Kairii : le poids de la beauté

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Kairii avait réalisé le poids que pesait l’apparence dès l’adolescence, peu après sa cérémonie de passage à l’âge adulte, lorsque Kiyomasa l’avait forcé à faire sa sortie dans le monde. Cessant soudainement de l’entraîner au sabre, Kiyo lui avait ordonné d’apprendre à danser le kagura.

— Le kagura ? Mais pour quoi faire ? Je suis un guerrier. Je viens d’avoir treize ans : tu m’as toi-même remis mon sabre hier.

Pour toute réponse, Kiyo l’avait violemment giflé.

— Et moi qui t’entraîne tous les jours, qui suis-je alors ? Personne. Pourtant, j’ai été le dernier à naître au château de nos ancêtres. J’ai vu les bateaux noirs qui faisaient trembler Nobunaga lui-même dans la baie d’Ise, les bannières du clan claquant au vent… mais maintenant, je danse le kagura comme le dernier des parias. Et toi, fils de rien, tu serais trop noble pour ça ? Il est plus que temps que tu remplisses ta part. On a besoin d’argent !

Kairii obéit donc. Après des années à apprendre les arts de la guerre, son cerveau était discipliné et apte à recevoir les apprentissages, aussi la musique et la danse ne furent pas des tâches trop difficiles pour lui. Il apprit rapidement le répertoire de la troupe et fut à même de se produire très vite. Cependant, il n'était pas très populaire.

— C'est ce que vous appelez un chigo ? avait-il entendu crier un jour qu'il dansait. On dirait un jeune sanglier, avec son air buté et ses cheveux hirsutes !

— C'est un tomo-oni, celui-là ! Envoyez-nous des jolis garçons ! hurla un autre.

Cela avait donné lieu à un concours de récriminations :

— Quitte à avoir des démons, envoyez-nous le misaki !

— Oui ! Envoyez-nous Onimasa !

Onimasa. Kiyomasa avait gardé comme nom de scène le titre de guerre qu’il portait à l’époque. Même s’il n’était plus de première jeunesse, l’unique survivant du clan Kuki, considéré comme le plus bel homme du Kamigata avant sa déchéance, continuait à faire rêver dans les chaumières.

Furieux, Kairii avait lâché son bâton à grelots et sauté dans la foule des spectateurs pour molester le coupable de ce désordre. Ayant attrapé celui qui l'avait traité de « jeune sanglier », il lui avait mis une bonne raclée, et lorsqu'il était remonté sur scène, tout le monde se taisait.

Malgré tout, la remarque avait produit une forte impression sur lui. Jusque-là, Kairii ne s'était jamais interrogé sur son apparence. Du moment qu'il était apte à combattre, c'était tout ce qui lui importait.

Je dois être considéré comme particulièrement laid, même pour ces rustres, avait pensé Kairii en s'observant dans un fragment de miroir. Comme tous les Kuki, le sang « de démon » qui coulait dans ses veines lui donnait un physique atypique. Kairii constatait que comparé aux autres gens, son visage était plus étroit, son nez plus long. Ses yeux n'étaient même pas noirs. Il reposa le miroir, décidant de faire comme Kiyomasa : laisser pousser ses cheveux pour cacher ses traits atypiques aux yeux indiscrets. Ensuite, il ne lui resterait plus qu'à montrer son visage sur le champ de bataille, ou lors de la possession pendant le yudate kagura... En ayant, bien sûr, un rôle d'oni. Si « Masa le démon » faisait un oni aussi populaire, c'était précisément à cause de son physique.

Au fil des mois, Kairii s’était faisait au métier d'acteur et de ritualiste ambulant, une couverture qu’il méprisait pourtant férocement. D’après Kiyomasa, c’était le seul moyen pour eux de pouvoir continuer à porter un sabre, et d’être à même, un jour, d’accomplir leur vengeance. Kiyo était obnubilé par cet objectif. Se venger des Otsuki… et surtout, de son ancien frère de sang, Hachiyômaro. Comme lui, Kairii pensait que rien ne comptait plus au monde. Se venger, et retrouver leur honneur perdu. Jamais il n’avait pensé à l’après : comme Kiyomasa, il vivait dans le passé.

