L'accord

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Kairii refusa de travailler les nuits suivantes. Retranché dans ses appartements, il annula tous ses engagements. Il renvoya l'habilleur qui venait, inlassablement, chaque soir pour le préparer. Un commis lui montait ses repas. Le troisième jour, le patron décida de réagir.

— Es-tu malade ? demanda-t-il en entrouvrant les cloisons.

Kairii ne lui répondit pas. Allongé sur son futon, son chignon défait et la pipe calée entre ses longs doigts, il lisait un livre, piochant silencieusement dans une assiette de gâteaux portugais de temps à autre.

— Tu ne comptes pas t'habiller et recevoir les clients aujourd'hui ? insista le patron, qui sentait la moutarde lui monter au nez.

Le tayû bâilla. Il fourra un nouveau gâteau dans sa bouche, le mâcha et le fit passer avec une gorgée de café.

— Tu n'auras plus à manger tant que tu ne descendras pas travailler ! explosa alors l'homme. Fini, le café, la viande, le tabac, les gâteaux étrangers et les traitements de faveur !

Kairii n'y prêta pas attention. Il avait tenu tête à plus déterminé, résisté à pire.

Le cinquième jour, c'est la patronne qui vint frapper à sa porte. Elle trouva son protégé amaigri, mais en bonne forme.

— Je t'en prie, Yuki, supplia-t-elle. Montre-toi raisonnable. Tes admirateurs te demandent !

Tourné vers la fenêtre, le visage inexpressif, le tayû l'ignora. Ostensiblement, Il agissait comme si elle n'était pas là.

— Tiens, je t'ai apporté du café chaud et des gâteaux, tout droit acheminés de la concession portugaise. Je te les donne si tu me promets de retourner travailler ce soir.

Elle s'approcha, posa le plateau par terre et prit la théière pour le servir.

— Tu me manques à moi aussi, Yuki, ajouta-t-elle dans un murmure plaintif, tendant la main pour le toucher. Sans toi pour réchauffer mon futon, mes nuits sont bien malheureuses !

Kairii tourna alors un regard plus coupant qu'une lame chauffée à blanc sur l'intruse. D'une seule détente, il se leva, pour venir se planter devant la femme qui avait reculé, apeurée. Les gestes vif-argent du jeune homme s'étaient montrés particulièrement menaçants, mais contrairement à ce que l'ancienne geisha attendait, il ne la frappa pas. Kairii se contenta de lui prendre la théière remplie de café des mains pour en verser le contenu brûlant sur le tatami, ses yeux irradiants de rage contenue plantés dans les siens.

La patronne dut battre en retraite.

La situation connut sa résolution au bout d'une semaine. Le seigneur ***, de Kawagoe, se rendit à Edo pour rencontrer le shogun. Il s'arrêta en chemin pour voir son jeune amant.

— Yukigiku est souffrant, lui fut-il répondu. Il ne peut malheureusement pas vous recevoir, messire !

— Souffrant ? Raison de plus pour le voir, insista le seigneur. Je dois m'assurer qu'il va bien et ne manque de rien.

On le fit entrer et servir par les autres kagema, en espérant que le tayû finirait par sortir de son mutisme dans cet intervalle. Là, le seigneur apprit qu'on avait jeté son favori en pâture à un barbare d'étranger, qui l'avait pris comme un chien sur les tatami.

Entièrement nu, chuchota un jeune commis à l'oreille du serviteur du seigneur. Et bâillonné, avec une vulgaire ceinture de cuir sale. Je le tiens du portier, qui l'a entendu dire de la patronne alors qu'elle s'adressait à une amie en visite...

Révolté, le seigneur demanda immédiatement à racheter le jeune homme. Il était prêt à mettre n'importe quel prix. On lui répondit, à grand regret, que c'était impossible.

— Il appartient déjà à un danna, qui nous le laisse en gage ici. Nous pouvons le mettre sur le marché, mais nous n'avons pas le droit de le vendre. Il ne nous appartient pas.

Le seigneur chercha à connaître le nom du danna en question. On ne put lui répondre. Il repartit donc, sans avoir pu voir l'objet de ses attentes. Il fit envoyer un message peu après, dans lequel il déclarait rompre son patronage avec le tayû du Yukigiku. « Je ne peux avoir de relation sincère avec un garçon qui est déjà engagé, écrivait-il. C'est contraire aux principes du nanshoku ».

Yukigiku était en train de perdre tous ses clients. Finalement, le patron finit par céder aux exhortations de sa femme, et rendit la gestion du tayû à cette dernière.

L'ancienne geisha monta voir Kairii au petit matin, profitant de ce qu'il dormait. Le tayû ne se levait jamais avant onze heures. Elle lui monta elle-même son petit déjeuner, et posa le plateau près de son lit.

— Yuki-chan, glapit-elle en venant caresser la joue blanche du garçon. Yuki-chan...

Ce dernier ouvrit les yeux. Il se redressa en voyant la patronne, très contrarié.

