Chapitre 4

18 minutes de lecture

Cette fois-ci, je dînais. D'abord, parce que j'avais faim et ensuite parce que je savais que me laisser dépérir n'allait certainement pas plaire à mon prof. J'eus un sourire attendri en me rappelant ses paroles en classe. Il m'aimait bien, c'était indéniable. De là à dire qu'il m'aimait tout court, il y avait de la marge. Une marge qui pouvait vite être franchie. Je secouai la tête, l'estomac dans les talons. Il ne fallait pas que je me fasse des idées, j'étais sa protégée, rien de plus.

En sortant du réfectoire, je me dirigeai immédiatement vers ma chambre. Je ne connaissais que peu de filles ici à l'internat, les divers métiers de l'alimentaire avaient tous leurs cours dans ce CFA mais nous ne nous mélangions pas, ainsi je n'avais pas d'amie parmi elles. Tout le monde ne dormait pas à l'internat, seuls les apprentis dont les lieux d'habitation étaient les plus éloignés restaient sur place. Je n'habitais qu'à vingt minutes, mais j'appréciais grandement ces instants loin de la pression familiale.

L'internat des filles était séparé de celui des garçons, situé à plus de deux cent mètres plus loin dans la rue. Suffisamment loin pour moi. Je n'étais plus tellement à l'aise avec mes collègues masculins. Étant la seule fille de mon année en pâtisserie, ils avaient tenté de m'approcher et j'avais essayé de me lier à eux, mais depuis l'été infernal avec Laurent, je n'avais fait que de les repousser. Ils avaient alors totalement cessé de m'adresser la parole et puisque j'étais alors fâchée avec Chloé, j'étais inexorablement seule.

Dans ma chambre, je m'enfermai et me mis à rédiger une nouvelle lettre de démission, plus succincte, en suivant les conseils de mon prof. Puis, je pris une douche avant de me remettre à mon bureau, m'essayant contre toute vraisemblance à écrire cette fois une lettre d'excuses à Chloé. J'en étais à ma troisième lettre rédigée et déchirée quand mon portable sonna et je sursautai à m'en faire tomber de ma chaise.

Je n'étais plus habituée à ce que l'on m'appelle sur mon téléphone et je sentis mon cœur s'arrêter lorsque je reconnus le numéro qui s'affichait. Même si je l'avais effacé de mon répertoire, je l'avais mémorisé, puisque mon amie d'enfance n'avait pas changé de numéro en cinq ans qu'elle possédait son téléphone. Mais pourquoi diable Chloé se donnait-elle la peine de m'appeler, ce soir ? Pour m'insulter, encore une fois ?

En vraie trouillarde, je ne répondis pas, laissant le portable sonner dans le vide. Puis, cela s'arrêta et je poussai un soupir de soulagement. La sonnerie retentit de nouveau, même numéro. Paniquée, j'enfouis l'appareil sous mon oreiller, priant pour que ça s'arrête et j'attendis. Quelques secondes, puis quelques minutes. Des coups résonnèrent alors contre ma porte et je fis un nouveau bond. Je patientai un instant, pensant qu'on s'était trompé de chambre, mais on recommença, de façon plus insistante. Je me résolus à aller ouvrir, les mains tremblantes.

Je me figeai lorsque je reconnus sans mal la jeune fille qui se tenait devant moi, paumes sur les hanches, le regard inquisiteur et pénétrant. Si, à une époque nous avions été si proches, c'était parce que nous étions l'opposé l'une de l'autre et que nous étions, de ce fait, complémentaires. Tandis que j'avais préféré partir en pâtisserie, elle avait choisi le service, au contact des gens. J'étais petite, brune aux yeux bleus, elle était grande, blonde aux yeux marrons et d'un an mon aînée. Bien faite de sa personne, populaire, belle et brillante, à côté d'elle, avec mes petits kilos en trop (que je n'avais plus, depuis que je me laissais dépérir), je me trouvais affreusement banale.

Je me ressaisi, toutes ces élucubrations ne me disaient pas ce qu'elle faisait ici. Je déglutis et elle fronça les sourcils, me poussant légèrement afin d'entrer dans ma chambre avec un soupir excédé. Elle avait dans le regard une sorte de flamme qui me glaça le sang et ne me donnait absolument pas envie de lui faire la conversation.

