29/52 - Irrationnels

3 minutes de lecture

- Qui est cette femme ?

Olaf se tourna dans la direction désignée par Braïm. En posant les yeux sur la silhouette minuscule, un frisson lui glaça l'échine.

- Je ne crois pas que ce soit une femme...

- Une Aïb ?

- Sans aucun doute.

Le silence s'installa un instant entre les deux hommes. Ils échangèrent un regard, hésitant entre malaise et excitation. Ce n'était pas très courant de croiser des Aïbs comme ça, par hasard. On pouvait même dire que ça n'arrivait jamais. En général, ils se présentaient de façon assez formelle, au moment d'un rassemblement nocturne devant tout le troupeau. D'ailleurs, ça restait assez rare ; un Âgé ne pouvait se vanter d'en avoir croisé plus de trois ou quatre fois dans sa vie. Il faut dire qu'ils étaient peu nombreux, les Aïbs, et particulièrement discrets.

- Tu es sûr ? Ça ne peut pas être une statue ?

- À cet endroit ? Intacte ?

- Tu as raison. Impossible.

Les rares monuments préservés après la Grande Réorganisation étaient rassemblés dans des endroits précis sur Terre. Connus de tous les troupeaux, ils étaient régulièrement visités pour entretenir la connaissance de l'Histoire et la transmettre aux jeunes. Le reste avait volontairement été laissé au sort que la Nature et le Temps voudraient bien leur réserver. Détruites, recouvertes, englouties, usées, tombées, on ne trouvait jamais de statue encore entière, debout sur son socle, sans végétation pour en altérer la silhouette.

Un peu tremblant, Braïm s'approcha pour mieux observer la créature. Clairement humanoïde, a priori féminine, son immobilité toujours parfaite chassait définitivement le doute sur la nature de son espèce.

Olaf emboita le pas à son ami. À chaque mètre franchi, ils la distinguaient davantage. Petite, les bras le long du corps, elle se tenait debout, nue, le visage impassible et le regard dans le vide. Étrangement, elle ne donnait pas l'air de ne pas les voir mais simplement de se moquer totalement de leur présence. Eux-mêmes auraient eu plus de réaction face à l'approche de deux scarabées inoffensifs.

Gênés par cette indifférence, ils s'arrêtèrent à une distance raisonnable. Braïm ouvrit la bouche pour parler mais se ravisa. À sa gauche, Olaf était hypnotisé par l'apparence de l'Aïb. De sa position, il voyait une bonne partie du dos, frappé par le soleil en descente. Sur la peau d'un brun pâle, les écailles de différentes nuances bleues couraient sur tout le bras, l'épaule et l'omoplate. Elles s'étalaient jusqu'à la hanche et la fesse, une partie de la jambe...

- Braïm... Elle a une queue.

Les deux souffles se coupèrent simultanément. Olaf saisit la main de son camarade pour l'inciter à reculer mais n'osa pas bouger d'un pouce.

- Tu crois que c'est elle ?

La plupart des Aïbs étaient dépourvus de queue. La plupart étaient dotés d'écailles vertes ou rouges. Mais une légende effrayante évoquait une femelle bleue affublée d'une longue queue. Une Aïb muette et dangereuse, capable de tuer en un souffle avant même qu'on ne réalise qu'elle s'est mise en mouvement.

La panique gonfla le cœur des deux camarades. Ils reculèrent en trébuchant et chutèrent ensemble. Le temps de se reprendre, ils se lâchèrent la main, échangèrent un regard affolé et se relevèrent. Un coup d'oeil vers l'Aïb termina de les terroriser : loin de les ignorer, elle fixait désormais sur eux ses deux yeux transparents.

Perdant tout contrôle d'eux-mêmes, ils hurlèrent en pivotant sur leurs talons. La configuration des lieux échappa à leur souvenir ; ils fuirent dans la mauvaise direction. Droit vers la pente. Droit vers le pierrier. Ils n'en prirent conscience que dans leur chute vers une mort certaine sur les rochers meurtriers en bas. Tout en bas.

Atori avança de quelques pas. Submergée par l'odeur infâme de la Peur des deux hommes, elle les regarda s'empêtrer dans leur propre irrationalité. Elle se demanda un instant s'il serait bon d'intervenir. Et puis, ce fut trop tard. Le temps pour les êtres cycliques est une bien étrange chose. D'abord ils sont vivants. Puis ils ne le sont plus. Mais dans les deux états, ils sentent assez mauvais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Zosha ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0