— Qu'est-ce que vous faites là, au juste ?

L'ancienne geisha garda les yeux posés sur le minuscule téton qui pointait à travers le kimono ouvert du garçon. D'un rose tendre, on aurait dit un pétale de cerisier sur la neige.

Si seulement je pouvais le toucher, pensa-t-elle.

Kairii aperçut le regard concupiscent de la femme sur son torse. Furieux, il ferma rapidement son kimono.

— Je t'ai apporté ton petit déjeuner, mon Yuki, minauda la femme.

Elle avait hâte de revenir dans les bonnes grâces de ce dernier. Ah, comme sa présence la nuit lui manquait ! Et son gros « pilon », pour reprendre les mots du patron du Momotei... Oui, elle avait hâte le sentir à nouveau entre ses cuisses, lui travailler le fond du ventre.

— Je n'ai pas faim, mentit Kairii. Maintenant, laissez-moi tranquille.

Qu'au moins il puisse passer quelques heures tranquille avant l'arrivée des clients. Maintenant qu'on le forçait à accepter la plupart des requêtes, il n'avait plus une minute à lui.

— Yuki-chan, continua la geisha, j'ai une bonne nouvelle pour toi... Le patron m'a redonné ta gestion. Je regrette tellement que tu aies été si ignominieusement traité ! Mais c'est fini, maintenant. Je ne veux pas te partager avec toutes ces vilaines gens qui te manquent de respect et sont incapables de t'apprécier à ta juste valeur. Pas toi, mon Yuki !

Kairii lui jeta un regard dur.

— Et pourtant, ça ne vous a pas empêché de vous rincer l'oeil lorsque ce diplomate est venu... Je vous ai vu. Ça vous excite de voir les gens qui travaillent pour vous se faire maltraiter ?

La femme baissa les yeux d'un air coupable. Oui, voir l'objet de son désir à quatre pattes par terre, les dents serrées et bâillonné, se faire prendre par ce monstre au poil rouge l'avait terriblement troublé.

— Yuki... Je suis désolée. J'étais venue te voir, car j'étais inquiète pour toi... Et puis te voir nu... Je ne pouvais plus détacher mes yeux de ton corps si beau.

La geisha n'avait jamais vu le jeune homme entièrement nu avant cela. Les kagema ne se déshabillaient jamais tout à fait devant leurs clients... Sans la resplendissante parure du kimono, le corps d'un garçon ressemblait souvent à la structure maigre et informe qu'on mettait sous les marionnettes de théâtre. Une fois « déballés », les kagema perdaient en général tous leurs attraits.

Mais pas Yukigiku. Quel corps superbe il avait ! Une véritable statue de gardien de temple du maître Unkei. Et cette peau au fini mat et velouté, érotiquement parcourue d'estafilades aussi viriles que troublantes... La geisha rêvait de la caresser à nouveau.

— Yuki, continua-t-elle. Essaie de comprendre. Je n'avais pas le choix... Tu sais, ça me crève le cœur de te voir au lit avec d'autres partenaires que moi. J'aimerais tant que tu me sois entièrement dévoué. Tous les deux, nous pourrions gérer un commerce ensemble... Ce serait sans doute possible... Dans quelques années, et si le patron qui te maltraite tant venait à... disparaître... Bien sûr, je croise les doigts pour que ça n'arrive pas mais...

Kairii la regarda. C'était donc ça. La geisha voulait qu'il tue son époux.

— Je ne veux plus de clients comme celui de la dernière fois, statua Kairii en croisant les bras. Et je veux revenir à l'ancienne façon de faire. En prenant un ou plusieurs clients tous les jours, la qualité baisse.

Je vais finir par avoir l'anus complètement béant comme ces vieux acteurs qui se sont fait prendre toute leur vie, frissonna-t-il. Il en avait vu aux bains publics, la dernière fois. Des hommes d'une soixantaine d'années, qu'on disait beaux comme le jour dans leur prime jeunesse, réputés pour leurs manières raffinées et leur « chrysanthème » serré et parfumé. Tout ce qu'il restait de cet orifice tant vanté aujourd'hui, c'était un bout de boyau fripé qui leur sortait du fondement comme un vieux tuyau malodorant... Kairii les avait entendu se plaindre des douleurs que leur tuyauterie malmenée leur occasionnait, et des difficultés qu'ils avaient à aller à la selle.

— Je ne dormirais plus avec vous tant qu'on continuera à m'obliger à prendre tous ces clients, confirma Kairii à la patronne. Pas plus de trois par semaine... Et seulement mes habitués. Si les effectifs manquent, c'est moi qui choisirai les nouveaux.

— Tu as ma parole, Yuki, sourit la geisha en passant sa main sur sa joue pâle. Allez, dépêche-toi de manger. Ensuite, habille-toi : le coiffeur sera bientôt là.

Kairii attrapa ses baguettes avec une moue boudeuse. C'était reparti.

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