21/52 - Supérieurs

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Je n'avais pas prévu ça. En débarquant ici, je n'imaginais pas me retrouver comme ça, à lui enfoncer durement la tête sous l'eau de la baignoire. J'ai planté mes griffes dans sa nuque, il se débat comme un fou sous ma poigne... Combien de temps pour le tuer ?

Quand je le relâche, il se redresse en crachant, titube en arrière, glisse et tombe en se cognant à la cuvette des toilettes. Je l'observe avec une distance amère, à chaque seconde ma colère se transforme en dégoût. Impossible de le prendre en pitié, alors qu'il cherche désespérément à reprendre ses esprits, à retrouver son souffle, le plaisir de l'air qui gonfle ses poumons.

  • Tu es folle ? T'es tarée !

Est-ce qu'il ne ferait pas mieux de la fermer ? Sa voix entrecoupée de hoquets fait monter ma nausée, je voudrais l'écraser au sol plus cruellement qu'un cafard. Bien plus cruellement, sans gratuité, avec toute ma haine et ma partialité. Je te tue parce que c'est toi. Parce que tu as fait ce que tu as fait. Parce que tu es ce que tu es. Parce que moi, en tant que moi, je ne peux supporter ton existence.

Mon pied déjà se lève. Il se presse contre l'entrejambe sensible de ce mâle humanoïde qui s'est tant de fois dit supérieur. Supérieur, évidement. Parce que capable de contrôler ses pulsions bestiales... parce que capable de distinguer le bien du mal. Ha !

Mes babines sont retroussées, je sens l'air qui assèche mes gencives, le grognement dans ma gorge qui perce à travers mes crocs serrés. Lui, il se tord de douleur, il geint, évitant soigneusement de croiser mon regard incolore.

  • Mais arrête putain. Arrête tes conneries, j'ai rien fait de mal !

Rien fait de mal. Selon qui ? Selon quoi ? Voilà ce qu'ils savent faire, les supérieurs. Distinguer le bien du mal. Selon personne. Selon eux. Je n'ai jamais été aussi heureuse d'être une bête. Jamais aussi triste de savoir penser. La bête agit sans calcul et réagit de cause à effet. Les pensées ne sont que des interférences. Je te punis parce que tu as blessé l'un des miens. Tu as atteint ma meute. Peu importe que tu n'aies pas pensé à mal, que tu ne voies pas ton erreur, qu'avec du recul ce ne soit peut-être pas si grave : je réagis de cause à effet.

Mon pied libère la pathétique créature au bord des larmes. Le problème avec les supérieurs, c'est que leur énergie résiste même quand leur corps se soumet. On n'arrive jamais à savoir quand arrêter. N'importe quelle bête aurait déjà rampé devant moi. Moi-même, j'aurais rampé, à sa place. C'est comme ça que se règlent les conflits.... Mais les supérieurs, eux, ils veulent d'abord savoir pourquoi. Ils veulent savoir si c'est juste, de leur point de vue. Ils veulent être d'accord avec leur bourreau avant d'accepter leur châtiment.

  • Ta femelle. Tu ne la toucheras plus sans son accord. Plus jamais.
  • Quoi ?! Mais j'ai jamais fait ça !!
  • Tu es aveugle et sourd.
  • C'est quoi ces conneries ?

Il a levé les yeux. Il les a levés vers moi, pleins de fierté et de colère. Mais il pâlit presque aussitôt face à sa propre audace. Je sens dans les hormones qu'il dégage qu'il s'efforce de me tenir tête malgré l'élan de panique qui s'est emparé de lui.

  • Sérieusement, de quoi tu parles ?
  • Je peux encore sentir l'odeur de ses cheveux sur tes mains moites. Celle de son cuir chevelu sous tes ongles. Je peux sentir les vapeurs de ses larmes, de sa sueur glacée d'horreur...
  • Oh eh eh eh attends elle le voulait, elle le voulait !

Je plonge en avant, toutes griffes dehors, et resserre mes longs doigts sur sa gorge minuscule. Là, il a détourné les yeux, il les ferme presque, il déglutit. Sa puanteur m'enveloppe tout entier, je vais lui vomir dessus.

  • Tu es vraiment, vraiment aveugle et sourd.

Écœuré, je le relâche brutalement et me relève en prenant soin de lui entailler la joue au passage. Complètement recroquevillé contre les toilettes, ses halètements se rapprochent de plus en plus de sanglots enfantins. Sa fierté blessée a à peine craquelé sous le doute de ses propres actions. Sa femelle, il ne la verra plus. Elle a déjà rejoint le cœur de la meute. Nous partirons bientôt. Je n'ai plus peur pour elle. J'ai peur pour la suivante. Et celle d'après. J'espère qu'elles seront supérieures, comme lui, parce qu'ils n'y a bien qu'eux pour comprendre et supporter de pareilles torsions de nature.

En quittant la salle de bain, j'ai encore le goût âpre du chagrin dans la bouche. Ma réaction sauvage n'a pas porté ses fruits. Je le sais. Ça n'aura été utile ni pour lui, ni pour moi, ni pour elle. À cause des interférences. À cause des pensées.

Enfin dehors. Dehors, l'esprit se calme enfin. Dehors, la simplicité revient chasser le reste. Je tend le nez vers le ciel... l'univers entier m'indique la direction. Pas de calcul, pas de réflexion, je suis guidé par mes sens et le monde. Je vois, j'entends. Je n'ai qu'à reprendre la marche. Je n'ai qu'à courir vers les miens. Et laisser pourrir le supérieur sur son sol modifié, dans son eau de poison, dans sa pisse malade et son mauvais sang.

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