41/52 - Adery

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Adery lève la tête vers la lucarne. La lumière du jour n'est pas encore assez forte pour éclairer la pièce, mais il peut la voir pointer. Le bout de ciel qu'elle laisse entrevoir est passé du noir au bleu sombre. Les trois minuscules étoiles s'atténuent. Adery soupire, comme tous les matins, depuis vingt ans. Ou peut-être qu'il ne soupire plus, peut-être qu'il pense seulement à le faire. Comme parler, c'est un réflexe qu'il a perdu. De temps à autre, il s'essaie à chanter, pour voir si sa voix fonctionne. C'est toujours beau, quand il chante, mais ça n'a plus la force d'avant. Quand toutes les cordes fonctionnaient, ah, c'était autre chose.

Vingt ans. Vingt ans, c'est ce que la gardienne a dit. Pour lui, il ne sait plus, c'est une éternité, plus de la moitié de sa vie. Mais le souvenir de la Liberté est encore là.

La lumière du jour, alors, était une fontaine dont il se gorgeait. Dans les campagnes et les villages qu'il traversait, il arborait fièrement son épiderme rouge sombre en narguant toutes les autres espèces cachées sous leurs grandes combinaisons, tapies dans l'ombre, vivant de nuit, à l'abri des rayons mortels. En journée, dehors, on ne voyait guère que des peaux rouges et des pelages épais. Adery aimait ça, ce calme précieux, ce privilège. Il ne se sentait pas supérieur, ça non, la vie lui avait appris très tôt que la valeur des gens ne se cache pas dans leurs capacités physiques. Mais tout de même, il en profitait bien, et ne détestait pas le regard envieux que les enfants lui lançaient.

La nuit venait, tout de même, pour lui aussi. C'était là qu'il chantait pour gagner sa vie. Ses cordes vocales jouaient ensemble pour créer les sons, les mots, les histoires. De sa bouche sortaient des images de vapeur, des odeurs, des couleurs, des températures... A son jeune âge, on le louait déjà pour ses talents. Et rien ne pouvait le rendre plus heureux que de voir les visages s'éclairer à son chant.

Les rumeurs lui sont parvenues bien trop tard pour qu'elles fassent leur chemin dans son esprit. Comme tout le monde, il a commencé par ne pas y croire. Après tout, il ne sentait pas de différence, sur sa peau. Et puis, ça faisait des siècles que le soleil était en train d'exploser, sa violence n'était pas une nouveauté. Cette histoire de noyau était aussi une vieille légende ; un noyau dans le soleil, qui brûlerait tout le monde sans exception une fois qu'il serait exposé. Pas de quoi s'inquiéter dans l'immédiat.

C'est vrai, que la couleur des lumières de midi s'était réchauffée. C'est vrai, que les quelques insectes encore en surface se tenaient à l'ombre et se raréfiaient. C'est vrai, que les humanoïdes à pelages ne pointaient plus leur nez dehors, et que même les peaux rouges comme lui prenaient peu à peu un rythme exclusivement nocturne. Etait-ce de l'arrogance ? Adery continuait à sautiller sur les routes de sable, tout seul.

Quand il y pense aujourd'hui, les signes avaient dû être là. Il a certainement senti qu'il faisait plus chaud, remarqué que sa peau arborait des zones pâles, ici et là. Peut-être que son âge le déconcentrait. Il pensait à l'amour, un peu. Beaucoup. Et pas tellement au reste. Du tout.

Peu à peu, son chant s'est altéré. La voix restait belle, mais les images n'étaient plus que des nuages de fumée, les odeurs étaient brûlées, plus aucune couleur froide n'acceptait de sortir de sa bouche sèche au goût de cendres. Adery, fatigué, s'est cru malade, un petit rhume qui passerait. Il s'est reposé, un peu, en choisissant le silence... et les bains de soleil. Les rumeurs et les conseils se sont tus, déjà devenus une évidence pour tout le monde. Personne ne pouvait soupçonner qu'un jeune homme écervelé se croyait encore béni par le feu celeste.

Un soir, épuisé par sa condition, Adery s'est réfugié dans un sous-sol, gardé par des peaux bleues et blanches, les plus vulnérables. Toujours bien équipés, on dormait bien chez eux et ils étaient d'excellents guérisseurs. Adery espérait trouver là les soins et le temps nécessaires à sa rémission. Il fut installé dans la seule pièce dotée d'une lucarne. Une toute petite lucarne, qui laissait entrevoir un bout de ciel, et trois étoiles.

Les cheveux cramoisis d'Adery sont tous tombés d'un coup. Au fil du temps, les tâches décolorées sur sa peau se sont multipliées et étalées, jusqu'à ce qu'il soit presque entièrement blanc. Plus blanc que certaines peaux blanches de naissance. A peine piqué de grains rouges qui donnent l'air maladif. Quelques dents, aussi, ont chuté, et sa langue est devenue râpeuse, gonflée. C'était comme si le feu accumulé pendant ces derniers longs mois passés seul sous le jour continuait de le brûler de l'intérieur. Malgré les soins acharnés de ses hôtes. Malgré les bains dans les précieuses et rares rivières souterraines. Malgré la cruelle fermeture de la lucarne tous les jours avant le lever...

Adery ferme les yeux. Il entend les pas de la gardienne qui vient placer le volet sur l'ouverture. Ce qu'on appelait alors encore le soleil n'est aujourd'hui plus que sont fameux noyau. Un petit cercle rouge vif qui, furieux de mourir, entraîne dans sa chute toute la vie qu'il a créée. Une fois éteint, si le monde survit, ce sera aux adaptés de proliférer.

Les adaptés. Ces êtres lunaires qui, aujourd'hui, sont ceux qui narguent tristement Adery, avec leur vitalité et leur vision nocturne, leurs repas d'insectes et leurs voix Lumineuses.

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