5/52 - Eveil

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Aussi loin qu'Ineh peut voir, il n'y a que du sang. Les arbres abattus, brûlés, broyés, sont noyés sous les corps indifférenciables des bêtes et des hommes. Marcher sans trébucher est devenu impossible dans ce sol tapissé de membres et de chair rigide. Ça pue. Ineh n'a plus rien à vomir et pourtant la nausée s'accroche à son estomac comme un parasite immortel. À chaque pas, des nuées d'insectes ravis par le carnage montent jusqu'à ses oreilles pour l'assourdir et l'inviter à partager leur repas d'abondance. C'est la vie, qui, éternelle triomphante, s'accommode sans effort. La mort n'existe pas, Ineh le sait depuis longtemps. Malgré tout, les émotions violentes qui flottent dans l'air alentour la prennent encore à la gorge. Il lui faut traverser. Passer la mer de corps, retrouver le sol ferme, l'herbe, les troupeaux, les ruisseaux. Derrière elle, laisser le charnier entre les mains de la nature. Très vite, la chair dévorée, digérée, putréfiée, se fondra dans la terre ; les os ensevelis par la pluie, le piétinement des bêtes, les herbes rampantes ; les souvenirs infiltrés dans les fibres des buissons et des arbres qui s'élèveront à nouveau, victorieux.


Quand l'air se fait plus respirable, Ineh réalise qu'elle a quitté les lieu du massacre depuis un long moment. En pivotant sur elle-même, elle ne voit plus ni corps ni insectes, et le soleil lui fait face à l'horizon. Calmement, elle baisse les yeux vers ses mains et respire profondément pour apaiser son cœur en bataille. Sa peau est griffée en tout sens, la douleur pulse sous les blessures. Son estomac n'est plus saisi par la nausée, mais les larmes montent comme une vague jusqu'à ses yeux brûlants. Sans les retenir, elle se laisse glisser à genoux sur le sol moelleux de la plaine tant espérée. Étouffée dans ses sanglots, elle se débarrasse sans réfléchir de son épaisse armure de cuir et la jette loin d'elle. À quoi bon, de toute façon ? Ce n'est pas ce bout de vêtement qui l'a sauvée. Les rocs tombés du ciel ont éclaté les crânes casqués aussi facilement que les têtes nues. Les flèches aiguisées ont percé toutes les poitrines. Il n'y a même pas eu de combat. Seulement un camp à moitié défait, une armée en préparation, un carnage inattendu. Ineh ne cherche même pas à comprendre ce qui s'est passé, ni pourquoi, ni comment. Pliée en deux, le front collé à la terre, elle laisse libre cours à la peur et au chagrin jusque-là maîtrisés par miracle. Dans sa tête, des images défilent dans le désordre, des sons, des appels. L'Imperator sur sa monture qui lève les yeux vers la mort au-dessus d'eux, et son silence impuissant au moment où la pluie fatale s'abat sur son peuple condamné.


Les larmes d'Ineh redoublent. Elle s'accroche au souvenir de ce visage de fer que les flèches n'ont pas su tordre. Elle s'accroche au souvenir d'elle-même rampant jusqu'à son souverain... l'a-t-elle seulement atteint ? Le reste n'est que cris de bêtes affolées et visions rouges. Le reste n'est qu'odeur de feu et d'urine.


Peu à peu, l'émotion d'Ineh recule. Les choses s'éclaircissent, elle reprend conscience de l'endroit de nature paisible où elle s'est réfugiée. A-t-elle marché si longtemps qu'il ne reste plus rien pour rappeler le massacre ? Des yeux, elle cherche la montagne principale qui lui sert de repère. Quand elle la perçoit enfin, elle la trouve bien petite. L'énergie du désespoir l'a menée étonnamment loin. Dans un soupir, elle se laisse glisser sur le dos. Un peu de repos. Juste un peu de repos. Et ensuite... ensuite, elle cherchera l'Imperator. Lui, et les survivants. Parce que bien sûr, bien sûr, il est impossible qu'elle soit la seule, sur les six mille soldats et volontaires rassemblés...


