Chapitre 3

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Je passai une nuit relativement paisible. Malgré les mêmes cauchemars que dans l'après-midi, le fait d'avoir parlé à mon prof m'avait soulagé l'esprit et, pour la première fois depuis quelques mois déjà, je me levai sans avoir l'impression d'être misérable, ainsi que sans avoir envie que la journée soit déjà finie. Au contraire, j'avais hâte qu'elle dure plus longtemps en sa compagnie. Mon cœur s'affola en pensant à Baillet et mon corps se réchauffa sensiblement. Je fus un instant choquée d'éprouver enfin quelque chose de positif.

Ce qu'il faisait naître en moi était dangereux, j'en avais pourtant bien conscience.

J'étais en train de m'accrocher à mon professeur, bien plus que je ne l'étais déjà. Le fait qu'il soit devenu mon sauveur comme mon confident ne m'aidait pas à faire autrement et je n'étais pas en mesure de résister au nouvel attrait qu'il avait sur moi. Combien de fois n'avais-je pas rêvé qu'il vienne à mon secours ? Combien de fois l'avais-je imaginé arriver pour une visite surprise dans mon entreprise, pendant que Laurent me faisais du mal, pour qu'il me sauve de lui.

Avec Laurent, j'avais tout essayé. Lorsque je m'étais mise en arrêt de travail, il avait proposé à son petit frère d'inviter Victoria chez lui, dans une menace subtile, mais claire. J'avais été tellement morte d'inquiétude que lorsqu'elle était rentrée, je n'avais pu m'empêcher de la réprimander. Nous nous étions disputées, encore une fois, ce qui était fréquent quand il s'agissait de Laurent, mais j'avais compris le message et j'étais aussitôt retournée travailler.

J'avais alors commencé diverses tactiques, mais quoi que je dise, quoi que je fasse, rien ne semblait l'affecter : pleurer, ne rien faire du tout, simuler, tout. J'avais malheureusement été trop peu convaincante pour qu'il marche dans mes divers coups de bluff. La seule fois où j'avais osé simuler, il m'avait étranglée. Alors, il avait découvert qu'il aimait ça et avait renouvelé. Depuis, je portais des cols roulés pour cacher les marques de ses mains autour de mon cou.

Quand j'y pensais, j'avais le sentiment qu'il nous croyait dans une sorte de couple malsain. Son attitude n'avait jamais changé, hormis les passages dans la chambre froide, il était le même, comme si ce qu'il m'y faisait n'était qu'une étape sordide de notre relation. Comme si je l'avais tacitement autorisé à se rapprocher, à me conquérir. Et à chaque fois que j'avais cette pensée, j'avais des haut-le-cœur.

*****

La matinée commença avec la seconde partie du cours de pratique que j'avais raté la veille. En pénétrant dans le labo, aucun de mes camarades ne me demanda où j'étais passée. Je remarquai cependant un regard d'Antoine et je me rappelai avec labeur qu'il avait été le seul à demander au chef s'il m'avait trouvée. J'esquivai son regard, comme avec les autres garçons et rejoignis mon plan de travail de la veille.

J'avais spontanément choisi celui près du chef, ce qui était un problème, ce matin. S'il devait travailler à côté de moi toute la matinée, ça allait être difficile de me concentrer, avec le retour de mes émotions, après un temps en sommeil. Cependant, je devais reconnaître que c'était le choix le plus sensé : il s'agissait du seul plan de travail que je n'avais pas à partager.

Je m'y installai en me mordant la lèvre inférieure tandis que Baillet entra à ma suite et me salua avec un regard étrange. Je compris qu'il était étonné que je ne sois pas venue plus tôt, après son invitation à le rejoindre pour discuter. En vérité, je n'avais pas osé. Après avoir tenté de me rappeler le brouillard de la veille, j'étais parvenue à la conclusion que je n'avais plus envie de me souvenir de cette journée, de ma tentative de suicide, de mes confidences. Celles-ci étaient encore bien trop douloureuses et me rendaient trop malheureuse pour que je veuille m'épancher à nouveau. Je n'y étais pas prête.

