Taito : le revenant

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Nous avions caché les têtes coupées dans des paniers achetés à l'aubergiste, que nous gardions dans notre chambre. Le lendemain, nous reprîmes la route. Le soleil brûlant de mai tapait sur nos têtes et accélérait la décomposition de notre sinistre butin ; aussi nous décidâmes de nous arrêter dès le prochain relais pour acheter du sel et des chapeaux de paille. Ces derniers dissimulaient notre visage, ne laissant voir que le menton, en outre mal rasé : avec ces paniers, nous avions l'air de tueurs de grand chemin. La chaleur m'avait fait remonter mes manches jusqu'à l'épaule, et les tatouages, visibles, ne faisaient qu'ajouter à la panoplie.

Cela ne coupa pas : à la barrière, on nous arrêta.

— Qu'est-ce que vous transportez dans ces paniers ? nous demanda le samurai de faction. D'où venez-vous, où allez-vous, et qui êtes-vous ?

C'était moi qui étais en train de discuter avec lui. Nous n’avions aucun papier officiel, et en cas de problème, le shogounat nierait toute implication avec nous : il fallait donc sans cesse trouver des moyens de passer les contrôles, d’échapper aux fouilles. Depuis ma quête pour retrouver Kairii, j'étais devenu assez fort à ça. Mais derrière moi, Kairii avait déjà posé la main sur son sabre. Il avait pour sa part acquis, plus que jamais, une façon brutale et expéditive, d’arranger les problèmes.

J'étais en train d'essayer de faire croire au préposé que c'était du poisson en salaison sous scellés que nous transportions, lorsqu'un samurai arriva à son tour pour passer la barrière. Il me reconnut immédiatement, et se tourna vers moi, les sourcils froncés, pour me regarder.

C'était Sakabe Hideki.

Je jetai un œil rapide à Kairii. Toute l'attention de ce dernier était focalisée sur les gardes et la façon la plus rapide de les tuer pour passer la barrière : à cause de cela, il n'avait pas remarqué l'arrivée de son ancien tortionnaire.

— Allez, montrez-moi le contenu de ces paniers sans faire d'histoires, ordonna alors le garde.

— Je préfèrerais ne pas en arriver là, murmurai-je autant à l'attention du garde qu'à celle de mon ami.

Mais ce dernier avait dégainé : ce geste annonçait le début des hostilités. Kairii m'attrapa par l'épaule pour me pousser, et dans la même impulsion il décolla la tête du malheureux fonctionnaire d'une coupe bien nette.

L'autre accourut. Kairii marcha vers lui, mais je le dépassais.

— Tu n'es pas obligé de le tuer.

— Si, me répondit-il.

Il leva son sabre pour parer le premier coup du garde et lui asséner une botte à revers, mais je le bloquai avec le mien. Kairii me regarda, les sourcils froncés.

— Tu fais quoi, au juste ? Tu veux finir sur un poteau d'exécution ?

— Cet homme n'est pas une menace, Kai.

— Toute personne qui se dresse en travers de notre chemin en est une, répliqua Kairii. Maintenant, pousse-toi et laisse-moi finir le boulot.

— Non.

C’était la première fois que j’osais m’opposer à lui frontalement. Il n’y était pas habitué, et me résistait. Un bref cri nous fit nous retourner tous les deux : contre toute attente, Sakabe avec tué le deuxième homme.

— Ton compagnon a raison, dit-il en essuyant sa lame. Si vous ne l'aviez pas tué, il aurait donné votre signalement aux autorités, et votre portrait à tous les deux aurait été placardé tout le long de la Nakasendô. Joli coup de sabre, par ailleurs. Est-ce que c'est la fameuse passe dite « des hirondelles » du style Yagyû ?

Je lui jetai un regard prudent. Pour l'instant, à cause de sa barbe et de sa perte de poids, ainsi que son chapeau peut-être, Kairii ne l'avait pas reconnu. Cela faisait bien six mois depuis qu'il l'avait vu pour la dernière fois, et c'était, physiquement du moins, un homme tout différent alors.

— Non, répondit Kairii d'une voix sombre. C'est la passe n'importe quoi du style moi.

L'homme se mit à rire.

