Taito : une tortue dans une grotte

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Kairii garda le silence pendant quatre jours, à la suite de cet incident. Nous étions en train de nous éloigner irrémédiablement, lui et moi. Je commençais à me dire que je ne pourrais jamais lui avouer mon amour, et même, à douter de ses sentiments envers moi. Néanmoins, nous vivions toujours sous le même toit avec son père, et même si la plupart du temps, Kairii me battait froid, je trouvais toujours son futon à côté du mien au moment du coucher. Cela, au moins, réchauffait mon cœur. Dormir avec lui et entendre sa respiration pendant la nuit étaient une habitude dont je ne pouvais pas me passer.

Je continuai néanmoins ma liaison avec Hanai Sozaburô. Cette histoire comblait mes besoins d'amour et d'affection, même si je ne rencontrais pas mon nenja souvent et que j'étais loin de trouver mon compte dans les relations sexuelles qu'il m'imposait. Cependant, nous échangions des lettres très régulièrement : j'en recevais et en envoyai toutes les semaines. À défaut de bonheur – mais cela existe-t-il en ce monde ? –, cette relation représentait pour moi une forme d’équilibre retrouvé. Malheureusement, rien n’est destiné à durer, et le chaos ne tarda pas à refaire son apparition.

*

J'étais seul sur la terrasse avec Kairii par un bel après-midi de juillet, en train de boire du thé de blé grillé sur la terrasse de la vieille cabane de sanctuaire que nous occupions avec Kiyomasa. Ce dernier était absent, encore pris par ces mystérieuses occupations. J'avais réussi à convaincre Kairii de se livrer à un jeu d'échange de poèmes avec moi, ce qu'il ne voulait pas au départ, prétextant que la poésie était un passe-temps de « fats ». C'est vrai qu'il n'était pas très doué. Kairii écrivait comme il parlait : de façon concise et directe, sans fioritures. Il y avait force et honnêteté dans son écriture, mais absolument aucune verve poétique.

— Ça ne va pas, Kairii, lui expliquai-je en commentant ce qu'il venait d'écrire. Essaie d'emprunter des tournures plus recherchées. Développe.

Grâce à l'influence de Sozaburô, j'étais devenu un expert en poésie.

Assis sur une bizarre peau de singe qu’il possédait depuis que je le connaissais – et que je haïssais sans savoir pourquoi - Kairii fit la moue. Il écouta un des miens, puis sortit un papier de sa manche.

— Très bien... Et ça, tu en dis quoi ?

Je pris le papier qu'il me tendait. Il avait été plié et replié, dans tous les sens.

« Nous passions toutes nos nuits dans le même lit.

Et maintenant, regardant la lune pâle de l'aube

Je ne peux pas croire que tu sois si loin de moi.

Parce que je ne peux jamais t'oublier, et que ton visage

Est toujours devant le mien. »

Ce poème me remua violemment. Je relevais les yeux sur Kairii, le regard peut-être un peu dur.

— Ce n'est pas de toi, ça, observai-je.

Kairii me regarda.

— T'en penses quoi ?

Je le trouvais très bon. Il m'avait provoqué une vive émotion, mais je ne savais si elle était motivée par ma jalousie de l'admirateur qui avait envoyé ça à mon compagnon – sûrement cet Haruhiko, cet acteur de kagura beau gosse qu’il fréquentait deux ans auparavant – ou par les vers eux-mêmes.

— C'est mauvais, fis-je avec une honteuse mauvaise foi. Trop long, déjà. Ça m'a tout l'air d'une présomptueuse tentative pour imiter les poètes chinois... Ratée, évidemment.

Kairii me reprit le papier d'un geste brusque. Puis il le regarda, avant de le jeter dans le cendrier.

— Je t'avais dit que c'était nul, la poésie, lâcha-t-il en allumant sa pipe. Un passe-temps d'oisifs qui n'ont rien de mieux à faire que ''tremper leur manche de larmes'' ou soupirer après leurs amoureux perdus.

Je ne cherchais pas à argumenter avec lui. Pour une raison ou une autre, je l'avais vexé. Personne n'aime voir ses ex-conquêtes critiquées. Le silence tomba entre nous, lourd comme un ciel d’orage imminent.

Kairii trempa les lèvres dans sa tasse, buvant son thé à petites gorgées. Soudain, ses yeux affutés tombèrent sur mon sabre court.

— C'est quoi, ça ? demanda-t-il en s'en emparant.

— Ça ? C'est un wakizashi, Kai, lui répondis-je, quelque peu irrité.

Fronçant les sourcils, j'essayais de me concentrer sur mon nouveau poème. Celui-là, je comptais l'envoyer à Sozaburô. Ce n'était pas facile.

— Je le vois bien, répliqua-t-il. Ce que je veux savoir, c'est comment et où tu l'as eu.

Je relevai les yeux vers lui. Son regard froid était posé sur moi, et l'attitude suspicieuse qu'il avait m'énerva tout de suite.

— C'est un cadeau du seigneur Hanai Sozaburô, chef de la police d'Edo, assénai-je sans chercher à l’épargner.

Kairii se tourna vers moi, le regard coupant comme l'acier.

— Le seigneur Hanai Sozaburô, chef de la police d’Edo ? Et pourquoi est-ce que ce type là te ferait un tel cadeau ?

Je baissai les yeux sur mes doigts. Je ne savais pas comment le dire à Kairii. Il m'avait interdit de reparler de cet incident, et je voulais le laisser ignorant des extrémités jusqu'auxquelles j'étais allé pour le retrouver.

Je n'eus pas à réfléchir très longtemps. Kairii m'attrapa par le col et il me poussa contre le tatami, avant de glisser une main insidieuse dans mon kimono. Il en extirpa la dernière lettre de Hanai, qu’il réussit à déchiffrer avant que je la lui reprenne.

— Je vois, fit-il en me relâchant.

Je le regardais, les yeux vagues, tentant péniblement de reprendre mes esprits.

— Qu'est-ce que tu as vu ?

— J'ai vu ce que ce Hanai t'a fait à Edo, dit-il en se levant, les yeux baissés sur moi et une moue méprisante aux lèvres. Nul besoin d’être un expert en poésie chinoise pour comprendre ce qu’une tortue glissant sa tête dans la grotte désigne !

— C'est pour ça que je te disais que ça ne changeait rien entre nous, Kairii, lui murmurai-je.

J’étais trop agacé pour avoir honte. Kairii n’ignorait rien de mes sentiments pour lui. Pourtant, cela faisait des mois qu’il me rejetait. Je savais qu’il fréquentait des filles de bains, et même de jeunes garçons qui faisaient office de frotteurs de dos dans ces mêmes établissements. Je fermais les yeux depuis des mois, prenant ces escapades pour des dérivatifs à sa colère et, peut-être, une façon pour lui de guérir. Mais comment pouvait-il me reprocher d’avoir des relations avec d’autres hommes, à moi aussi ?

Je le vis attraper ses deux sabres et les glisser dans sa ceinture. Il se releva et me regarda d’en haut, le regard clair et méprisant.

— Si j’étais toi, j’écrirais une lettre d’adieu à ce Hanai. J’ai comme l’impression qu’il ne va pas faire long feu…

Je soutins son regard. Kairii lâcha un petit rire bref, puis il tourna les talons, me laissant là, tout seul.

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