J'étais d'humeur étrange aujourd'hui. Ma morosité semblait avoir été légèrement étouffée et le sentiment d'être à nouveau moi-même me donna la chair de poule, tout comme un souffle d'espoir. Je restai tout de même sur mes gardes, car si un semblant de chaleur avait fait sa place dans mon cœur, je sentais que la flamme était fragile.

Baillet salua alors toute la classe, après s'être installé à son plan de travail et, sans préambules, il nous expliqua brièvement ce que nous devions faire au cours de cette session. Éclairs et mille-feuilles. Je retins un gémissement plaintif. Je détestais la pâte à choux.

— Je vous rappelle que vous n'avez que jusqu'à midi, alors on s'organise pour les batteurs, s'il vous plaît.

Je regardai distraitement le balai de mes camarades qui sortaient leur matériel avant de se diriger vers les KitchenAid et je poussai un soupir las.

— Génial..., marmonnai-je en plissant le nez.

Le chef se tourna vers moi avec un sourire amusé et je me sentis rougir quand je compris qu'il m'avait entendue. Il revint vers son plan de travail en avisant mon visage où il pouvait certainement lire mon manque d'enthousiasme.

— Allons, ne fais pas ta mauvaise tête, me lança-t-il en aparté en se penchant vers moi. Tu sais qu'il y a cent pourcent de chance pour que ça tombe le jour de l'examen.

La chaleur dans son sourire me fit retrouver mes marques et je fus ravie de lui répondre, d'un ton sarcastique :

— Je compte bien soudoyer les juges pour qu'ils acceptent de me laisser sauter cette étape.

Il pouffa et je ne pus m'empêcher d'esquisser un timide sourire devant sa bonne humeur. Il était terriblement contagieux. C'était cet aspect de sa personnalité qui m'avait envoûté le plus : il irradiait en permanence, suintant l'enthousiasme par tous les pores de sa peau. Son regard se fit espiègle quand il le plongea dans le mien.

— Si ton sourire ne les charme pas, j'essayerais de leur glisser un petit billet à chacun !

Mon cœur rata un battement devant son air soudain très sérieux, mais je fis mine de ne pas avoir compris qu'il me faisait un compliment avant de rétorquer :

— Je vous en prie, pas de favoritisme !

Et revoilà ce sourire en coin.

— Avec toi ? se moqua-t-il. Jamais.

Il s'éloigna en me lançant un clin d'œil et je ne trouvais rien à ajouter, tant j'étais sous le choc de son sous-entendu. Écarlate, je secouai la tête, et pestai intérieurement. Qu'est-ce qui lui prenait de me faire ce genre de farces ? Son comportement, ses remarques... Faisait-il exprès de me laisser espérer ? Non, il avait toujours été ainsi avec moi, taquin, un brin charmeur, sarcastique. Je devais me ressaisir.

Tout au long de la matinée, il me sembla que son regard me suivait partout. Je le sentais quand je séchais ma pâte à choux sur le gaz, quand je dressais mes choux sur ma plaque. Loin d'être désagréable, cette attention me rendait tout de même un peu nerveuse. Mes mains étaient moins habiles, j'avais quelques tremblements quand je constatais du coin de l'œil qu'il analysait tout ce que je faisais. Étais-je la seule à bénéficier de toute cette attention aujourd'hui ? J'eus ma réponse lorsque Théo, un de mes camarades, eu besoin de son aide. Même s'il se déplaça près du garçon pour le guider dans son tourage de pâte feuilletée, il n'avait d'yeux que pour moi.

Lorsque la cloche sonnant la récréation retentit, je levai machinalement la tête vers lui.

— Hop là, les bolides ! interrompit ce dernier tandis que mes homologues se dirigeaient vers la porte. Vous n'avez rien dans le four ?

— Non, dirent-ils en chœur.

— Ok, allez-y.

