6/52 - Même sang ?

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Mon père se tait. Il ne parle pas. Jamais. Non pas qu'il en soit incapable, mais il refuse purement et simplement de produire des sons et encore moins de formuler des mots.

Il est comme ça depuis quelques années. Plongé petit à petit dans le silence, après qu'on a trouvé mon frère aîné couvert du sang d'une femme dans son lit. Sans la femme. D'ailleurs, la femme, on l'a jamais trouvée. Apparemment elle aurait fini dans la Garonne.

Kolia avait à peu près quinze ans quand il a commencé à perdre le contrôle. Moi, j'en avais 11, et ma chambre étant mitoyenne à la sienne, je suis la première à l'avoir découvert. Je l'ai trouvé tremblant et gémissant dans un coin de la pièce, les vêtements trempés et sales. Il disait qu'il avait fait un rêve épouvantable, un rêve où il agressait des femmes dans un accès de désir. Je ne savais pas vraiment ce qu'il voulait dire, mais même jeune et naïve, au vu des griffures sur son visage et ses bras, je n'étais pas certaine que ce soit réellement un rêve. Alors je l'ai aidé à se changer et à mentir à Granny et Maman. Je ne sais pas si j'ai bien fait. Peut-être qu'il aurait fallu tout dire tout de suite, mais Granny ne nous aimait déjà pas beaucoup, nous, les enfants croisés russe du second mariage de sa fille.

J'ai jonglé comme ça quelques fois en perdant un peu de mon innocence au fur et à mesure. Mais quand il a hurlé... Quand j'ai débarqué dans sa chambre le cœur battant et découvert son corps à demi nu devenu pourpre et poisseux dans ses draps déchirés, je n'ai pu que courir chercher Papa. Papa, qui aurait dû savoir, qui savait forcément par quoi Kolia passait. Après tout, c'est bien son sang de loup à lui qui coule dans nos veines. Mais notre cher père a été dépassé, il n'a pas su prévenir la transformation de son fils. Maman a fini par savoir, et l'horreur de l'idée même a détruit son amour maternel. Un amour inconditionnel jusqu'à un point seulement. Le point que Kolia a dépassé. La sauvagerie, le meurtre, la potentialité du viol, c'était trop. Aucun de nous n'a songé un seul instant à la haïr pour ça. Avec le temps, il semble aujourd'hui qu'elle l'ait définitivement renié.

Papa et moi en revanche, il a fallu qu'on creuse un peu plus. Qu'on cherche à expliquer comment Kolia pouvait à ce point se changer en monstre.

On l'a confié à Zaïr, un vieil ami de la famille expert en sang-mêlés, qui a reconnu en lui les symptômes d'un phénomène de confusion mentale rare menant généralement à la peine de mort. Malgré son peu d'espoir, il l'a réeduqué avec succès, il lui a appris le contrôle... À dire vrai, Kolia n'avait plus grand chose de civilisé à ce momen-là. Alors on peut dire que Zaïr l'a dressé, dompté comme une bête. Les progrès étaient immenses, Kolia s'adoucissait à vue d'œil, il ne faisait plus de cauchemar et gérait très bien la présence des femelles. En revanche, il s'exprimait encore par grognements et montrait les dents à la moindre brutalité envers lui. Les forces de l'ordre sont venues le saisir au mauvais moment. Trop tôt, beaucoup trop tôt. Il a été jugé fou en un clin d'œil et jeté entre les mains d'une scientifique fascinée par son cas. Le professeur Haydan.

Papa... Papa a tout fait pour rester auprès de Kolia. Il s'est plié à toutes les demandes de cette femme... Il ne l'a pas arrêtée. Elle l'a convaincue que ses méthodes étaient la seule voie possible. Il a regardé passivement son fils être enfermé, enchaîné, testé... Et c'est vrai que Kolia a retrouvé la parole. C'est vrai qu'il s'est redressé, que la lueur sauvage dans son œil s'est éteinte... Là où Zaïr le faisait apprendre de lui-même, l'aidait a remonter à la surface, Haydan, elle, l'a changé en robot. Elle a refoulé sa mémoire et lui changé de nom, clamant qu'ainsi le meurtrier en lui aurait disparu. En sortant de là, il avait 23 ans, il s'appelait Arthur et était étudiant en sciences. Ça n'avait aucun sens, mais n'empêche... Le cerveau totalement lavé, il arrivait même à être doué à la fac.

Notre père, en revanche, est ressorti de tout ça traumatisé et plongé dans un mutisme persistant.

Et si je n'ai pas haï ma mère pour avoir tourné le dos à son louveteau, j'admets qu'une certaine colère a pris forme en moi face à la passivité exaspérante de cet homme qu'on avait toujours connu si fort, si joyeux, si aimant. Le voilà qui passait ses journées au travail et ne revenait le soir que pour plonger dans ses livres. Il me regardait souvent, me souriait parfois, tristement, comme s'il me soufflait des excuses. Et je lui hurlais dessus, je lui jetais ses horribles bouquins au visage. Ses yeux de loup gardaient leur calme, ils me couvaient, dégoulinaient d'amour. En quand j'éclatais en sanglots, il me prenait dans ses bras sans daigner pousser ne serait-ce qu'un soupir.

Mon nom est Nasha, je suis une sang-mêlé. Presque aucune cellule de loup n'a imprégné mon organisme. En résumé, je suis à l'abri de ces comportements bestiaux qui ont ruiné ma famille. Je ne sais pas si je suis chanceuse ou pas. C'est comme ça, c'est tout. L'avantage (ou serait-ce un inconvénient ?), c'est que j'ai pu être là pour maintenir un lien entre nous quatre. Et c'est probablement grâce à ça qu'aujourd'hui Kolia se tient devant nous, un sourire aux lèvres, assurant qu'il se souvient de tout. Ses yeux sauvages mais doux croisent ceux de notre père, ils cherchent en vain ceux de Maman, qui leur a donné leur couleur.

Et puis, il recule vers le jardin. Il dit qu'il s'en va dans les Pyrénées avec Zaïr. Qu'il va finir d'apprendre à ses côtés, et que quand il reviendra, tout ira bien.

Je vois le pincement amer des lèvres de Maman qui se dit que ce ne sera pas si facile. Je vois l'air rêveur de Papa qui se retient de s'avancer à mesure que son fils recule. La bête en lui rêve de l'accompagner. Il rêve de bondir à ses côtés dans les bois profonds et les reliefs escarpés.

Derrière Kolia, Zaïr apparaît. Il nous adresse un sourire masqué derrière une grosse barbe. Quelque part, mon cœur s'apaise à cette vue. Je sais qu'il n'existe aucune main qui s'occupera mieux de mon frère.

L'émotion monte dans ma gorge. J'ai le sentiment que ce moment marque àla fois la fin et le début. J'ai le sentiment qu'enfin... Chacun de nous quatre va pouvoir recommencer à vivre.

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