Chapitre 2

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Les Bishop étaient tous installés autour de la table familiale. La Saint Justin était une des quelques occasions annuelles pour qu’ils se retrouvent à Hot Springs, Arkansas. Lisa était en première année de médecine à l’université Johns-Hopkins[1], Brian au MIT[2]. Ils étaient arrivés la veille et repartiraient le lendemain matin, de bonne heure. Pour l’instant, ils déjeunaient avec leurs parents, la télévision en sourdine, attendant les jeux de ces sixièmes commémorations.

Hot Springs était bizarrement constituée puisqu’une partie était implantée en plein milieu du Hot Springs National Park, telle une île au milieu d’une mer de verdure. C’est là que l’arrière-arrière-grand-père Bishop avait fait construire la maison aux belles briques ocre. Depuis, chaque génération avait ajouté sa patte, ajoutant une extension par-ci, une autre par-là, donnant une allure alambiquée à la villa.

Earl attrapa la carafe de vin et servit sa femme et ses enfants. Sa crinière brune encadrait un visage rondouillard, aux yeux marron cerclés de lunettes circulaires noires et blanches. D’un naturel affable, il était aimé de tous.

― Vous pensez que le spectacle sera plus intéressant que l’année dernière ? s’enquit Lisa.

― Ça fait plusieurs années qu’il n’est plus très varié, convint Brian.

Le frère et la sœur se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Grands, sveltes ― Brian était nageur, Lisa gymnaste ―, le teint hâlé, ils arboraient tous les deux de magnifiques cheveux bruns, un nez droit et le menton en galoche, héritage des Bishop de père à enfants.

― Moi je déteste ça, avoua Helena. Tout ce sang. C’est… abject.

À quarante-six ans, la mère de famille avait une peau à faire pâlir d’envie toutes les jeunettes qui se tartinaient le faciès de maquillage pour faire disparaître leurs imperfections. Elle avait transmis à sa progéniture ses yeux rieurs noisette. Earl, dentiste, gagnant suffisamment pour faire vivre les siens, Helena ne travaillait pas. Seulement, elle ne restait pas oisive pour autant : elle était présidente d’une association d’aide aux personnes en difficulté. Et autant dire qu’elle ne chômait pas. Si de moins en moins de personnes étaient sans travail, cela ne signifiait pas qu’elles avaient suffisamment pour vivre. Les petits jobs payés une misère étaient légion. Les Américains vivant sous le seuil de pauvreté aussi. Rien qu’à Hot Springs, quatre habitants sur dix avaient besoin de l’aide alimentaire qu’elle leur offrait.

― C’est ce qu’aiment les gens, argua Earl. La politique de Lamont les a bridés de tous les côtés. Le moindre écart de conduite et c’est direction la case prison. Les gens ont besoin d’un défouloir. Les jeux le leur offrent.

― Mais pourquoi faut-il que nous, nous regardions ? rétorqua son épouse.

― Car dans les prochains jours, tous mes patients m’en parleront. Si j’explique que je ne les ai pas vus, je risque une amende.

― Idem pour nous, renchérit Brian. Nous ne le faisons pas de gaité de cœur. Tu nous connais, tu nous as élevés. Tu sais que nous ne sommes pas comme ça. Mais la société, les lois drastiques de Pudd, tout ça, nous devons nous y soumettre.

― D’ailleurs, je crois que ça va commencer, annonça Lisa en désignant l’écran de télévision.

Lamont Pudd était debout, face à la foule, et fanfaronnait comme à son habitude. Earl augmenta le son.

― … journalistes. Tous ont voulu me défier, vous défier, aller à l’encontre de ce qu’il y a de meilleur chez nous, déclama Lamont. Je déclare officiellement les sixièmes jeux de la Saint Justin ouverts.

La foule rassemblée dans les gradins applaudit à tout rompre. Les caméras filmaient les visages radieux, les regards carnassiers à l’idée de voir des Américains se battre à mort. Cela s’amplifia quand des militaires firent pénétrer une vingtaine d’hommes en costume sale, dépenaillés, et visiblement apeurés.

― Chers juges, vous avez voulu réinstaurer les anciennes lois, celles qui ont mené les États-Unis au bord du chaos, leur parla Lamont. Vous avez souhaité revenir au laxisme qui empoisonnait nos vies. Vous vouliez que nous retournions à des valeurs qui n’ont plus court de nos jours.

Deux sergents apportèrent un coffre. Ils retournèrent le contenu devant les juges. De longues épées tranchantes tombèrent sur le sol.