— Heureusement que je ne m'attendais pas à ce que tu m'invites à entrer, lança-t-elle amèrement en défaisant son manteau qu'elle lança sur mon lit.

Je fermai la porte derrière elle et me figeai à nouveau quand elle me fit face, les bras croisés. Elle semblait animée d'une colère sourde, encore plus intense que lors de notre dernière vraie conversation. Je refusai de me laisser impressionner et pris la parole du ton le plus sec possible.

— Qu'est-ce que tu fais ici ?

La voix cassée par la fatigue, j'étais parfaitement consciente d'être ridicule. Elle haussa un sourcil, véritablement surprise.

— Ah, laissa-t-elle tomber d'un ton un peu moins dur. Je constate qu'il ne t'a pas prévenue de mon arrivée.

— Qui ? fis-je, méfiante.

— Ton « charmant » !

Elle mima les guillemets bien qu'ils fussent parfaitement audibles. Mon coeur entama une course folle en entendant parler de mon prof adoré, mais je me donnai contenance en croisant les bras à mon tour. Je m'interrogeai alors sur qu'avait bien pu lui raconter M. Baillet pour qu'elle soit venue depuis chez elle. Une idée germa dans mon crâne, mais je la repoussai. Il ne m'aurait pas trahie.

— En effet, je ne suis pas au courant, soupirai-je, lasse. Et arrête de l'appeler comme ça...

Elle poussa un soupir irrité, mais ne répondit pas, contrairement à ce dont j'avais l'habitude ces derniers temps. Je remarquai que son expression changea soudain, se faisant moins agressive, plus inquiète, tendue.

— Peu importe, reprit-elle après une étrange hésitation. Il a téléphoné chez moi il y a une heure pour m'annoncer que tu avais tenté de mettre fin à tes jours, ce mardi.

Choquée, ma bouche s'entrouvrit, mais je ne trouvai rien à répondre. Baillet lui avait donc révélé ça. Mon estomac se contracta en écho à la douleur que me provoquait la déception. Je ne m'étais pas attendue à ce qu'il prévienne Chloé en plus de mon père. Une angoisse me saisi soudain. Il n'allait tout de même pas annoncer ça à mon père par téléphone, si ?

Chloé me fixa intensément et trouva forcément mon silence très éloquent. Elle s'assit sur le lit en continuant de me faire face.

— Ce qu'il ne m'a pas dit, c'est pourquoi. J'ai bien essayé de le faire parler, mais il a refusé, prétextant que c'était à toi de le faire.

Je me mordis la lèvre, la tête pleine de suppositions quand à la conversation que Baillet pouvait avoir en ce moment même avec mon père, et je lorgnai inconsciemment vers mon téléphone, à moitié dissimulé par mon oreiller. Chloé suivi mon regard et elle soupira, récupérant mon attention.

— Eva, je te connais, laissa-t-elle tomber avec une étonnante douceur. Je sais que, malgré ce que je peux te faire endurer ici, tu es assez forte pour ne pas te laisser impressionner par ça. Après tout, nous ne sommes que des gamines et une fois sorties d'ici, chacune tracera son chemin en oubliant l'autre. J'en ai déduit que je n'étais pas responsable de ton état.

J'eus un reniflement dédaigneux et elle haussa les sourcils.

— D'accord, pas complètement responsable en tout cas, se reprit-elle, une tristesse se lisant soudain sur son visage. Si Charma-... Pardon, si Baillet s'est mis en tête de me prévenir moi, c'est aussi une raison pour moi de penser que, même si je ne suis pas innocente à la situation, je n'en suis pas non plus la principale cause.

Le silence s'installa, elle s'attendait sans doute à ce que je le brise, mais je me retrouvais incapable de prononcer la moindre phrase cohérente. Elle pencha la tête sur le côté, ayant sans doute compris mon désarroi. Elle se leva soudain et, semblant ne plus y tenir, s'approcha de moi, attrapa mon visage en coupe, les yeux de plus en plus humides.

— Je t'en prie, parle-moi, souffla-t-elle.

Je détournai le regard, en proie à des émotions contradictoire et mes yeux tombèrent sur la quatrième lettre d'excuses que j'étais en train d'écrire à son attention. Son regard suivi le mien et elle se détacha de moi avant d'attraper la feuille avec un geste nonchalant. Tandis que ses yeux sautaient d'une ligne à l'autre à une vitesse effarante, je tentai de reprendre contenance et de comprendre ce que je devais faire à présent qu'elle était là, dressant une sorte de drapeau blanc auquel je ne m'étais pas attendue. Qu'est-ce que Baillet voulait que je fasse de ça ? Je déglutis et elle me tendit ma lettre, le regard fixé sur le papier.

