Chapitre 1

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Lamont Pudd était assis sur la tribune présidentielle dressée sur Pennsylvania Avenue, devant la Maison-Blanche. Le quarante-cinquième président des États-Unis était venu assister aux commémorations de la Saint Justin, la Saint-Barthélemy médiatico-politico-judiciaire des États-Unis qui avait eu lieu six ans plus tôt.

C’était de leur faute aux juges, journalistes et politiciens s’il avait dû en arriver à de telles extrémités. D’abord, un juge fédéral avait abrogé son Muslim Ban[1] au motif qu’il était anticonstitutionnel. Puis, ç’avait été les expulsions des immigrés clandestins qui avaient été interdites.

Il n’avait trouvé qu’un seul moyen pour pouvoir appliquer le programme pour lequel les Américains l’avaient élu. Dans la nuit du trente-et-un mai au premier juin, les forces armées avaient embarqué tous les juges et les politiques, représentants, sénateurs, gouverneurs, maires opposés à lui. Il en avait profité pour ordonner la razzia des journalistes, tous plus corrompus les uns que les autres.

Au départ, il avait envisagé de les flanquer en prison. Mais il avait besoin des places pour d’autres. Aussi, les avait-il faits exécuter sans l’ombre d’un procès. D’ailleurs, pour lui, la justice était contraire à la bonne marche du pays. C’était elle qui permettait à des délinquants, même multirécidivistes, de poursuivre leurs trafics et autres délits en ne les mettant pas derrière les barreaux dès la première « bêtise ».

Quelle fête ç’avait été ! Les Américains avaient adoré. Surtout quand il s’était agi d’éliminer cette vermine de journaleux qui avaient osé se moquer de lui.

Ils allaient encore adorer cette sixième célébration. Il leur avait prévu des réjouissances, certes moins abondantes que la première fois, mais qui allaient, il en était certain, ravir le cœur de chacun.

Pour l’heure, il se devait d’assister à la revue de ses forces. Ceux sans qui tout ce qu’il avait entrepris depuis sept ans allaient défiler, allaient le saluer, allaient le célébrer. Car, oui, il était adulé. Les Américains l’aimaient, le chérissaient pour ce qu’il avait accompli depuis qu’il avait pris le pouvoir. Il y avait encore beaucoup à entreprendre pour rendre sa grandeur passée à la nation. Il irait jusqu’au bout. Il n’était pas prêt à laisser le pouvoir à quelqu’un d’autre.

Certains, peu nombreux, s’étaient opposés à ce qu’il reste président. Déjà il y avait trois ans, lorsque sa première investiture aurait dû se terminer, leurs voix s’étaient levées quand il avait annoncé qu’il n’y aurait pas de nouvelles élections, qu’il resterait à la tête des États-Unis tant qu’il jugerait cela utile.

Ils avaient crié à la dictature. Il avait rétorqué qu’il était le plus grand président que l’Amérique avait connu, qu’il l’avait changée en profondeur, lui avait redonné ses lettres de noblesse. D’ailleurs, les sondages étaient parlants. Plus de quatre-vingt-dix pour cent d’opinions favorables.

Les Américains l’avaient élevé au rang de dieu. Il était même plus grand que Dieu. Il avait transformé les États-Unis, le monde même. Il avait engendré des changements au cœur du pays mais aussi en dehors. Il était vénéré par ses concitoyens, craint par le reste du monde.

Le défilé débuta enfin. Les premiers à le saluer étaient membres de la police gouvernementale. Il avait lui-même choisi leur tenue : veste à col mao bleu cobalt, ceinture en cuir dans les mêmes tons avec un liseré d’or, pantalon bouffant rouge avec une bande noire sur les côtés et bottes en cuir noir.

Suivit la police informatique. Leur uniforme n’en était pas vraiment un. C’était un simple costume sombre, agrémenté d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Seuls les officiers affichaient une cocarde qui révélaient leur grade.

L’armée fit son entrée. Les chars furent les premiers. Vinrent ensuite les jeeps chargées des plus hauts généraux. Puis les fantassins, marchant au pas, dans leur combinaison vert kaki, un Famas à la main.

Le déballage de ses forces vives continua pendant près d’une heure. Il se conclut par une démonstration aérienne : des A-10 Thunderbolt II crachèrent toute leur puissance ; les bombardiers Spirit se contentèrent de survoler l’avenue sans larguer aucune charge ; par contre, des Black Hawk expulsèrent cinquante parachutistes qui se posèrent en parfaite harmonie face à la tribune présidentielle.

Le spectacle ne dura pas suffisamment longtemps au goût de Lamont. D’autant plus qu’il n’était pas ravi de la prochaine étape de la journée : un long et interminable repas au Capitole avec les représentants et sénateurs encore en vie, ceux qui le soutenaient depuis le premier jour.

Le voyage jusqu’au bâtiment du Congrès fut trop court. Un quelconque subalterne ouvrit la porte de la limousine. Lamont afficha son plus beau sourire. Cela lui donna l’impression d’être une de ces perruches qui postulaient chaque année au poste suprême de miss America et qu’il avait longtemps produit, avant de devenir l’homme le plus important au monde.

Ken P. Micee, son vice-président et accessoirement président du Sénat, et Ray Plaun, le président de la Chambre des Représentants l’attendaient en haut des marches. Ken était blanc de peau et de cheveux. Il souriait très peu et, quand d’aventure cela arrivait, son sourire n’avait rien d’avenant ni de chaleureux. Il avait des yeux bleus protubérants et largement cernés, surlignés par des sourcils épais gris-blanc. Sa tête maladive tranchait avec ses vêtements sombres : costume noir et chemise gris anthracite ; seule sa cravate rappelait son teint blanchâtre.