— J'ai été impoli. Et ce ''moi'' a-t-il un nom ? À qui ai-je l'honneur ?

— Nakuki Kairii, répondit ce dernier à mon grand étonnement.

— Kai-chan, lui murmurai-je en gardant un œil méfiant sur Sakabe. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de décliner nos identités à cet homme !

— Et pourquoi pas ? me répondit mon ami en rengainant. Après tout, il nous a aidés. S'il pose des problèmes... Il sera toujours temps de s'occuper de son cas plus tard.

Il n’y avait rien à faire pour empêcher la confrontation. Les choses étaient déjà en marche.

— Vous ne me demandez pas mon nom, Kairii-dono ? fit alors Sakabe.

Je lui jetai un regard insistant, pour lui intimer de se taire. Était-il fou ?

— Non, répliqua alors Kairii. Je m'en fiche, des noms. Ils ne donnent aucune indication réelle sur ce que les gens ont vraiment dans le cœur.

— Si je vous le dis, alors peut-être que vous pourrez lire le mien ? insista Sakabe.

— Kairii, murmurai-je, allons-nous-en.

Cependant, la curiosité de mon compagnon avait été piquée à vif. Tourné vers le nouveau venu, il le regarda avec plus d'attention.

— On s'est déjà rencontré ?

L'homme jeta son chapeau par terre, dévoilant son visage.

— Je m'appelle Sakabe Hideki, annonça-t-il alors aussi tranquillement qu'un homme résigné à mourir. Je vous ai cherché tout le long de la route de Tôkai et de Nakasen pendant ces six derniers mois, Kairii-dono.

Les yeux de ce dernier s'agrandirent. S'il avait encore eu assez de cheveux, j'étais certain qu'ils se seraient dressés sur sa tête. Il tira son sabre dans un sinistre sifflement de métal.

— Je suis résigné à mourir, fit Sakabe en tombant à genoux. Je sais que je ne pourrais jamais expier la faute que j'ai commise envers toi. Si tu estimes mon crime trop grave pour n’être jamais pardonné, prends ma tête ici même. J'ai à ton égard des sentiments sincères, et une mort administrée par ta main ne saurait être que douce.

Kairii leva son sabre. Son regard était meurtrier, ou plutôt, furibond. Cependant, quelque chose lui faisait encore hésiter à abattre sa lame.

— Défends-toi, siffla-t-il entre ses dents. Je ne compte pas te donner une mort douce : je veux t'ouvrir le ventre de la gorge jusqu'au nombril et voir tes boyaux se répandre sur le sol !

— Je peux m'ouvrir le ventre moi-même, si tu préfères, répondit Sakabe en relevant un regard déterminé vers lui, un demi-sourire sur les lèvres.

L'héroïsme, ou plutôt la dévotion dont faisait preuve Sakabe me touchait étrangement. Bien sûr, je lui en voulais pour ce qu'il avait fait à mon ami. Mais il avait, en quelque sorte, expié ses fautes. Je trouvais que sa situation ressemblait à cette légende que mon père me racontait lorsque j'étais enfant, à propos de cet aubergiste avare qui, un soir de tempête, avait refusé le gîte et le couvert à un moine errant mourant de froid et de faim, qui s'était avéré être le Grand Maître Kôbô déguisé. Recevant la mort de ses enfants comme punition, l'aubergiste était parti sur les routes de Shikoku pour expier ses fautes. Il expérimenta la faim, le froid et la misère, devant mendier pour survivre. Finalement, à bout de forces et au seuil de la mort, il croisa le Grand Maître Kôbô lui-même, en lequel il reconnut le moine mendiant auquel il avait un jour refusé le gîte et le couvert. Il mourut à ses pieds, et ce dernier l'autorisa à renaître en homme de bien, portant pour preuve de sa rédemption deux perles en forme de larmes dans son poing lorsqu'il naquit.

C'était la même chose pour Sakabe Hideki. Son repenti était sincère : je pouvais le voir, et surtout le sentir.

— Kairii, fis-je en me tournant vers mon ami. Épargne-le. Je t'en prie.

Le susnommé pouvait très mal le prendre. Cependant, j'étais sûr qu'il comprendrait.