— Tu appelles ça de véritables excuses ?

Je baissai les yeux et hochai la tête d'un air penaud.

— C'est bien les excuses les plus pitoyables qu'il m'ait été donné de lire, dit-elle d'un ton neutre.

La colère m'empourpra les joues et je ne pus retenir le flot de paroles amères qui m'envahissait soudain le cerveau.

— Alors qu'est-ce que tu fais ici, hein ? Tu ne veux pas entendre ça, alors va-t'en, continue à me traiter comme une pestiférée si ça te permets de te venger de moi, d'un côté je le mérite, mais ne viens pas retourner le couteau dans la plaie parce que je suis parfaitement incapable de présenter des excuses correctes ! Si tu veux tout savoir, cette lettre est la quatrième que j'écris et je la trouve encore plus minable que les trois premières. Si tu veux les voir pour te moquer encore, ne te gênes pas, elles sont dans la poubelle ! Sers-toi !

Mon cœur semblait au bord de l'implosion tandis que je pensais à mon geste désespéré, à son absence qui creusait, jour après jour, un trou encore plus profond dans le creux de mon âme. J'avais tant besoin d'elle que mes yeux se remplirent de larmes, et je craquai en haussant le ton :

— Et va te faire cuire le cul, putain !

Je m'arrêtai pour reprendre mon souffle et m'attendais à ce qu'elle déverse à son tour un torrent d'insanités et de méchancetés. Au lieu de ça, elle se contenta de me regarder avec un drôle d'air.

— « Va te faire cuire le cul » ? répéta-t-elle, sans se départir de son calme. Je ne parlerais même pas du « putain », je ne savais même pas que tu connaissais ce mot. Ton père en ferait une attaque.

Je ravalai ma colère, retenant à grand peine un flot d'injures encore plus vulgaires et tapai du pied par terre avant de secouer la tête, atterrée par son détachement. Elle avait toujours à la main la lettre que j'avais rédigée et elle la lut une nouvelle fois, le regard allant d'un mot à l'autre sans m'accorder la moindre attention. Je bouillonnai de rage et d'indignation, mais elle semblait y être complètement imperméable. Elle lut la lettre une troisième fois et leva enfin les yeux vers moi. Je n'avais pas bougé.

— Sais-tu depuis combien de temps j'attends cette lettre ? lança-t-elle, le ton sourd.

Les lèvres scellées, j'étais prête à l'incendier de nouveau, si jamais elle tentait de me briser, mais elle n'avait pas l'air d'en avoir l'intention, ce soir. Et c'est avec un visage empli de tristesse qu'elle plongea son regard chocolat dans le mien.

— Cinq mois, souffla-t-elle. Depuis le lendemain du jour de notre dispute.

Mon cerveau bugua, littéralement.

— Tu en auras mis du temps.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? bégayai-je.

— Tu ne sais pas reconnaître tes erreurs, ça a toujours été un de tes putain de défauts.

Je me sentis rougir devant son sourire narquois tandis qu'elle reprenait mes mots, et je détournai le regard en faisant la moue.

— Tu le savais, pourtant, tu n'as jamais réussi à changer ça, continua-t-elle. Tu es entêtée et n'as jamais réussi non plus à présenter d'excuses de toute ta vie. Nous avons déjà eu des colères, nous nous sommes souvent disputées pour des broutilles, mais nous revenions naturellement l'une vers l'autre parce que nous nous aimions trop pour nous détester. Mais cette fois, tu es allée trop loin et je ne pouvais pas te pardonner aussi facilement que les autres fois.

Elle posa ses mains sur mes épaules et je déglutis difficilement. J'étais perdue, je ne comprenais pas ce qu'il se passait et je n'avais pas la moindre idée de ce que je devais dire à présent. J'avais eu trop d'émotions dans la journée et mon cerveau n'était pas en mesure d'enregistrer trop de changements d'un coup. Il me fallait un temps d'adaptation, un temps que Chloé ne semblait pas en mesure de me donner.

— Tu as toujours été un peu brute, maladroite dans tes gestes et tes propos, mais jamais mal intentionnée, donc je te pardonnais. Mais cette fois tu as été pire que tout, tu as été cruelle.