Ils passèrent devant lui et quittèrent le laboratoire dans un joyeux brouhaha. Je n'avais pas envie de descendre dans la cour, j'avais un peu peur de croiser Chloé et je n'avais pas la force pour l'affronter, ainsi que ses remarques. Je ne bougeai pas, j'attendis que le dernier de mes camarades referme la porte avant de diriger de nouveau mon regard vers mon prof. Il m'observa en silence, son visage passant par toute une palette d'émotions que je ne parvenais pas à décrypter.

— Tu veux rester ici.

Ce n'était pas une question et je hochai la tête en silence. Il sembla réfléchir un instant, pesant le pour et le contre de me laisser toute seule sans surveillance.

— Ok, finit-il par dire. Je vais me chercher un café et je reviens.

Il se dirigea vers la porte avant de se tourner une dernière fois vers moi.

— Pas de bêtise, promis ?

Je me mordis la lèvre et me forçai à prendre un ton sarcastique, malgré ma gorge nouée par son évidente inquiétude.

— Je vous promets de ne pas faire exploser le laboratoire.

Baillet fronça les sourcils et ses yeux bleus lancèrent des éclairs. Pour une fois, ma répartie ne le faisait pas rire et mon cœur sembla se figer.

— Tu sais très bien ce que je veux dire.

Je baissai la tête, légèrement embarrassée. Je finis par opiner du chef.

— Pas de bêtise, marmonnai-je.

Il quitta le laboratoire en me jetant un dernier regard et je ne pus m'empêcher de penser qu'il semblait vraiment s'inquiéter pour moi. Je chassai cette pensée aussitôt, je ne voulais pas m'imaginer plus que ce qu'il n'y avait. Il était normal qu'il s'inquiète pour son élève, une gamine. Quel genre de prof serait-il, s'il ne s'occupait pas de moi, de mon mal-être ?

*****

Je travaillai à prendre de l'avance sur mes préparations. Je donnai deux nouveaux tours à mon feuilletage et préparai ma crème pâtissière. Je ne comptai pas le temps, mais il me sembla que je restais seule à peine dix minutes avant le retour de mon prof. Lorsqu'il referma la porte, il me scruta un instant avant de retourner vers son bureau et fouiller dans ses tiroirs. Il n'essaya pas de faire la conversation et je ne l'y encourageai pas. M'occuper les mains était plus facile pour moi que de communiquer, appuyant ma résolution d'oublier les évènements de la veille.

La récréation terminée, mes camarades remontèrent avec autant de discrétion qu'à l'aller, c'est à dire aucune. Nous continuâmes nos tâches sans que mon professeur ne me manifeste plus d'intérêt que pour les autres apprentis. Je dû fournir des efforts colossaux pour faire abstraction de son regard, de sa présence, quand il était prêt de moi, et j'eus le sentiment de rater tout ce que je faisais.

À la sortie du four, ma pâte à choux n'était pas aussi affreuse que ce que j'avais redouté. Loin d'être parfaite, elle était cependant mieux que la majorité de mes homologues masculins. Je m'en étais bien sortie et je soupirai de soulagement.

*****

À midi, je ne rejoignis pas la file d'attente pour le réfectoire, toujours angoissée à l'idée de croiser Chloé. Dans le couloir qui menait à la cour de derrière, je croisai les professeurs de l'école. Je reconnu M. Baillet au milieu, en pleine conversation avec son collègue et mentor, M. Pascali. Je baissai rapidement la tête en essayant de me mêler à la foule, espérant qu'il soit trop pris par sa discussion pour me voir, mais je n'eus pas cette chance. Nos yeux se croisèrent et je vis qu'il fronçait les sourcils. Il ne m'arrêta pas et je continuai mon chemin vers l'extérieur.

Je m'assis sur les marches de mon escalier isolé préféré avec un soupir. Je branchai mes écouteurs sur mon téléphone et lançai mon application de musique. C'était une belle journée d'octobre et pour une fois, j'étais presque sereine. Le soleil me caressait le visage agréablement, et même s'il faisait froid, je ne le sentais pas. J'étais étonnement bien, en paix avec le monde, avec moi-même.

