4/52 - Libres

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« Identité. Sexe. Âge approximatif. »


Je suis assis sur un tabouret de bois au milieu d'une petite pièce mal éclairée. La femme qui me questionne se tient debout à deux mètres, les yeux tantôt rivés sur sa tablette, tantôt sur moi. Son visage est neutre, froid. Je sais que ses boucles sont rousses et ses yeux d'un brun clair tirant vers l'or, mais ici, tout semble terne et incolore. Même sa blouse grise fait sale.


« Lunis. Mâle stérile. Environ vingts-trois siècles.

- Lieu approximatif de naissance.

- Afrique du Nord. »


Nouveau coup d' œil sur sa tablette pour vérifier que les informations s'enregistrent bien.


« Comment avez-vous découvert votre condition ?

- Le regard des autres et l'auto-observation.

- Soyez plus précis.

- Ça ne vient pas comme une illumination. Petit à petit, mon corps a changé, mon visage s'est lissé, ma barbe est tombée, mes cheveux se sont renforcés, mes membres sont devenus forts. Même caché sous les voiles, ça finit par se voir. Mes sens se sont aiguisés lentement, il a fallu une série de situations particulières pour que j'en prenne conscience. Et puis, le temps. Mon épouse, mes enfants, l'entourage entier... ils ont tous vieillis à mesure que je rajeunissais. J'étais redevenu un jeune homme fort, et plus fort encore, sans faim ni fatigue, quand ils sont morts, les uns après les autres. On a dit toutes sortes de choses à mon sujet, que j'étais possédé par un Djiin, que je volais la jeunesse des autres... »


Sa main se lève pour me faire taire. Cette partie ne l'intéresse pas : ce sont des légendes, des histoires, des confessions qui ne servent pas la science. Ça ne peut pas rentrer dans des cases ni expliquer quoi que ce soit.


« Déshabillez-vous. »


Elle pose sa tablette pendant que je m'exécute et revient vers moi. J'ai du mal à détacher mon regard d'elle. J'entends parfois son cœur qui bat, je sens l'odeur infecte de sa sueur acide, de ses hormones, de son cuir chevelu. Elle a eu la décence de ne pas mettre de parfum. Sans doute connaît-elle assez bien mon espèce pour savoir ce qui peut nous incommoder.

Ses doigts s'approchent de mon corps froid, elle observe minutieusement chaque centimètre de ma peau, chaque dessin formé par les muscles et les taches qui s'étalent sur ma peau. Avec un petit appareil rectangulaire à peine plus grand que la paume de sa main, elle photographie le détail de ces marques sombres en les énumérant à voix haute, précisant à chaque fois la partie du corps concernée. Elle s'attarde un moment sur mon dos mais ne fait aucun commentaire.

Inévitablement, son observation la conduit jusqu'à mon entrejambe. Un moment, elle observe, l'air grave et songeur.


« Comment savez-vous que vous êtes stérile ?

- A priori, c'est une particularité de mon espèce.

- Ce n'est pas ma question. Comment l'avez-vous découvert en ce qui vous concerne ?

- Hum... je suppose que je ne l'ai jamais vraiment prouvé.

- Avez-vous eu des relations sexuelles avec des femmes après votre changement de condition ?

- Oui.

- À quelle fréquence ?

- Rarement.

- Soyez plus précis. »


Elle est retournée vers sa tablette. Tout ce que je dis est enregistré, tout ce que je dis s'inscrit en toutes lettres dans son tableau pré-établi.


« Je ne peux pas l'être. Je dirais une dizaine de fois.

-En vingt-trois siècles ?

- Oui.

- C'est peu pour se faire une idée de votre fertilité.

- Je l'admets. »


Silence. Elle m'observe. Ses yeux froids me scrutent comme une machine dont on essaie de comprendre le fonctionnement.


« Vos partenaires étaient bien des femmes, pas des femelles de votre espèce ?

-Non, c'étaient des femmes. Des... humaines. »


Une drôle d'impression me raidit l'échine. L'énergie qui se dégage du docteur est en train de changer... Pour la première fois depuis le début de l'expérience, j'ai un mauvais pressentiment. Peut-être n'aurais-je pas dû accepter de me prêter à ce jeu. Peut-être que je devrais envisager de tout arrêter tout de suite, avant que ma liberté ne soit compromise.


« Si vous le voulez bien, nous procéderons à quelques tests.

- Quel genre de tests ? »


Son cœur a eu un battement violent. Je l'ai entendu, sa peau a suinté une odeur de stress. Je n'aime pas ça...


« Docteur Zayar ? Répondez-moi.

- Des prélèvements surtout.

- Et ?

- Nous verrons. Peut-être une ou deux mises en situation, mais nous ne ferons rien sans votre accord. »


Silence. Sa stature est vraiment différente maintenant. Elle ne s'en rend probablement pas compte elle-même, son visage n'a presque pas changé, mais il m'est impossible de ne pas le voir : elle ment. Mon accord, elle passera dessus. Déjà, je la vois se diriger vers la porte de la pièce sans m'inviter à la suivre. Pense-t-elle vraiment que...


« LUNIS ! »


J'ai bondi avant même que le cri ne retentisse, à l'odeur piquante et colérique de mon compagnon de l'autre côté de la porte. Le docteur Zayar n'existe déjà plus, ses boucles ont à peine effleuré ma peau quand je l'ai traversée. Sans doute sa tête cognant le sol était à l'origine de ce bruit, de cette odeur spécifique que je laisse derrière moi. Je ne vois plus que la main blanche tendue vers moi, que les yeux bleus piqués de rouge qui s'écarquillent d'horreur.

« Oleg !

- On se barre d'ici Lunis ! C'est des fous ! »

Oleg est aussi nu que moi. Son sang coagulé a maculé son flanc. Je le vois. Je le sens. Je le sais. Mais les questions viendront plus tard. Ce n'est pas le temps de la réflexion.

Nous voilà, filant au travers des couloirs en suivant d'instinct l'appel de l'air libre ! Sommes-nous les premiers ici ? Y-a-t-il d'autres de nos semblables, cachés, captifs, à l'abri de nos perceptions ?

Là. Voilà la surface. L'air, le sol, l'herbe sous nos pieds !

Le cri de rage d'Oleg a fait battre mon cœur, le sang file dans mes veines et réchauffe tout mon corps. Les taches sur ma peau me brûlent... Il court devant moi, je vois ses cheveux clairs qui flottent derrière lui.


« La falaise ! »


L'ivresse de ma propre vitesse me fait oublier jusqu'à nos poursuivants. À mon tour, je crache un hurlement de tous mes poumons frustrés !

Quelque pas. Quelques pas encore...

Oleg saute dans le vide, bandant ses muscles dans un geste prodigieux... J'ai à peine le temps de le suivre que déjà, son corps nu m'est caché par les ailes gigantesques qu'il déploie pour parfaire son envol.

Nous y voilà, enfin. Je lance un regard rapide en arrière mais ne vois aucun poursuivant. Seulement les barbelés autour du laboratoire et deux gardiens qui nous observent, immobiles.

Un rire amer me secoue. Qu'ils essaient, maintenant, de nous poursuivre... Même un hélico n'y pourrait rien faire.

Nous sommes Libres. C'est la seule définition de notre espèce.

Nous sommes Libres.

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