Mes yeux picotèrent et je les baissai. Je savais très bien ce que j'avais fait. Lors d'une soirée bien arrosée, j'avais trop bu et j'avais toujours très mal supporté l'alcool. Dans un accès de jalousie et simplement pour attirer l'attention, j'avais été dire à tout le monde que mon amie d'enfance, Chloé, était homosexuelle et avait tenté une approche un soir où on dormait toutes les deux dans le même lit. Nous avions toujours partagé le même lit, ça n'avait jamais été un sujet délicat entre nous et nous n'avions jamais envisagé de dormir séparément lorsque nous dormions l'une chez l'autre et le fait qu'elle soit homosexuelle ne m'avait jamais dérangée. Bien au contraire, j'avais été la première personne à qui elle l'avait annoncé et je l'avais soutenue lorsqu'elle était allée en parler à ses parents.

Bien évidemment, elle n'avait jamais rien tenté avec moi et l'alcool m'avait rendue mauvaise, au point que j'avais raconté n'importe quoi pour que, pour une fois, on s'intéresse un peu à moi. Ce soir-là, elle m'avait giflée et  laissée seule au milieu de nos amis, qui étaient avec nous dans la même école. Le lendemain, elle avait trouvé un mensonge pire que le mien et tout avait dégénéré après cela. Plus personne ne m'accordait le moindre crédit, car de toute façon, elle était bien plus belle et populaire que moi.

— Je suis profondément et sincèrement désolée de tout le mal que j'ai pu te faire, murmurai-je d'une petite voix, sans même lever les yeux.

— Je sais, répondit-elle d'une voix étouffée.

Au moment où je levai la tête, elle m'attrapa et m'enlaça en se répandant en excuses à son tour.

— Je suis désolée aussi d'avoir fait de ta vie un enfer ici, mais j'avais tellement mal que tu ne sois même pas capable de penser à t'excuser, j'étais si malheureuse d'attendre que tu daignes faire ce geste que je me suis abaissée aux pires méchancetés. La simple vue de ton visage me rendait si furieuse ! Je t'ai poussé à bout pour que tu réagisses ! Je suis vraiment désolée pour tout ça, désolée de ne pas avoir été là non plus quand tu as eu besoin de quelqu'un sur qui compter...

Nous nous mîmes à pleurer de concert, nous serrant mutuellement dans nos bras tandis qu'elle lâchait la lettre et que nous laissions nos émotions s'exprimer à nos places. Tandis que nous nous calmions, elle s'assit de nouveau sur mon lit et m'invita à la rejoindre. Je m'exécutai et elle eut un court éclat de rire en essuyant ses joues.

— Regarde-nous, ricana-t-elle. On est pathétiques...

J'eus un rire bref et crispé et elle me fixa à nouveau, ses prunelles se firent chaudes et j'eus un pincement au cœur. J'avais été si sotte de penser que tout était fini entre nous alors que nous avions toujours été inséparables... Elle m'observa un instant, l'air grave et fit une moue.

— Parle-moi, ma belle... Qu'est-ce qui t'a pris de vouloir te...

Le mot « suicider » semblait lui poser problème, comme l'idée même que je puisse attenter à mes jours. Je déglutis et baissai les yeux sur mes mains, serrées sur mes genoux.

— Un appel au secours pour que tu reviennes ? tentai-je avec hésitation.

Du coin de l'œil, je la vis secouer la tête.

— Arrête un peu, répondit-elle avec un rire forcé. Je suis peut-être blonde, mais je ne suis pas stupide !

Ce dérisoire trait d'humour ne m'arracha même pas une moue. Je triturai mes doigts et mes yeux s'humidifièrent à nouveau. Je soupirai, le souffle à moitié coincé dans ma gorge, et me lançai du bout des lèvres.

— Je ne l'ai dit à personne et aujourd'hui...

Je soupira à nouveau en pensant à mon professeur. Savait-il ce qu'il était en train de se passer, en ce moment même ? S'attendait-il à ce que son plan fonctionne aussi bien ? Mes larmes débordèrent et je reniflai.

— Baillet qui me sauve, toi qui reviens vers moi... J'ai... j'ai l'impression de compter pour quelqu'un. Enfin.