Je dus m'assoupir car je ne revins à moi que lorsque la sonnerie annonçant le début des cours résonna dans l'établissement. Je me remis rapidement debout et allais vers ma prochaine salle de classe. Elle serait la même pour les quatre prochaines heures. Français, puis Technologie. La prof de français, Mme Seigle, m'avait toujours plutôt apprécié. Même si je ne me manifestais pas assez en classe à son goût. Son premier cours avec nous avait débuté par une dictée. J'étais la seule à avoir fait un sans-faute. Depuis, elle aimait à donner mes devoirs aux autres pour les corrections. Ce qui, en fait, n'avait fait que renforcer l'animosité qu'ils éprouvaient à mon égard.

Les deux heures passèrent sans que j'eusse besoin de feindre le sommeil. Elle nous donna un exercice simple à faire que je terminai rapidement et j'occupai le reste de mon temps à rédiger un brouillon de lettre de démission.

La sonnerie retentit et je ne me levai pas, attendant que les autres partent avant moi. Une fois que le dernier fut sorti ainsi que la professeure, un visage connu apparut dans l'encadrement de la porte et se renfrogna en m'apercevant.

— Super, lâcha Chloé d'un air irrité. Moi qui voulais voir le charmant professeur, je tombe sur la sorcière. Enfin, on est sorcière que quand on est adulte. Ce qui est loin d'être ton cas.

Elle n'attendit pas ma réponse et quitta la pièce en claquant la porte, me laissant rouge de colère et les larmes aux yeux. Je ne descendis pas en récréation. Je préférais de loin rester seule que d'affronter les regards dans la cour ou les insultes de Chloé. Comment M. Baillet voulait-il que je me réconcilie avec cette fille ? C'était impensable, impossible !

Elle était froide, perfide, sournoise... Non, je me mentais. En vérité elle n'était pas du tout comme ça, ce qu'elle était devenue était uniquement de ma faute. Je croisai mes bras sur la table et dissimulai mon visage à l'intérieur. J'entendis une nouvelle fois la porte s'ouvrir et je levai les yeux vers le nouvel arrivant. Ce visage me plaisait déjà beaucoup plus et M. Baillet vint vers moi en quelques enjambées.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? m'interrogea-t-il avec étonnement. Tu ne devrais pas être dehors à profiter un peu du soleil ?

Je haussai les épaules et il n'insista pas. Il retourna la chaise devant ma table et s'assit face à moi. Mon cœur fit aussitôt un bond dans ma poitrine et je sentis mes joues se mettre à chauffer.

— Tu ne manges plus du tout à la cantine ou c'est une idée ? demanda-t-il d'un ton accusateur.

Je me mordis la lèvre en esquivant son regard. Sa proximité faisait faire des bonds à mon cœur et j'étais persuadée que mon prof pouvait entendre sa course folle.

— Ça dépend des jours..., avouai-je dans un souffle.

— Ça dépend si Chloé Jaillard est dedans ou pas ?

Encore une fois, il visait juste. Après avoir eu vent de mes sentiments et de ce qu'il s'était passé avec elle, il ne devrait pas être surpris que je veuille mettre de la distance avec elle. Je hochai la tête, misérablement.

— Elle est demi-pensionnaire, donc tu manges au moins le soir, non ? raisonna-t-il, le ton de plus en plus sourd.

Ma tête semblait prise dans un étau et je soupirai, lasse.

— Des fois, soufflai-je. Quand j'ai faim.

— Sais-tu que tu es rachitique ? lança-t-il tout à trac.

Mes yeux s'humidifièrent à son ton désapprobateur et je déglutis difficilement.

— Je... Je ne me rends pas compte.

C'était vrai. Je savais que j'avais perdu du poids, c'était évident, puisque j'avais dû changer ma garde-robe récemment et m'acheter de nouveaux pantalons. Cependant, je ne me rendais pas compte de l'image que je renvoyais. La vérité, c'était que je ne me regardais plus dans le miroir depuis bien longtemps, trop effrayée par ce que je pourrais y voir. J'accrochai les prunelles de Baillet et son regard sembla se voiler. Il n'insista pas plus sur ma non-alimentation et poussa un soupir avant d'esquisser une moue contrite.