Mais tout avait changé lors de la grande période des fêtes d'Ise. Comme chaque année, toutes les troupes de kagura de la région affluèrent dans les environs du sanctuaire, vendant à chaque village leurs services. La région fut vite envahie par les acteurs et musiciens qui se produisaient tous les jours. Kairii aimait cette ambiance colorée et particulière. Dès le premier jour, alors que Kiyo et les autres préparaient les danses, il était parti se promener pour regarder un peu à quel genre de festivités on pouvait s'attendre cette année. Pour lui, l'essentiel de l'amusement consistait à goûter à un maximum de nourritures nouvelles. Lorsqu'il n'avait plus eu d'argent, il s’était dirigé vers un stand de tir à l'arc, prétexte aux paris.

Un vieux rônin le tenait, portant haut un écriteau promettant gloire et argent à qui parviendrait à le battre au tir à l’arc. Son visage borgne, lui, attestait de sa participation aux dernières guerres, du siège d’Ôsaka à la révolte de Shimabara. Il avait toisé ce jeune armé d’un sabre avec un air goguenard.

— Qu'est-ce que tu veux, kozô ? Tu sais tirer à l'arc ?

— Donne-moi le plus grand, lui avait répondu Kairii avec un geste de la main. Je parie cinq pièces que je mets la flèche dans le centre de la cible à tous les coups.

Son assurance avait attiré un petit cercle de badauds, qui vinrent eux aussi mettre des paris pour ou contre lui. Puis ils l’avaient regardé, bouche bée, mettre toutes les flèches droit dans la cible, aussi naturellement que le charpentier plante ses clous.

C'est ça que je devrais faire, en fait, avait pensé Kairii après avoir tiré la dernière. Plutôt que de gesticuler sur une aire de danse.

— Eh bien, avait lâché le vieux samurai, les bras ballants. On peut dire que tu es un archer né... À l'époque des provinces en guerre, les seigneurs se seraient disputés pour t'avoir ! Dommage que cette période soit révolue. Tiens, voilà tes cinq pièces.

— Un sanglier, ça va droit au but, avait murmuré Kairii en comptant les pièces.

Satisfait, il s'était éloigné vers les stands de nourriture. Il arpentait les allées, un taiyaki à la bouche, lorsqu'un petit attroupement avait attiré son attention.

— Regardez, c'est Haruhiko-sama... murmurait-on. Le jeune danseur de la capitale !

— Qu'il est beau ! s’était exclamée une jeune fille, aussitôt approuvée par toutes ses amies. On dirait Yoshitsune.

— On dit aussi que c'est un escrimeur de premier ordre, vanté par les Yagyû eux-mêmes, renchérit quelqu'un.

Cette dernière remarque avait poussé Kairii à aller voir. Il avait fendu la foule, heureux que sa grande taille lui serve à être aux premières loges.

L'attroupement s'était formé devant une baraque de thé. À l'intérieur, visible depuis la terrasse du premier étage, se trouvait un groupe de jeunes gens qui devisaient en jetant de temps en temps de petits regards indifférents ou concernés à la foule en dessous d'eux. Ils venaient apparemment de s'installer, mais cherchaient déjà un moyen d'échapper à leurs admirateurs.

Ces jeunes hommes, pourtant du même âge que lui, étaient bien différents de Kairii. Leurs kimonos étaient faits de soie, à longues manches, luxueux et colorés. Leurs cheveux, lissés à l'huile de camélia et cirés, étaient coiffés en un chignon aussi élégant qu'élaboré, le wakashû-shimada, et ceints d'un ruban écarlate. Deux jolies mèches noires encadraient leurs visages blancs. Ils étaient légèrement maquillés, le coin de leurs yeux et leurs petites bouches rehaussées de rouge.

Les sourcils froncés, Kairii avait cherché des yeux le fameux escrimeur. Mais pas un n'avait l'air d'être un guerrier... L'un des garçons avait, peut-être, un regard un légèrement plus volontaire que les autres. Il avait posé ses grands yeux noisette, dans lesquels se reflétait la lumière de fin d'après-midi, sur Kairii, qui en retour planta dans le sien son regard déterminé. C'était donc ça, un duelliste de l'ancienne capitale ? Il était vêtu comme une fille !

Kairii s’était tourné sans vergogne vers son voisin, qui contemplait les jeunes papillons avec une étrange lueur dans le regard.