― Aujourd’hui, justice va être rendue. Vous êtes tous coupables de haute trahison. Cependant, je suis quelqu’un de clément : l’un d’entre vous aura la vie sauve. Combattez jusqu’à la mort. Tuez vos comparses et tentez de rester en vie. Mais si vous refusez…

Lamont fit un mouvement de menton en direction d’un des soldats. Celui-ci brandit son Famas et explosa la tête d’un jeune juge d’à peine trente ans.

Helena écarquilla les yeux. Elle sentit son estomac se révulser. Pour ne rien arranger, la caméra zooma sur le visage de la victime, dévoilant l’horreur de sa mort. Un bandeau en bas de l’écran révéla son identité : Jeff Morris.

Les dix-neuf juges restants se regardèrent. Ils savaient ce qui les attendait : ils l’avaient vécu lors des précédentes commémorations. Mais c’était différent de regarder cela depuis les tribunes que d’être au centre de l’attention.

Marvin Pierce, un svelte quinquagénaire aux bouclettes brunes, se précipita vers le tas d’armes, donnant le signal du début des combats. Il attrapa une épée et se retourna. Un de ses comparses s’embrocha directement sur la lame. Il la dégagea et frappa un vieux juge à la traine, sectionnant nette la carotide. Norman Cook et Oliver Freeman venaient de rejoindre Le Seigneur.

Autour de Marvin, le sang coulait déjà à flot. Les coups pleuvaient, d’estoc et de taille, que chacun tentait de parer avec plus ou moins de succès. Certains récoltèrent de simples égratignures, d’autres des blessures mortelles. En peu de temps, ils ne furent plus qu’une petite moitié.

Les combats cessèrent. Les survivants se tenaient en joue, prêt à frapper le premier qui leur foncerait dessus. Ils formaient une vaste ronde et tournaient lentement, dansant une gavotte molle, assommante.

Au bout d’une minute sans mort, la foule se mit à siffler, protestant de l’inaction des suppliciés. Lamont se leva et reprit le micro.

― Vous êtes là pour combattre, pas pour vous admirer. Allez-y, sinon vous périrez tous.

Marvin fit un pas en avant. Cela suffit à faire repartir la bataille pour désigner l’unique vainqueur. Bientôt, trois autres corps maculèrent d’écarlate la sciure au sol.

Marvin fut touché au bras gauche. Une longue estafilade barrait son biceps. Mais il en fallait plus pour le vaincre. Il tourna sur lui-même, égorgeant son voisin le plus proche et sectionnant le bras d’un autre au niveau du coude. Ses cris retentirent mais furent vite avalés par la populace surexcitée.

Ils n’étaient plus que deux. Marvin faisait face à un quarantenaire chauve comme le cul d’un babouin, légèrement enrobé, aux bras zébrés de rouge là où suintait son sang. L’un et l’autre n’avaient qu’un seul objectif : survivre. Mais l’autre avait un avantage : il avait récupéré une seconde épée.

Marvin attaqua. L’autre croisa ses armes, contrecarrant la sienne. Marvin lui envoya son pied dans le ventre. L’autre manqua de chuter. Marvin ne lui laissa pas le temps de s’en remettre. Il se jeta sur lui, lame en avant. Elle pénétra les chairs profondément. L’autre en resta bouche bée. Il le scrutait de ses yeux marron. Marvin fit remonter l’arme afin de faire des dégâts irréversibles. Le sang chaud coulait sur ses mains. Les tripes de l’autre s’échappèrent de leur habitacle et chutèrent mollement sur le sol.

Marvin avait gagné. Il allait vivre. Il ne savait pas ce que lui réservait le président Pudd. Mais il avait réchappé à la mort. Du moins le crut-il un court instant. Car, dans un dernier geste désespéré, l’autre parvint à lever le bras et a enfoncé sa lame dans la gorge de Marvin.

Celui-ci se mit à gazouiller tel un oiseau content. Pourtant, il ne l’était pas. Les sixièmes commémorations de la Saint Justin n’auraient finalement pas de juges rescapés des jeux du cirque. Les deux hommes tombèrent à genoux. Ils se fixaient intensément. Le liquide vital de Marvin remonta dans sa bouche. Il s’en échappa, maculant son menton proéminent. L’autre afficha un sourire triste. Puis ils basculèrent en avant. La tête de Marvin se posa sur l’épaule de l’autre, et inversement. On aurait dit un couple d’amoureux dont la vie s’enfuyait petit à petit, pour le plus grand bonheur des spectateurs.