— Ce soir, j'appelle ton père pour lui donner rendez-vous, en ta compagnie, vendredi midi.

Mon estomac se contracta douloureusement et j'eus le sentiment que mon souffle se bloquait.

— Vous... Vous allez lui dire ? m'étranglai-je, une panique sourde m'enserrant la poitrine.

— Pas au téléphone, précisa-t-il avec douceur. Je préfère que tu sois là, avec lui, pour lui parler de tout ça.

Je me savais incapable d'affronter mon père seule. J'appréhendais trop de voir dans son regard toute sa déception, sa honte, sa douleur. Ses réactions, si extrêmes, pouvaient me briser plus que je ne l'étais déjà. Alors, savoir que Baillet sera à mes côtés me donnait une maigre lueur d'espoir. Et de courage.

— D'accord..., dis-je alors en enfonçant de nouveau mon visage dans mes bras.

— Ne t'en fais pas, souffla-t-il d'un ton rassurant.

Je sentis sa main se poser sur ma tête et me caresser les cheveux. Mon corps entier se mit à vibrer.

— Tout va bien se passer.

Je n'étais pas aussi sûre que lui à ce sujet-là. Je n'avais jamais envisagé de parler à mon père. Il n'était pas ce qu'on pouvait appeler le père idéal. Même si je m'entendais mieux avec lui qu'avec ma mère, il ne valait pas mieux. Père absent mais sévère, il n'y avait pas de demi-mesure avec lui. Exigeant avec lui comme avec nous, s'il m'avait laissé abandonner les études, il m'avait bien laissé entendre que je me devais d'aller jusqu'au bout où il sévirait. La petite fille sage et obéissante que j'étais n'avait jamais eu besoin qu'il aille au bout de ses menaces.

Cadre dans une firme pharmaceutique, c'était le symbole même de la réussite dans la famille. Victoria se prédestinait à devenir médecin, tandis que j'avais choisi l'apprentissage. Il voyait tous les métiers manuels d'un mauvais œil et j'avais l'impression d'être la brebis galeuse. Ma mère était partie avec un autre homme quand j'avais douze ans et avait fait deux autres enfants avec celui-ci. Elle ne donnait signe de vie que lorsqu'elle se rappelait notre existence et les rencontres étaient toujours de mauvaises expériences.

Je n'avais pas une famille exemplaire. La seule personne que j'aimais véritablement et qui me le rendait bien était ma petite sœur Victoria, que j'avais à moitié élevée, compte tenu des absences répétées de notre père et celle, évidemment, de notre mère. Car même pendant notre petite enfance, elle ne s'était jamais réellement occupée de nous, encore moins de Victoria à qui j'avais appris la propreté, et que j'avais habillée, presque tous les matins pour aller chez la nounou, ou à l'école, pendant de nombreuses années.

— Veux-tu lui téléphoner d'abord, afin de préparer le terrain ? interrogea Baillet, me ramenant à la réalité.

Je me redressai pour croiser à nouveau son regard et me rappeler qu'il était très près de moi. J'eus un frisson.

— Non, répondis-je sans hésitation, avant de m'éclaircir la gorge. Je... je ne sais pas comment il va réagir, je ne veux pas le braquer... Je ne veux pas risquer qu'il...

Je m'interrompis, agacée par mon manque d'éloquence, et surtout mal à l'aise.

— Pas au téléphone.

— Tu n'as pas une très haute opinion de ton père, constata-t-il tristement.

— Les joies des familles dysfonctionelles, dis-je, sans humour.

La sonnerie retentit et le martèlement de centaines de pas montant les escaliers ne tarda pas à se faire entendre. M. Baillet abandonna sa place et alla se mettre devant le tableau pour commencer son cours, abandonnant ma proximité et j'eus soudain un peu froid.