— C'est lui, le fameux escrimeur ?

On lui avait répondu comme s'il était le dernier des idiots.

— C'est un acteur. Un onnagata, mais il joue aussi des rôles de yarô à l'occasion. Pour parfaire son art, il fréquente une école d'escrime réputée à l’ancienne capitale.

Kairii l'avait observé en croisant les bras. Un acteur de rôles féminins. C'était donc ça... Jamais un guerrier en apprentissage, un shugyôsha digne de ce nom, n'aurait porté de tels vêtements. Les jeunes étudiants en art de la guerre, comme lui, ne se pavanaient pas en kimono à longues manches, qu'ils aient quinze ans ou non. Ils ne cherchaient pas à faire les coquets. Ils dormaient souvent dehors, portaient un kimono en toile épaisse et rugueuse, de couleur sobre et sans motif. Leurs cheveux étaient taillés à la serpe, et ils étaient couverts de coupures et de cicatrices, récoltées lors des rixes entre étudiants des diverses écoles martiales.

Que penser de ceux-là ? Ils n'avaient pas l'air véritablement dangereux... Même si la vue de leurs visages peints et énigmatiques, exprimant une fausse douceur, le mettait particulièrement mal à l’aise, ces mignons-là ne semblaient pas être une réelle menace. Kairii n'en avait pas moins continué à les fixer, la main sur la poignée de son sabre, hésitant encore à se ruer à l'intérieur pour leur décoller la tête. Le dénommé Haruhiko lui avait jeté un dernier regard, et une main blanche avait surgi pour fermer les persiennes, dérobant la vue à la foule déçue.

Le spectacle était terminé.

— Haruhiko-sama a vraiment fleuri pour devenir un jeune homme d'une beauté renversante ! s'était exclamé quelqu'un, tirant le sombre adolescent de sa méditation morose.

— Il a toujours été beau, avait remarqué un autre. Déjà, tout jeune, il était si joli ! On a tout de suite su qu'il était destiné à devenir un grand et bel acteur.

— Ah ça, on ne peut pas prévoir, avait alors objecté un homme aux yeux de renard. Les garçons exceptionnellement beaux, c'est comme les papillons : ils le deviennent tout d'un coup, à la puberté. On n’a pas le temps de s'en apercevoir, qu'un jour le fils du voisin se met à attirer tous les amateurs de garçons des environs. Il faut vraiment avoir l'œil pour trouver ce genre de perle avant la transformation.

— C'est comme les filles.

— Rien à voir. Un beau garçon, c’est incomparable. Bien supérieur à n’importe quelle beauté féminine !

— Mais la plupart restent vilains toute leur vie, avait renchéri quelqu'un. D’ailleurs, j'ai vu un chigo au visage vraiment bizarre aujourd'hui ! Il avait les yeux d’un vilain gris, comme de l’eau sale. A-t-on idée de laisser un môme aussi laid se produire sur scène ? Ça m'a fait une drôle d'impression. Je n'arrête pas d'y penser !

Kairii avait froncé les sourcils. Poussant les gens qui le gênaient, il était venu se planter devant le coupable, la main sur la poignée de son sabre :

— C'est de moi que tu parles ?

Des rires avaient éclaté de ci et là, alors que l'homme en question fixait Kairii en silence, catastrophé.

— C'est le chigo bizarre ?

Kairii ne s’était jamais senti aussi humilié.

— La ferme, bande d'idiots ! Au kagura, on porte des masques. Qu'est-ce que ça peut vous faire que les danseurs soient laids, du moment qu'ils dansent convenablement et savent incarner les kami ?

— Masque ou pas, un chigo est censé être beau !

— Au moins, tu pourrais porter du maquillage ou te coiffer comme il faut !

— Quel gâchis ! Alors qu'il n'y a rien de plus troublant qu'un danseur dont on aperçoit, lorsqu'il retire son masque, la peau blanche et les lèvres rouges !

Des rires gras et approbateurs avaient accompagné cette dernière remarque.

Kairii avait battu en retraite.

— Bande d'idiots, avait-il sifflé entre ses dents.

En s’éloignant, il avait surpris le regard noisette du jeune acteur, qui avait entrouvert les persiennes et le regardait.

Ce fut sa première rencontre avec l’idée de beauté. La véritable beauté, il ne la rencontra que bien après.

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