47/52 - Sans-Coeur

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Ook tranche une nouvelle fois dans la peau de son bras. Il s'applique à rendre la blessure profonde, pour être certain de toucher une veine. Il observe l'épiderme s'ouvrir souplement ; le sang rouge qui s'étale à peine sur les bords de la plaie. Il entrouvre la bouche pour soupirer, comme un réflexe, avant de la refermer en levant les yeux au ciel.

Doucement, l'entaille à son bras se referme. En scrutant bien, il peut voir les tissus se reformer à mesure que les cellules se renouvellent. Le phénomène n'a rien de nouveau, mais l'absence de sang le rend visuellement très différent. Par expérience, Ook sait qu'il devrait ressentir des émotions particulières. Il devrait être effrayé, ou horrifié... être triste ? En colère. Ou bien écœuré. Il devrait sentir sa température augmenter, ses yeux s'humidifier, ses dents se serrer. Son souffle devrait se faire plus difficile et plus chaud.

Mais dans sa poitrine, il n'y a plus ni cœur ni poumon. Les organes de l'émotion sont absents. Totalement absents. On les lui a retirés, pour voir. Pour voir s'il survivrait. Si son corps saurait s'adapter.

Dans la chambre du laboratoire, il était loin d'être le seul à avoir subi de telles expériences. Face à d'autres, on peut même dire qu'il s'en sort bien. Sa mémoire réactive facilement les souvenirs des gémissements d'un amputé vif, réassemblé avec les membres d'un autre ; de tentatives plus ou moins concluantes de transplanter une cervelle humaine dans un corps animal ; du spectacle des corps assexués auxquels on a retiré ou dévié le système urinaire... La créativité des bourreaux était telle qu'en faire la liste prendrait des mois. Des dizaines de ses semblables ou approchants, piégés, capturés et mutilés pour assouvir la curiosité d'une poignée de scientifique. Un cabinet des horreurs sans odeur de formol.

Et Ook, en faisant défiler dans sa tête ces images et ces sons qui l'ont baigné pendant des années, ne parvient pas à s'en former un sentiment. L'envie de soupirer, impossible à assouvir, reste malgré tout, comme un réflexe, un comportement machinal. Et puis, il pourrait afficher une expression sur son visage, qui se rapprocherait de celle du désespoir. Mais pour quoi, pour qui ?

À la libération, certaines des victimes ont dû être euthanasiées, à cause de leur état de souffrance insupportable, ou de la nouvelle forme de leur corps totalement inadaptable... surtout dans une vie d'éternité. Surtout pour des créatures dont la seule raison de vivre est le mouvement. La plupart ont eux-même demandé à être soulagé.

Mais Ook, lui, a encore tous ses membres. Il a toutes ses capacités sensorielles et intellectuelles. La question ne s'est même pas posée. Il lui faut vivre, s'il est encore possible d'utiliser ce mot. Trouver un moyen, une motivation différente de l'émotion, pour se lever de son rocher et faire un pas en avant.

Son bras est à nouveau totalement lisse. Il passe son doigt sur sa peau pour essuyer les quelques gouttes de sang incoagulable qui ont glissées hors de la veine, uniquement mues par la gravité. En temps normal, la pompe du cœur aurait dû rendre la cicatrisation particulièrement sanguinolente. Il aurait déversé des litres avant que la plaie ne se referme totalement, et son bras entier serait encore teinté d'un rouge vif. Dans un sens, c'est plus propre comme ça. S'il se blesse, il ne salira plus ses vêtements.

En relevant les yeux vers le ciel, Ook remarque qu'il est en train de s'assombrir. Beaucoup de ses semblables choisissent la nuit pour évoluer, et rester à l'abri des êtres civilisés, ces créatures faibles en physionomies mais puissantes par leur cruauté sans limite. Il pourrait se lever, et partir à leur recherche. Trouver un partenaire et suivre son objectif, à défaut de pouvoir en trouver un lui-même.

Ou alors. Mais même sans cœur qui se serre de dégoût, Ook est capable de dire que l'idée sera mal reçue. Ou alors... Il pourrait...

« Ook ? »

Une voix familière, une silhouette bien connue, celui qui avance dans sa direction est un ancien amant. Idrys. Une relation tranchée nette par son enlèvement et sa séquestration. En scrutant le visage ami, Ook peut voir sans aucun doute à quel point il est bouleversé. Ses yeux sont gonflés et rouges, ses joues sont trempées de larmes et sa bouche crispée dans un rictus désespéré. Mais Ook n'a même pas le réflexe de se mettre debout pour l'accueillir. Il reste là, assis sur son rocher, avec sa lame dans sa main, à observer d'un œil froid le personnage et la scène qui se joue devant lui.

« Tu me reconnais ? Nous avons partagés nos vies pendant cent vingt sept années. »

Ook acquiesce. C'est le bon nombre. Combien sont passées depuis ? Il ne s'est même pas posé la question.

Idrys s'approche et s'agenouille devant lui, il tend les mains vers les siennes pour les saisir. Ook remarque comme elles sont chaudes, le sang doit filer dans ses veines à une vitesse folle... ou bien est-ce simplement l'écart avec le sien, qui est figé.

« Ook, j'ai appris... On m'a expliqué. Ecoute-moi, Ook. Je ne peux pas... je ne peux pas te laisser assis-là. Ils disent que ça fait déjà dix ans. Ook... tu m'écoutes ? »

Ook acquiesce. Est-il vraiment perché sur son rocher à se trancher le bras depuis dix ans ? Il ne parvient même pas à en être surpris.

« Je suis venu... »

En tremblant, Idrys retire le sac accroché jusque-là à son dos. De temps à autres, il jette des regards en arrière, comme s'il craignait d'être observé.

« Regarde, Ook. Regarde. »

Il semble vouloir parler plus, vouloir expliquer comment, pourquoi. Mais son discours reste décousu, sa voix brisée, chargée d'une émotion qui lui noue la gorge. Ook observe ses gestes pour comprendre ce que ne disent pas les mots. Il y a une malette, avec des outils de chirurgie. Et il y a une boîte un peu particulière.

Dans des mains de plus en plus tremblantes, ce qui rend l'opération délicate, Idrys soulève la boîte en question, et l'ouvre pour en dévoiler le contenu.

« C'est pour toi... c'est à toi. »

Sans ciller, Ook regarde le cadeau que son vieil amant est en train de lui faire. Dans la boîte, l'organe encore vif s'agite tout seul, cherche à pomper un liquide dont on l'a privé. Un joli cœur, gros comme le poing, un cœur autonome et solitaire.

« Je l'ai trouvé... dans les cendres des autres victimes. Il y avait un buste qui n'avait pas brûlé. »

Ook pense que c'est un mensonge. Si ça fait réellement dix ans, les restes ont dû depuis longtemps être avalés par quelque renard ou chien errant. Et, bien qu'Ook soit incapable de s'en émouvoir, si Idrys ment... c'est que la vérité doit être aussi terrible que son tremblement.

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