Elle m'enlaça soudain et je laissai mes larmes déborder, mes sanglots me secouaient toute entière. Les mains de mon amie me serraient fort, aussi fort que Baillet et mon cœur sembla exploser. De ma courte existence, jamais je ne n'avais ressenti autant de chaleur, d'amour et mon âme blessée en fut bouleversée.

Chloé patienta, me frottant le dos avec douceur et quand je me calmai enfin, je me redressai avant de plonger mon regard embué dans le sien. Sa douleur faisait écho à la mienne et elle replaça une mèche de mes cheveux derrière mon oreille d'un geste terriblement maternel. Ce fut presque comme si ces quatre derniers mois ne s'étaient jamais écoulés, comme si nous n'avions jamais eu de dispute. Elle était mon amie, ma meilleure amie et elle était près de moi, comme toujours, au moment où j'en avais le plus besoin.

— Je ne retournerais pas au boulot lundi, déclarai-je enfin.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

— Laurent... Il... Il a...

Je pris une profonde inspiration. La simple phrase « il m'a violée » me paraissait si brutale, si irréelle et abrupte qu'elle me faisait mal rien que de penser à la dire. Cela rendait les choses tellement plus vraies, plus palpables et plus horribles à la fois. Ce mot à lui seul était choquant tant il évoquait les atrocités auxquelles il était lié.

— Il a... il a abusé de moi, dis-je dans un murmure.

Elle resta un instant immobile, à cligner des yeux, ahurie.

— Quoi ? Quand ?

— La première fois, tu veux dire ?

Elle se leva d'un bond, commença à faire les cents pas dans la pièce, une vraie tornade en action, balançant des insultes à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche, des mots réellement déplacés dans la bouche d'une jeune fille de son genre. Son débit d'injures devint si rapide que je ne compris pas la moitié de ce qu'elle disait. Elle s'interrompit pour reprendre son souffle et je l'attrapai par la manche, la forçant à se rasseoir.

— J'ai écrit ma lettre de démission ce soir, fis-je en désignant mon bureau, sur lequel était posée le papier soigneusement plié. Je vais probablement porter plainte dès ce week-end. Il... risque de s'en prendre à Victoria si je me tais, parce qu'il va saisir pourquoi je pars. Il est capable de lui faire du mal à elle aussi.

— Connaissant l'adoration qu'à ta sœur pour lui, elle le suivrait sans hésiter s'il le lui proposait, pesta-t-elle avec hargne. Quel enfoiré ! Te faire un tel chantage !

— Je sais..., soufflai-je en hochant la tête. C'est comme ça qu'il m'a réduite au silence pendant si longtemps.

Elle m'attrapa la main et la serra dans la sienne.

— Depuis combien de temps ça dure ?

Les souvenirs affluèrent et je frissonnai, une angoisse familière me glaçant les os.

— Quatre mois, articulai-je difficilement. Peu après notre dispute. À croire qu'il attendait que je sois plus fragile... Ou isolée...

Ses bras m'entourèrent à nouveau et elle me serra contre elle, une étreinte à me briser les os, mais qui me fit du bien.

— Tu vas porter plainte, asséna-t-elle en me relâchant. Ce n'est pas probablement que tu vas le faire, c'est sûrement. Et pour m'en assurer, je vais venir avec toi à la gendarmerie. Ce n'est même pas la peine qu'il pense à s'en sortir ! Pour Victoria, je me charge de lui mentir et de la convaincre que c'est un sale enfant de...

— Pas question de dire à Victoria la vérité, l'interrompis-je. Pour mon père... Baillet devait l'appeler ce soir pour lui donner rendez-vous vendredi midi, qu'on le mette au courant.

Elle hocha la tête d'un air appréciateur.

— Très bonne chose, fit-elle, les sourcils froncés.

— Tu crois ? murmurai-je, incertaine.

J'avais toujours une grande crainte de ce qui allait ressortir de la confrontation avec mon père. Je n'avais pas la moindre idée de la façon dont il allait réagir et ça alimentait considérablement mon niveau d'angoisse.

— Inutile de t'en faire, me lança Chloé. Tout va bien se passer. Ce n'est pas le père modèle, mais c'est ton père. Son devoir, c'est de te protéger. Il va être fou de rage quand il va savoir...

— Tu le mets sur un piédestal, maugréai-je malgré moi.