Dès le début du cours, il nous donna les notes de la pratique. Il ne m'avait notée que sur la matinée et mes points étaient corrects, malgré les circonstances. Au moins, Laurent n'aurait rien à redire à ça. J'interrompis cette pensée en me rappelant que M. Baillet m'avait interdit de remettre les pieds là-bas. Je n'allais donc plus avoir à le voir, à supporter ses violences. Je n'aurais plus la boule au ventre en allant au travail, plus les larmes aux yeux en me levant le matin.

Il ne me ferait plus jamais de mal.

Tandis que je me faisais de plus en plus à cette idée, je me mis à rêver d'une nouvelle vie, d'un nouvel endroit où je pourrais poursuivre mon diplôme, où les gens seraient gentils gratuitement avec moi, où je n'aurais pas à avoir peur d'aller seule dans la chambre froide, où ils m'aideraient, m'apprendraient et m'apprécieraient sans arrière-pensées. Je suivis les cours d'une oreille distraite et pris des notes quand le prof me ramenait à la réalité.

À la fin des deux heures, je rejoignis Baillet près du tableau en lui tendant le brouillon de la lettre de démission que j'avais rédigée en cours de français pour avoir son opinion. Il l'attrapa avec un froncement de sourcils et la parcouru rapidement, appuyé contre la tranche de son bureau.

— Bien, mais tu peux encore faire plus court, commenta-t-il en me rendant ma feuille. Tu n'as pas besoin d'épiloguer vingt lignes, ni d'expliquer les raisons de ta démission. Je pourrais te faire un exemple, si tu veux.

— Je devrais pouvoir m'en sortir, répondis-je en tendant la main, évitant soigneusement de frôler ses doigts. Est-ce légal de quitter son entreprise ainsi, du jour au lendemain ?

Je me dandinai d'un pied à l'autre, mal à l'aise, tout en évitant son regard. Il soupira et lança, avec beaucoup de sérieux.

— Normalement, il y a une période de préavis, mais ce n'est pas illégal. Pas recommandé puisque tu risques de perdre des indemnités, mais dans certaines circonstances... Je te conseille fortement d'aller voir la gendarmerie ou la police dès que tu seras rentrée chez toi afin de porter plainte et de justifier ta démarche. Ah, et un avocat t'aidera dans les futures démarches, comme porter ta plainte jusqu'aux Prud'hommes.

Je ne m'étais jamais préparée à ce qu'il puisse y avoir de telles démarches et la perspective de me lancer me donna vaguement le vertige. Prise de cours, je me sentis paniquer, une boule remontant dans ma gorge.

— Je ne suis pas sûre d'être capable de faire cela..., soufflai-je avec labeur.

— Pourtant, il va bien le falloir, dit-il avec une certaine douceur. Il ne te lâchera pas comme ça.

J'en étais malheureusement bien consciente et je savais que c'était la seule chose sensée à faire. Je hochai la tête et poussai un profond soupir.

— Tout va donc s'accélérer dès vendredi.

— Oui, asséna-t-il.

— Suis-je assez forte pour ça ?

Je m'étais posée la question à voix haute sans m'en rendre compte et tandis que M. Baillet se détacha de son bureau avant de se placer face à moi. Son index glissa sous mon menton et quand il le leva, plantant ses yeux bleu électrique dans les miens, mon cœur stoppa.

— Tu l'es.

Les joues chaudes, je m'apprêtais à rétorquer quand il enchaîna sans m'en laisser le temps.

— Tu n'es plus seule à présent, m'assura-t-il, une étrange lueur dans le regard. Tu peux compter sur moi.

Je l'avais compris, mais je ne voulais pas compter sur lui plus que ce qu'il pouvait m'offrir. Ma vue se brouilla et je me rendis compte avec un temps de retard que je m'étais mise à pleurer. Je vis ses mains se tendre vers moi, mais je fis un pas en arrière, par réflexe.

— Désolée, pardon.