Des dizaines de soldats envahirent le terrain de stade et évacuèrent les cadavres. En quelques secondes, il ne resta plus que la sciure rougie.

― Quelle boucherie ! se lamenta Helena.

― Quel magnifique spectacle nous ont offert nos juges ! lui répondit Lamont par écran interposé. Mais ce n’est qu’un début.

― Encore ! Encore ! scandèrent les spectateurs.

― Ne vous inquiétez pas. Les jeux ne sont terminés, assura Lamont. D’autres opposants vont maintenant tenter de survivre : les hommes et femmes politiques. Ceux-ci ont conspiré contre moi afin que nous revenions à l’ancien fonctionnement de nos institutions qui nous ont amenés à la ruine.

« Alors, je leur propose d’affronter mon parcours du combattant. Ceux ou celles qui parviendront à le franchir auront la vie sauve. Les autres…

Pour ce deuxième jeu du cirque, Lamont s’était inspiré de Ninja Warrior[3]. Mais là où les candidats tombaient dans des piscines, le président avait imaginé d’autres réceptacles.

Un soldat accompagna le premier politicien, Derek Steele. Petit, trapu, il était aussi ridé qu’un bouledogue. Les Bishop doutèrent qu’il parvienne au bout du parcours.

Le premier obstacle consistait à marcher sur dix champignons peu stables. Par deux fois, Derek manqua perdre l’équilibre. Mais il réussit à atteindre la plateforme de la deuxième épreuve.

Là, il fallait traverser en agrippant des chaînes à la seule force des bras. Derek saisit la première. La seconde. La troisième était à portée de bras. Il la loupa une première fois. La deuxième tentative échoua aussi. Sa main glissa. Finalement, après un combat perdu d’avance, il tomba dans une fosse remplie de serpents. Cobras, vipères et mambas noirs se jetèrent sur lui. Il mourut quelques minutes plus tard.

Le candidat suivant était une candidate : Melanie Ford, une grosse bonne femme d’une soixantaine d’années. Le premier champignon eut raison d’elle. Elle atterrit dans une piscine où l’eau atteignait les quatre-vingt-cinq degrés. Sa peau rougit, se boursoufla. Elle hurla pendant un long moment avant de périr sous les applaudissements des spectateurs.

Les quatre suivants n’eurent pas beaucoup plus de chance. Trois moururent sur les champignons, le quatrième sur les chaînes.

Par contre, le septième politique, un colosse rappelant Arnold Schwarzenegger, les passa sans encombre. Même la troisième étape ― il s’agissait de se lancer horizontalement de plateforme en plateforme avec une barre métallique ― parut trop facile.

La dernière épreuve revenait à grimper une cheminée formée de deux murs en plexiglas à l’aide des bras et des pieds. Les dix premiers mètres semblèrent une simple promenade de santé. C’est alors qu’une de ses chaussures dérapa. La sanction fut immédiate. L’homme dégringola, se cogna aux parois avant de s’empaler sur des pieux en acier. Il mourut sur le coup.

Au final, sur les quinze participants, seul un vainquit le parcours. Comme il l’avait promis, Lamont lui laissa la vie sauve. Seulement, cela ne signifiait pas qu’il était libre : il allait passer les dix prochaines années de sa vie derrière les barreaux !

― Ah ! Qu’est-ce que j’aime cette journée ! s’enthousiasma Lamont à la fin de son Ninja Warrior. J’espère qu’il en est de même pour vous !

Les Bishop se préparèrent à affronter la dernière épreuve. C’était la plus barbare des trois. Elle était réservée aux meilleurs amis du président : les journalistes. Il les exécrait à un point que personne ne pouvait imaginer. Selon lui, ils n’étaient capables que de lancer des fake news[4] afin de le discréditer. Il le leur faisait payer à prix d’or : chaque année, il lâchait sur eux des animaux affamés qui s’en repaissaient avec délectation. Tigres, lions, guépards, ours, loups, chaque année son animal. Lequel avait été choisi pour cette sixième Saint Justin ?

Alors qu’ils s’apprêtaient de le découvrir, les Bishop furent interrompus par la sonnette de l’entrée. Helena, trop heureuse de s’éloigner de la télévision, alla ouvrir.

Deux policiers lui firent face. Le premier était grand ― plus de deux mètres ―, affichait une carrure de bodybuilder et un visage peu ragoûtant. Son collègue était plus petit mais tout aussi trapu.

― Madame Bishop, agents Matthews et Hanson de la police informatique, salua le premier. Votre fils Brian est-il là ?

