Malheureusement, cet homme fut blessé par une flèche ennemie et il mourut en chemin. Ma mère accoucha seule dans la forêt… et elle ne tarda pas à mourir à son tour. Quant à moi, je fus élevé par les loups et les singes, comme le jeune Yoshitsune. Ce qui explique mon manque de manières, tu m’excuseras !

Là encore, je n’y croyais qu’à moitié. Mais il y avait du vrai là-dedans, assurément : le clan Kuki avait été anéanti, et son seul descendant – non reconnu officiellement – perdu dans la nature.

— Tu sais qui me secourut ? C’est ton ancêtre, Nagisa Tobimaro. Il était membre du clan Otsuki… son maître l’avait lancé à la poursuite des fuyards. Il retrouva le corps de ma mère et me ramena à Kyôto, où je fus placé comme otage : il fallait être sûr que les Naguki ne renaissent jamais de leurs cendres. Plus tard, adolescent, je devins le mignon du grand-oncle de Soratarô : je ne tardais pas à assassiner le vieux verrat dans son lit, et on me condamna à mort. Mais j’avais noué une relation de confiance avec son fils Hachiyômaro, l’héritier du clan, qui me donna l’occasion de m’enfuir. Plus tard, ce dernier devint mon nenja – puis il me trahit honteusement – mais c’est une autre histoire.

Enfin, les relations complexes tissées de haine et de rancœurs qui liaient nos deux familles commençaient à s’éclaircir. Si Kiyomasa en voulait autant aux Otsuki – au point d’avoir dressé son fils unique comme un chien de combat – c’était à cause de son amour contrarié envers l’ancien chef du clan Otsuki. On en revenait toujours à cela : comme les moines avaient raison, en nous disant de nous garder des passions !

— J’ai rallié des hommes à ma cause, continua Kiyomasa, conquis des châteaux pour remplacer celui qui j’avais perdu, et même plaidé celle-ci dans le lit du jeune shogun pour qu’il réhabilite le clan et nous rende notre nom. Tu ne le sais peut-être pas, mais j’étais considéré comme le plus beau jeune guerrier de ma génération…

— Je veux bien le croire, acquiesçai-je prudemment. Tout le monde loue la beauté de Kairii.

En dépit de ses cheveux grisonnants, Kiyomasa avait gardé une prestance rare. Et il suffisait de regarder son fils pour savoir à quoi il avait ressemblé au même âge.

— Une beauté bien encombrante, qui ne m’a servi à rien, en fin de compte ! Je me suis échiné pendant si longtemps, croyant aux promesses vaines de ces puissants énamourés… ne crois jamais un homme qui te jure monts et merveilles, les yeux dans le vague, qu’il te donnera tout ! Une fois leur désir assouvi, tous ont fini par m’abandonner, et tout ce que j’ai réussi à obtenir, c’est un titre de protecteur de Kumano qui ne veut plus rien dire et la charge de ce vieux sanctuaire délabré d’où j’ourdis mes plans et rêve à notre grandeur passée. D’autres se sont arrogé le nom de Kuki et prétendent transmettre les secrets de notre clan, autrefois invincible sur mer comme sur terre… La seule consolation que la vie m’a donnée, c’est ce fils qui me ressemble tant, conçu avec une obscure danseuse de sanctuaire, et voilà qu’il subit un destin pire que le mien ! Je suis un vieux bougre au crépuscule de sa vie bien vaine, maintenant, et je voudrais juste que cela s’arrête. Si tu revois Kairii, Tai… dis-lui de renoncer à sa vengeance sur les Otsuki. Cela ne sert plus à rien. Ces vieilles histoires sont oubliées, elles n’ont plus aucune valeur dans le monde d’aujourd’hui… remuer de tels souvenirs n’amène que de la souffrance.

J’avais admiré Kiyomasa, je l’avais même craint – et plaint, ne comprenant pas qu’un guerrier aussi magnifique ai pu subir autant d’injustices. Je ne nourrissais plus de tels sentiments désormais, mais pour la première fois, j’étais d’accord avec lui : cette quête sanglante dans laquelle il avait entrainé son fils avait assez duré. Je m’inclinai donc, puis me levai pour lui signifier mon congé.

— Kairii est parti à Edo, avoua Kiyomasa dans un soupir. Va et retrouve-le. Empêche-le de commettre un nouveau crime… tue-le, s’il le faut. Ce garçon est démoniaque : c’est le fils d’un demi-démon, et le petit-fils d’un monstre.

— Je ne crois pas aux démons, dis-je à Kiyomasa, et les seuls monstres sont les hommes qui vivent leur vie égoïstement et piétinent celle des autres. Mais je ramènerai Kairii. Ensuite… oui, il se peut que je parte.

Kiyomasa acquiesça d’un mouvement de tête.

— Va, Taito. Et ne reviens pas.

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