L'impermanence des choses

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À peine une heure plus tard, le coiffeur était dans sa chambre, les longues mèches bleutées de Kairii dans les mains.

— En wakashû Shimada, comme d'habitude ? demanda l'homme à la patronne assise non loin.

Cette dernière cacha son visage derrière son éventail.

— Cette fois, je voudrais quelque chose d'un peu différent... Enfin, c'est ce qu'un client a demandé pour ce soir. Laissez-lui les cheveux lâchés. Et attachez-en la moitié avec une queue haute, en gardant ses deux mèches devant. Vous reviendrez demain pour le Shimada.

Kairii jeta un coup d'œil à la femme dans le miroir. Encore le coiffeur demain... Alors qu'on pouvait expédier tous ces préparatifs fastidieux dès maintenant !

Mais il ne dit rien. La femme avait sûrement une idée derrière la tête. Il se laissa coiffer à la manière d'autrefois, regardant son visage reprendre l'aspect familier qu'il avait il y a à peine quelques mois. Une autre époque... Celle où il était libre.

Le coiffeur arrangea ses cheveux en y faisant un nœud élaboré. Hésitant, il fouilla dans sa boîte, en sortant une paire de petites clochettes argentées qu'il fixa dans le ruban de soie, ignorant la grimace catastrophée de Kairii.

— Oh oui, applaudit la geisha, c'est adorable !

Kairii baissa les yeux. Visiblement, les humiliations étaient loin d'être terminées.

— Et voilà, annonça le coiffeur en se frottant les mains. Quels cheveux superbes il a, votre kagema ! Une merveille ! Je peux vous dire que peu de oiran ont une chevelure comme la sienne. Une vraie poupée de Hakata.

— Oui, confirma la femme en venant prendre la longue queue noire entre ses mains comme si c'était celle d'un cheval. Kihei-san, l'ami de mon mari qui est revendeur de garçons, dit que les cheveux de notre Yuki lui confèrent la moitié de son prix... Je trouve que c'est un peu exagéré, mais c'est vrai qu'une grande part de son iroke tient dans sa chevelure !

Parfait, pensa Kairii qui décida que son premier acte en sortant du quartier réservé serait de se raser la tête comme un bonze.

La patronne descendit avec le coiffeur pour le raccompagner, puis elle sortit faire une course. Un commis vint dire à Kairii de se rendre à la maison de thé Fuji-ya à la tombée du jour, seul, sur ordre express de la patronne. Kairii comprit qu'elle comptait exercer ses prérogatives dès maintenant.

Elle était effectivement là à l'attendre, fardée, coiffée et apprêtée comme à la belle époque lorsque Kairii se rendit dans le pavillon de thé qu'elle avait réservé tout exprès dans une paillote de l'étang Shinobazu. La « course » qu'elle était allée faire, c'était en fait une visite planifiée chez le coiffeur, pour se montrer à son amant, bien apprétée. Une coquetterie qui, pour Kairii, était bien inutile.

La geisha ne perdit pas de temps en bavardages. Après avoir servi un peu de saké à Kairii – elle savait que l'alcool rendait le garçon plus aimable – elle vint s'allonger sur le grand futon, déplié bien au centre de la pièce.

— Allez viens mon joli, fit-elle en appelant Kairii comme elle le ferait pour un de ses chats. Viens t'occuper de ta maîtresse. Mon ventre m'a lancé toute la journée, tant j'étais impatiente de te sentir en moi !

Kairii vint la rejoindre sur le futon. Un peu énervé, il l'attrapa par ses petits pieds chaussés de tabi blanches, la tirant à lui d'un geste sec avant de lui remonter le kimono sur les hanches.

— Oui, souffla la femme. Prends-moi vite, Yuki !

Pressé d'en finir, il se dépêcha de faire ce qu'elle lui avait demandé. Il la pénétra brutalement, sachant que c'était plus ou moins ce que la femme voulait.

— J'ai prétexté une visite à ma sœur pour m'éclipser ce soir et t'avoir toute la nuit, haleta-t-elle en entourant étroitement son cou de ses bras. Quant à toi, le patron te croit de sortie avec un client... Il n'y a rien au monde qui compte plus que toi à mes yeux, Yuki ! Ton membre est plus épais et plus long que la statue de bouddha du temple d'à côté. Cela ne me fait que t'aimer mieux... Ah ! Plus fort, plus vite. N'hésite pas... Même si tu devais casser le parquet ! Ne crains pas qu'on nous entende : la patronne de cette maison de thé est dans la confidence, elle ne viendra pas nous déranger. Et autour de nous, c'est l'étang, peuplé de carpes muettes !

Les cris de la femme dérangeaient Kairii. Telle une pieuvre, elle le serrait de ses bras et jambes, sa bouche mouillée suçant la sienne. Il réussit à se dégager un moment pour lui répondre, et l'exhorter à se calmer un peu.

— Je vous suis reconnaissant, ma dame, lui dit-il en adoptant la voix charmeuse qu'il prenait toujours avec les clientes. Mais si vous ne vous calmez pas, c'est tout le quartier qui va vous entendre.

— Qu'ils nous entendent, râla la femme. Je m'en fiche !

La patronne avait réservé le pavillon pour toute la nuit. Kairii fut donc obligé de se plier à ses exigences plusieurs fois de suite : c'est épuisé qu'il reprit le chemin du Kikuya le lendemain matin. La femme avait fondu en larmes dès le premier chant du coq, désespérant de devoir se séparer de son amant.

— Je t'aime, Yuki, sanglota-t-elle en s'accrochant à sa manche. Mon amour pour toi augmente chaque jour... Te savoir à seulement quelques mètres de moi, tenant dans tes bras d'autres femmes, pour la plupart jeunes et belles, me brise le coeur ! Je voudrais pouvoir te serrer contre moi chaque nuit. Me séparer de toi est trop dur !

Kairii l'avait contemplé en silence, le visage fermé, pendant toute sa diatribe. La cuisante irritation qu'il ressentait devant ses pleurs se transforma en vague pitié. Cette femme l'avait sauvé d'un sort pire que celui qui était son lot aujourd'hui, et elle le chérissait... Comme lui, c'était une victime de ce monde d'illusion.

— Teru-chan, fit-il en s'accroupissant auprès d'elle. N'enviez pas ces clientes jeunes et belles. Elles deviendront bientôt vieilles et laides. C'est le lot de tout le monde... Lorsque je tiens une telle femme dans mes bras, je la vois telle qu'elle est réellement : un amas de chairs pourrissantes, bientôt flétries. Ne vous attachez pas au corps... Il ne reste pas.

La femme releva ses yeux humides et rougis vers lui. Bien entendu, elle était loin d'être belle.

— Mais toi Yuki... Tu resteras beau, n'est-ce pas ? Je le sais. Tu garderas la même apparence, toujours.

Kairii la regarda.

— Je suis peut-être beau et jeune, tel que vous me voyez... Mais à l'intérieur, ce n'est pas le cas. Si votre cœur est beau et plein de compassion, Toyoteru-sama, alors vous n'avez rien à craindre de la décrépitude physique.

— Tu parles comme un moine, Yuki, murmura-t-elle. Mais je t'en prie, continue à m'appeler Teru-chan.

Kairii la laissa se blottir contre lui pendant encore quelques minutes. Puis, une fois qu'elle eut séché ses larmes, il se releva.

— Je dois retourner travailler. Je vous verrais plus tard, fit-il dans un murmure, avant de disparaître.

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