Ray était plus original. Déjà, il ne fuyait pas les salons de bronzage. Il arborait constamment un teint halé qui était renforcé par ses yeux noisette, ses cheveux noirs et une fine moustache à la Clark Gable. Mais c’était vestimentairement qu’il était le plus étrange : il détestait être habillé sobrement. D’ailleurs, pour ces commémorations, il affichait un costume bleu électrique, une chemise rose parsemée de points rouges et des chaussures de ville à paillettes argentées.

Lamont monta péniblement les marches du Capitole. Le soleil de juin frappait fort, obligeant le président à plisser les yeux, lui donnant l’air d’un asiatique constipé. Ce sentiment était renforcé par sa dernière injection d’acide hyaluronique dans les lèvres qui leur donnait une allure de cul-de-poule !

Il serra la main des deux politiques, tentant de sourire. Par chance, il n’y avait plus cette basse-cour de journalistes comme la première année de son mandat. En les exterminant tous, il s’était soustrait au mitraillage des flashs qui durait une éternité et qui le rendait plus moche qu’il ne l’était. Dorénavant, il n’y avait plus que trois chaînes et tout autant de journalistes. Cinq secondes avec la main de Ken dans la sienne, cinq de plus avec celle de Ray et le tour était joué.

Le repas se tenait dans la plus grande salle. Lamont se planta à l’entrée, Ken et Ray à sa droite. Le long balai des sénateurs et des représentants débuta. Par chance, après la razzia des opposants politiques, leur nombre avait drastiquement fondu, passant de quatre cent trente-cinq à cent tout rond, autant que le nombre de sénateurs. Cependant, cela représentait quand même deux cents personnes à qui serrer la paluche et à qui il fallait faire semblant d’être content de les voir. Une bonne demi-heure de calvaire !

Lamont put enfin gagner la table d’honneur. Un serveur lui proposa une coupe de champagne. Il l’engloutit d’une traite. Puis, les discours s’enchaînèrent. D’abord Ken. Ray ensuite. Rohan Trich, le président pro tempore[2] du Sénat suivit. Et le ballet continua avec d’autres politiciens qu’il ne connaissait pas pour la plupart.

De toute façon, il ne les écouta que d’une oreille, préférant s’empiffrer des plats qu’on lui présentait. Il savait de quoi tous allaient discourir. Ils le remerciaient pour la qualité de sa politique, de son implication quotidienne dans les affaires du pays, de sa remarquable présence sur la scène nationale et internationale, j’en passe et des meilleures. Tous le brossaient dans le sens du poil. Ils avaient tout intérêt. Sans quoi…

Deux heures sonnèrent. L’instant qu’il attendait, tout comme des millions d’Américains, arriva enfin. Il quitta le Capitole et gagna le FedEx Field. Une foule de quatre-vingt-deux mille âmes y était rassemblée. Elle l’ovationna quand il fit son entrée à la tribune présidentielle.

Il allait leur offrir un spectacle mémorable. Il en avait eu l’idée en regardant un film de gladiateurs. Il avait vu la fougue des Romains chaque fois qu’un combattant faisait couler le sang, chaque fois qu’un homme perdait un bras, une jambe ou la vie. Ça l’avait lui aussi galvanisé. Il avait alors su quoi proposer aux Américains.

Les premiers jeux avaient été une formidable réussite. Plus de deux cents juges, trois cent cinquante politiques et près de six cents journaleux. Pas un centimètre carré du terrain n’avait échappé à l’écarlate. Lamont avait pu lire sur le visage de chaque spectateur à la fois l’horreur que leur inspirait le spectacle mais aussi la cruauté, l’appétit du sang et l’envie insatiable de morts.

Il patienta de longues minutes que le silence retombe. Puis il saisit le micro qu’on lui tendit.

― Chers concitoyens, chères concitoyennes, aujourd’hui, nous célébrons la sixième Saint Justin. Comme vous le savez, c’est l’occasion de remercier nos forces militaires et policières pour le formidable travail qu’elles accomplissent chaque jour pour rendre sa prestance à notre nation adorée, pour que l’Amérique soit portée par les Américains, pour les Américains.

Les applaudissements retentirent dans toute l’enceinte du stade ainsi qu’à l’extérieur où l’événement était retransmis sur des écrans géants. Lamont se laissa porter par cet engouement. Qu’il était bon de se sentir aimé ! Mais il le méritait. Il était l’homme qui avait sauvé les États-Unis de leur ruine, qui leur avait redonné leurs lettres de noblesse.

― Cependant, tous les Américains ne pensent pas comme vous et moi, reprit-il, déclenchant une vague de sifflements et de « Ouh » énergiques contre les opposants. Aujourd’hui, ces hommes et ces femmes vont devoir répondre de leurs actes. Certains étaient juges, d’autres politiciens, d’autres journalistes. Tous ont voulu me défier, vous défier, aller à l’encontre de ce qu’il y avait de meilleur chez nous. Je déclare officiellement les sixièmes jeux de la Saint Justin ouverts !

[1] Décret présidentiel signé le lendemain de son investiture par le président américain et interdisant l’entrée aux États-Unis des musulmans, quel que soit leur pays d’origine.

[2] Généralement, il s’agit du sénateur le plus âgé du parti majoritaire.

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