Dans le soir tombant, Ineh lève les mains vers le ciel pour les voir. Est-ce vraiment tout ? Sont-ce là ses seules blessures ? Des égratignures ? Des coupures arrivées allez savoir comment sur ses bras et qui ne saignent déjà plus ?


L'Imperator... L'Imperator avait cinq flèches dans le corps, et il était si près d'elle... Leurs regards se sont croisés. Oui. Leurs regards. Elle a plongé dans l'œil verdoyant et s'est laissée happer dans sa lumière. Tout a cessé à cet instant. C'était là...


« Ineh. »


Son cœur manque un battement. Ineh se redresse et scrute la silhouette mal éclairée par le soleil couchant, et les deux billes éclatantes qui la fixent sans ciller. L'homme, droit mais tremblant, lâche d'un geste affaibli les rênes de sa monture.


« Je t'ai trouvée. »


Sans songer un instant à l'incroyable de la situation, Ineh s'est remise d'un bond sur ses pieds. Les yeux de l'homme brillent dans la semi-pénombre de leur vert le plus intense. Il fait un pas vers elle, et s'effondre sur un genou. L'instant d'après, elle est à ses côtés, tendant ses doigts sanglants vers le si familier visage de marbre. Elle l'observe, sans pouvoir dire un mot, face au rouge sombre des blessures déjà coagulées dans ses jambes, son flanc, sa poitrine.


« Ineh. »


Leurs bras se rejoignent, leurs mains se touchent. Ineh murmure un juron en plongeant la tête dans le cou de son seigneur.


« Qu'as-tu fait ? »


L'homme la pousse doucement et la prend par les épaules pour la forcer à le regarder dans les yeux.


« Amar... que m'as-tu fait ? »


Il soupire et sourit, de ces sourires bien à lui qui changent à peine son expression. Ses prunelles lumineuses ne semblent pas aussi fascinantes que d'habitude. Durant toutes ces années aux côtés de l'Imperator, Ineh a croisé ce regard des milliers de fois, et toujours elle était éblouie, jamais elle ne pouvait le soutenir aussi longtemps.


« J'ai partagé. »


Les doigts sales et tremblants d'Amar viennent effleurer les paupières d'Ineh. Et puis, il rabat les siennes, reprenant pour un court instant l'apparence d'un homme ordinaire. Juste avant qu'il ne s'incline et vienne poser son front contre le sien, Ineh remarque sur la peau de l'homme une lumière rougeoyante qui semble venir d'elle-même.


« Tu es comme moi maintenant. »


La voix de l'Imperator n'est plus qu'un murmure.


« S'il te plaît, accepte-le. »

Abasourdie, Ineh ne saisit pas le sens des mots d'Amar. Il n'est pas le seul de leur peuple à posséder de tels yeux, et il existe des tas et des tas d'autres particularités plus ou moins fascinantes parmi les leurs. Elle-même a le flanc droit couvert d'écailles rouges qui n'ont a priori aucune utilité. Alors, de quel partage...


« Ineh. »


Les yeux d'Amar s'ouvrent à nouveau et se plantent presque sévèrement dans ceux de sa sujette.


« Pardonne-moi, sans t'avoir préparée... »


Une ivresse s'empare d'Ineh comme un tourbillon au-dedans d'elle. Autour d'eux, un halo de lumière violette semble avoir pris forme. Tout semble parfaitement clair à présent, Ineh peut voir toutes les blessures de son seigneur, et en saisir la gravité. Le voilà soudain entièrement nu, agenouillé devant elle, comme abandonné, la nuque raidie par une douleur que son visage refuse d'exprimer. Ineh ne peut plus réfléchir, elle approche les doigts des blessures, les unes après les autres, et ne s'étonne même pas de les voir se recouvrir d'écailles vertes, aussi parfaites et lisses que possible, comme si elles y avaient toujours eu leur place.


« Pardonne-moi de t'avoir éveillée. »

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