Il posa en effet un regard stupéfait sur moi, mais plus surpris que choqué. Je mis ce temps à profit pour intervenir.

— Bien sûr, ses crimes sont ignobles. Je suis le premier à le reconnaître. Je lui en veux aussi personnellement... Mais son repentir est sincère. Tu dois lui pardonner, Kairii. C'est important pour toi aussi... Et lui, il doit apprendre à vivre avec ses péchés, et méditer sur ce qu'il a fait et la façon dont il peut le défaire.

— Qu'est-ce qu'il fera pour le défaire ? grogna Kairii d'une voix froide. Rien. Il ira assouvir ses envies perverses sur d'autres. Il s'en est vanté devant moi. Il me racontait fièrement combien de gamins il avait violés... Moi, je peux pardonner. Mais les autres ? Qu'est-ce qu'il compte faire pour eux ? Est-ce qu'il ira les voir un à un comme il l'a fait avec moi, en leur proposant de prendre sa tête ?

— Je le ferais, si telle est ta volonté, Kairii-dono, fit soudain Sakabe. Quant à poser la main sur un garçon... Je ne le peux plus, depuis que je t'ai connu, toi.

— La ferme ! hurla Kairii. Déjà, arrête de me donner tous ces titres honorifiques. Au Kikuya, tu me parlais comme au pire des chiens. Ce n’est pas parce que je porte un sabre que je ne suis plus le même, alors parle-moi comme tu le faisais autrefois !

Sur ce, il rengaina son sabre et s'éloigna. Je me tournai alors vers Sakabe, toujours à genoux par terre.

— Vous feriez mieux de partir, lui dis-je d’une voix ferme. Il ne vous a pas tué, mais il est très en colère. Il est capable de changer d'avis et de revenir.

Je savais Kairii capable de cela. Je l'avais vu faire une fois : après avoir épargné un homme, il avait disparu, avant de revenir en courant, sabre au clair, pour le décapiter. Le type n'avait rien vu venir, et moi non plus. En réalité, comme il me l'apprit plus tard, il s'était juste éloigné pour réfléchir. Étant finalement parvenu à la conclusion qu'il devait tuer l'homme, il était revenu pour le finir, et avait fait les choses vite par « compassion ».

— Juste une chose, me demanda Sakabe en se relevant. Je voudrais que tu lui demandes si ce qu'il m'a dit le premier soir était vrai.

Je poussai un soupir agacé.

— Je n'ai pas intercédé en votre faveur pour jouer les courriers du cœur entre vous et lui, Sakabe, le prévins-je.

En fait, je sentais la colère me gagner petit à petit. Le « premier soir » ... L’évocation des nuits que ce Sakabe avait passées avec Kairii était bien la dernière chose que j'avais envie d'entendre !

— Cela ne concerne pas mes sentiments... C'est à propos de lui. De la mission qu’il pense avoir dans cette vie.

Je levais un sourcil, soudain intéressé.

— Que vous a-t-il raconté ?

— Il m'a dit qu'il était un mort en sursis... Qu'il venait d'un autre monde, qu’il était revenu à la vie grâce à la magie taoïste et qu’il n’était là que pour venger son clan. C'est vrai que dès le début, je lui ai trouvé une beauté surnaturelle. Il a une peau tellement blanche... Et si froide... Il m'a dit ce soir-là que c'était un cadavre que j'étreignais.

Je frissonnai.

— Il a dû vous raconter ça pour vous dégoûter, lui répondis-je. Kairii est le fils de Kuki Kiyomasa, l'homme que vous avez rencontré la dernière fois. D'ailleurs, le père et le fils se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Vous avez dû le remarquer vous-même.

— Certes, murmura-t-il, et cela me rassura.

— Bon. Je vous laisse là... N'oubliez pas : les comptes ne sont pas encore réglés, entre vous et moi. On se verra au Nouvel An. D'ici là, tentez de réparer vos crimes. Et travaillez votre escrime... Parce que je ne vous ferai aucun cadeau.

— Je le ferais. À plus tard, Taito, me salua-t-il avec un signe de la main.

Je le regardai s'éloigner, à pied et tranquillement, dans la direction opposée. Puis je remontai sur mon cheval, rejoignant mon ami sur la route.

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