― Oui, pourquoi ?

― Votre fils a enfreint la loi vingt-quatre tiret sept cent cinq.

Helena blêmit. Elle savait pertinemment à quoi correspondait cette loi. Seulement, elle ne pouvait imaginer que ce soit vrai.

― Vous devez faire une erreur, messieurs. Mon fils n’est pas gay.

― Il pourra s’en expliquer devant le juge. Nous ne faisons qu’exécuter un mandat d’arrêt.

― C’est la Saint Justin. C’est un jour férié.

― La justice ne chôme pas. Nous avons ordre d’emmener votre fils au tribunal de Little Rock.

― Ma chérie, qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Earl en entrant dans le hall d’entrée.

Les policiers écartèrent Helena et entrèrent dans la maison.

― Monsieur Bishop, où est votre fils ? quémanda Hanson.

― Je suis là, déclara l’intéressé en rejoignant ses parents.

― Monsieur Brian Bishop, vous êtes en état d’arrestation pour homosexualité.

― Mon garçon n’est pas gay, contra Earl. Dis-leur, Brian.

L’intéressé écarquilla les yeux. Comment avaient-ils su ? La loi était catégorique : l’homosexualité était interdite. Depuis l’arrivée de Lamont Pudd, les droits LGBT avaient fondu comme neige au soleil jusqu’à ce qu’ils disparaissent complètement. Aussi, Brian cachait-il son orientation sexuelle à tous, même à sa famille.

― Ne me dis pas que c’est vrai ! s’épouvanta Earl.

Brian fut frappé par le visage de son père. Il en fut même déçu. Brian n’avait jamais eu la sensation qu’Earl était homophone. Tous deux avaient connu l’époque où l’homosexualité n’était pas réprimée comme aujourd’hui, où elle était acceptée par bon nombre d’Américains. Jamais son paternel n’avait eu de mots contre elle. Puis Lamont était arrivé et tout avait basculé. L’opinion publique avait fait un virage à trois cent soixante degrés, la condamnant, engageant une guerre sans merci comme « les sales tafioles qui amenaient à la mort les États-Unis », dixit le président. Earl s’était-il lui aussi fait embrigader par cette haine contre les homos ?

― Je suis désolé, papa, murmura Brian.

Matthews avança vers lui. Malgré la violence de l’annonce de la sexualité de son fils, Earl n’hésita pas et s’interposa.

― Sauve-toi ! hurla-t-il.

Finalement, il ne fait pas partie de ces infâmes homophobes ! soupira Brian.

Il adressa un timide sourire à son père qui lui répondit de même.

― Va-t’en, suscita une nouvelle fois Earl.

Brian pivota et traversa la salle à manger. Matthews balança Earl sur le côté comme s’il s’était agi d’un simple fétu de paille. Il s’élança à la poursuite de l’étudiant en science, Hanson sur les talons. Ils traversèrent le jardin boisé, gagnèrent le parc national de Hot Springs. Brian serpenta entre les arbres, Matthews et Hanson à sa suite.

Brian était nageur. Pas d’endurance mais de vitesse. Son corps était préparé à subir des efforts intenses et brefs comme pour un cinquante ou un cent mètres, pas à tenir le coup sur une longue distance. Par contre, les agents étaient entraînés à poursuivre les contrevenants.

Brian se fatigua vite. Il respirait bruyamment, tentant d’ingurgiter le maximum d’oxygène pour permettre à ses muscles de tenir le coup. Matthews et Hanson, eux, donnaient l’impression de faire une simple balade au cœur de la verdure.

L’écart entre eux diminua rapidement. Bientôt, les agents ne furent plus qu’à un bras de Brian. Matthews tapa de la main dans son pied, le faisant durement chuter sur le sol. Il lui bondit dessus et l’empêcha de bouger. Il attrapa ses menottes et cercla les poignets de Brian.

Cinq minutes plus tard, celui-ci était assis à l’arrière de la voiture des policiers, direction le tribunal de Little Rock.

[1] Université située à Baltimore, Maryland.

[2] Massachusetts Institute of Technology (Institut de technologie du Massachusetts). Célèbre institut de recherche et université spécialisée dans les domaines de la science et de la technologie, implantée à Cambridge, Massachusetts.

[3] Jeu télévisé japonais dans lequel les participants doivent franchir quatre épreuves physiques où la difficulté s’accroît.

[4] Les fake news consistent à véhiculer de fausses informations via les médias traditionnels ou les médias sociaux avec l’intention d’induire en erreur afin d’en tirer un avantage financier ou politique.

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