30/52 - Survivant ?

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J'ai vu trois fois la lune se lever, je crois. J'ignore si j'ai fui assez loin mais je sais que je ne tiendrai pas davantage sans dormir.


L'épuisement est le meilleur aliment du désespoir ; j'ai trébuché sur une pierre tranchante et me suis estropié le genou - la douleur lance, violente, et le sang coule, l'articulation gonfle à vue d'œil sous mon poil poisseux, mais l'affolement ne vient pas. Je regarde la blessure qui me condamne et une seule pensée me traverse : qu'ils viennent. Tant pis. Qu'ils viennent et me mettent en pièce.


À quoi bon survivre si je suis le seul ? Quel genre d'instinct bestial m'a poussé à m'extirper de la montagne de corps qui me recouvrait ? Quel genre de réflexe égoïste m'a guidé vers l'orée de la forêt ? Croyais-je vraiment qu'ils ne me verraient pas ? Qu'ils n'entendraient pas le bruit de mes sabots sur les pierres roulantes ? Espérais-je échapper aux regards des Aguls qui leur servent de monture ? Moi ? Une grosse bête hybride qui frôle les huit-cents kilos ?


J'ai entendu le cri perçant de l'un d'eux, et senti mes quatre jambes y répondre en bondissant comme sous une piqûre d'adrénaline. Je ne crois pas avoir jamais couru si vite, dans un mélange habile de trot, de galop et de tolt en fonction des sols et obstacles rencontrés. Ce cri, ah ! Un hurlement absolument indescriptible... et glaçant. Le reste du temps, les Aguls s'expriment dans des bruits métalliques très proches de ceux des pintades – dont ils sont les inélégants et gigantesques cousins - en quatre fois plus forts. Mais quand ils alertent, quand ils poussent ce son bref en dehors de leur gorge immense, on jurerait que les Dentranchentes sont spontanément revenus à la vie. Quelque chose me dit, d'ailleurs, que ç'eut été préférable. Les Dentranchentes, au moins, n'étaient pas dirigés par des êtres intelligents et cruels qui violent, tuent et pillent tout sur leur passage.


Le peuple Ikin... Une légende qui a traversé les Mondes. La plupart peuvent les combattre sans difficulté, d'autres savent qu'ils ne les verront même pas passer leur Porte. Mais les petits Mondes comme le nôtre, pacifiques ou non, n'ont ni la technologie ni la force militaire pour faire face à ces razzias. Trois lunes ? Vu la position de ma ville par rapport à la Porte, je suis certain que les Ikins repartiront bientôt. Si je n'avais pas tant saigné, je pourrais espérer passer inaperçu en restant sans bouger là où je suis. Mon seul espoir maintenant, c'est qu'ils ne voient aucun intérêt à me poursuivre si loin des villages et de toute chose à piller. Après tout, pour quoi faire ? Me violer ? Nous ne sommes pas les créatures les plus faciles à prendre de force, de ce point de vue, la puissance de nos ruades en a fait renoncer plus d'un. Sauf bien sûr post-mortem. Mais ce serait beaucoup d'efforts juste pour moi, non ?


Ma réflexion s'évapore alors que le sommeil me gagne. Mon genou me fait mal, la partie humanoïde de mon corps s'affaisse en avant, mais je parviens à rester debout. La brise nocturne m'apporte l'odeur des alentours, m'aidant à confirmer ma position. La ville la plus proche est à quatre jours de pas, probablement un peu moins à l'allure d'Aguls entraînés. Le pic montagneux que je comptais atteindre demain s'est éloigné à cause de ma blessure. Sans sabot fendu, les parties rocheuses sont déjà compliquées à grimper, mais avec une articulation qui a pris la taille d'un ballon de handball, c'est proche de l'impossible. Il faudra bien décider tout de même si je poursuis mon objectif ou pas. S'il y a d'autres survivants, parmi le tout petit million d'habitants de ce Monde, ils se rassembleront là-haut. Les Aguls ne peuvent pas y grimper, leurs griffes glissent sur les roches et les pierriers, leur corps manque d'équilibre et leurs ailes n'ont jamais pu espérer les soulever plus d'un mètre au-dessus du sol. C'est l'endroit le plus sûr. Il y a un abri et des victuailles.


Le bruit. Les cris... Asha, ma sœur. Ohun, mon ami et amour. Jin, mon épouse, pleine de son premier petit. Je les vois tomber sous les flèches les uns après les autres. Nous n'avons pas pu répliquer. Nous n'étions pas prêts, pas équipés, trop affolés.


Je m'éveille en sursaut à l'image du chef de quartier coupé en deux par la lumière verte d'un laser, probablement volé dans un de ces Mondes envahis et régis par les technologies inutiles ou meurtrières. La sueur a trempé tout mon poil, j'entends ma propre respiration qui refuse de s'accorder aux battements de mon cœur. Les larmes me bloquent la gorge. Je m'efforce de continuer à penser, pour ne pas crouler de douleur et de chagrin. Ce n'est pas le moment. Pas encore. Ça viendra. La réalisation, le deuil, la colère... leur temps viendra. Pour l'instant, je dois...


Au ras du sol, une multitude de paires d'yeux apparaissent soudain tout autour de moi. Mon souffle en pagaille se coupe avec une brutalité que j'aurais rationnellement cru impossible. Là. Je les vois.

Tapi dans la nuit. Attirée par mon sang, toute la colonie a accouru. La lueur bleue dans leurs billes luisantes. J'entends les minuscules crissements de leurs mandibules quand ils communiquent entre eux. Des Vars... c'est si rare de les voir si près. Si rare de les voir tout court. Est-ce que je rêve encore ? Non, ils sont probablement de sortie à cause des charniers... Ils sont tombés sur moi parce que mon sang est encore chaud, que mon odeur est encore pure.


Jusque-là, je n'étais pas certain que ma survie soit une forme de chance... Mais en voyant s'approcher les dizaines de gros insectes aux carapaces dorées, en les voyant se jeter avidement sur ma plaie, je n'ai plus de doute : je suis béni des dieux.


Dans une heure, ils auront absorbé l'inflammation, refermé les chairs et nettoyé le poil. Dans une heure, ils repartiront ravis, et repus, à la recherche d'une autre plaie vivante. Et moi, je galoperai de toutes mes forces vers le pied de la montagne rocheuse.

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