— Te souviens-tu du jour où j'ai fais mon coming-out à mes parents ? lança-t-elle avec un sourire rassurant. Je n'avais pas confiance en eux, moi non plus. Pourtant, ils m'ont surpris. Je pensais qu'ils allaient me jeter dehors, qu'ils allaient crier à l'infamie... Et vois où j'en suis ? Mon propre père me donne des conseils pour plaire aux filles.

J'esquissai un sourire. Elle m'avait déjà parlé de tout ça. La différence, c'était qu'elle vivait dans une famille bien plus ouverte et tolérante que la mienne. Mon père allait probablement encore plus me voir comme une aberration, le maillon faible de sa petite vie bien rangée, bien nette et saine.

— Tout ça pour dire : ne sous-estime pas l'amour d'un père pour sa fille.

Je ne trouvai rien à répondre à ça et je ne m'estimais pas la force de vouloir épiloguer avec elle ce soir. Je lui souris poliment et elle déposa un baiser sur mon front avant de regarder son smartphone.

— Bon, il est tard, je devrais sans doute rentrer, soupira-t-elle avec regret. Je pense qu'on peux estimer que nous avons eu assez d'émotions pour la soirée. À moins que tu ne veuilles que je dorme avec toi ?

Mon cœur se gonfla d'amour et je me sentis rosir.

— Tu es adorable, merci beaucoup, répondis-je avec un sourire ému. Ça ira. Bien mieux, grâce à toi.

Nous nous levâmes en même temps, ce qui lui arracha un petit rire et elle récupéra son manteau avant de se diriger vers la porte, moi sur ses talons. Tandis qu'elle posait la main sur la poignée de la porte, je m'éclaircis la gorge.

— Tu sais, en fait, je ne suis qu'un mouton. Je suis peut-être idiote après tout, ou alors je n'ai pas beaucoup de personnalité, mais je suis perdue, sans quelqu'un de plus fort, de plus charismatique que moi. C'est peut-être aussi pour ça que je me suis laissée faire aussi longtemps... je suis... une incapable...

Quelques larmes débordèrent et elle les essuya avec le pouce.

— Oui, tu manques sans doute de personnalité, admit-elle avec douceur. Mais c'est uniquement parce que tu manques de confiance en toi. Tu nous compares toujours, te mets en retrait par rapport à moi, pensant sans doute que je vaux mieux que toi. C'est faux. Il y a un point sur lequel tu me battras éternellement.

Je haussai les sourcils et elle esquissa un sourire rempli de tendresse et je me sentis rougir.

— Tu as du cœur, tu es généreuse et bienveillante. Quand tu ne bois pas. Je ne pourrais jamais en dire autant de moi, qui suis, il faut bien l'admettre, une mégalomane très égoïste. Tu es la seule que j'aime autant que moi-même.

— Arrête un peu de dire n'importe quoi...

Je n'étais plus rouge, j'étais écarlate. Chloé m'embrassa rapidement sur la joue avant de me souhaiter une bonne nuit.

— Je te retrouve demain dans la cour, ordonna-t-elle d'un ton autoritaire. Repose-toi, tu as une tête à faire peur.

Je louchai, tirai la langue et elle s'en alla en pouffant.

En refermant la porte derrière elle, je me laissai glisser sur le sol, laissant mon épuisement moral me submerger. Que s'était-il donc passé cette semaine ? La chance avait-elle tourné ? Mon quota de poisse était atteint et à présent, je recevais une dose égale de chance ? D'abord, l'homme dont je rêvais m'avait sauvé, avait avoué m'adorer, m'avait soutenu et dit ce que j'avais besoin d'entendre. Et ce soir...

Venais-je de me réconcilier avec ma seule et meilleure amie ? Tout ça grâce à un seul homme : Luc Baillet. J'allais bientôt avoir plus qu'une seule dette envers lui... S'il s'arrangeait pour me sauver la vie et l'arranger ensuite, c'était une vie entière de servitude que j'allais devoir lui proposer. Ce qui ne serait pas pour me déplaire. Au moins, entre ses mains j'étais sûre d'être bien traitée.

Je me levai péniblement, tournant le verrou de la porte de ma chambre et me déshabillai maladroitement. J'étais épuisée de cette semaine. Je me rendais compte cependant que ce n'en était pas terminé. J'avais la journée entière de jeudi pour me préparer à la prochaine confrontation avec mon père et les révélations que j'avais à lui faire.

Annotations

Vous aimez lire AnolieLara ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0