Il restait un homme et mon mouvement de recul avait été instinctif. Je tâchai de me reprendre et essuyai les larmes avec ma manche.

— Je me suis laissée emporter, m'excusai-je à nouveau. C'est trop d'émotions d'un coup.

Je tentai de sourire et vis une sorte de douleur au fond de ses prunelles. Ses mains venaient-elles de se crisper ?

— Je sais que je ne t'apporte pas toute l'aide que tu espères, mais je sais aussi que je t'apprécie bien plus que je ne le devrais. Ça va plus loin que la simple affection que je peux avoir pour une apprentie douée qui est, et c'est de notoriété publique, ma préférée.

Je fronçai les sourcils, la bouche légèrement ouverte. Ses mots étaient confus et je ne saisissais pas ce qu'il essayait de me dire. Me disait-il qu'il m'aimait plus que je ne le croyais ? Pas comme je voulais, mais pas loin ?

— Vous m'égarez, là, lançai-je, confuse.

— Désolé, répondit-il précipitamment. Oublie ça.

Même si je n'avais pas vraiment tout compris, son embarras était clair. Je n'allais pas lâcher l'affaire de cette façon. Pas si ce qu'il me disait pouvait me faire du bien.

— Non, qu'essayez-vous de me dire ?

Il poussa un soupir et me vrilla de ses yeux envoûtants. Mon cœur eut un raté.

— Je t'apprécie vraiment beaucoup Eva, lança-t-il, une étrange émotion dans la voix. Mon jugement n'est pas faussé par ça, la majorité du temps. Je suis assez mature pour ne pas laisser mes émotions noter à ma place, mais je crains ce que cela pourrait me pousser à faire. Ton sort m'importe plus que celui de n'importe qui et je pense que je suis prêt à aller très loin pour toi.

Il s'interrompit soudain et eut l'air contrit, comme s'il regrettait d'en avoir trop dit. Sans rien ajouter de plus, il ramassa sa mallette en cuir et m'invita à quitter la salle de classe. Je n'esquissai pas un seul mouvement et baissai les yeux, refusant de rencontrer son regard.

— Vous êtes conscient que cela me laisse espérer encore plus ?

Soupir.

— Oui, soupira-t-il avec lassitude.

— Aimez-vous donc me faire souffrir tant que ça ? lançai-je alors, des trémolos dans la voix. C'est au moins aussi douloureux que Lau-

Ses pas s’étaient rapprochés de moi et il m'enferma soudain dans ses bras, m'interrompant. Je tressaillis de surprise.

— Je ne veux pas que tu souffres, me dit-il doucement.

— Vos actes vous contredisent, marmottai-je dans un souffle.

— Je ne sais pas agir autrement.

Il resserra son emprise, soupira puis me lâcha.

— Ne m'en veux pas de ne pas savoir comment être convenable avec toi.

Je réfléchis un instant avant de lever les yeux vers lui et de répondre calmement :

— Je crois que vous savez tout aussi bien que moi que je suis incapable de vous en vouloir, quand bien même vous me faites mal.

Il ne fit aucun commentaire, car il savait que j'avais raison. Finalement, il me connaissait un peu trop bien. Il leva la main et frôla ma joue de ses doigts, faisant décoller mon cœur meurtri, puis esquissa une moue contrite.

— Je crois qu'avant toute chose, il faut que tu te préoccupes de ta situation.

Je dus bien admettre que je ne m'en souciais pas spécialement pour le moment. Toute chamboulée par sa proximité, son toucher, aussi léger qu'une plume sur ma joue, me rendais fébrile. Pourtant il avait raison, j'avais des choses plus importantes à m'occuper. Des activités qui, je l'espérais un peu, allaient m'accaparer assez pour me faire oublier cette impasse sentimentale. Je hochai la tête et cette fois, je quittai la salle la première, me retournant juste pour lui souhaiter une bonne soirée.

— À vendredi, me lança-t-il avec un sourire d'excuse.

Je grimaçai en lui rendant son salut et me dirigeai vers le réfectoire.

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