45. Qui sème le vent...

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Kallian.

Le sommet de la colline du temple ne pouvait être atteint qu’après une longue et pénible ascension. Alors que les autres chevaux peinaient à monter la pente, l’étalon noir de Kallian trottinait paisiblement avec son maître sur son dos. De l’arrière du cortège où il se trouvait, le prince pouvait entendre les commandes de Persis et de ses deux licteurs, Oras et Cléon, qu’il avait emmenés avec lui depuis Aetherna.

Oras, un homme aux cheveux roux et à la carrure d’un buffle, avait tout dans les muscles, mais rien dans le cerveau. Cléon, lui, était un type taciturne plus doué pour les froncements de sourcils que pour les sourires. Tous deux montaient des chevaux au pelage aussi bronzé que leurs cuirasses cachées sous des capes brunes à franges bleues.

— Place ! criait Oras. Dégagez la rue ! Place à Son Altesse le prince Kalliandros !

Les rues étroites étaient bordées de légionnaires qui contenaient la foule avec les hampes de leurs piques. Oras et Persis précédaient le cortège avec une cavalcade de lanciers vêtus de cuirasse noire sous leurs manteaux bruns. Juste derrière venaient deux légionnaires arborant les bannières de l’empereur, aigle d’or sur fond bleu, ainsi que celle de Philippos, une ancre orangée sur un fond noir.

En se balançant de gauche à droite, les tentures dorées de la litière destinée au Grand Oracle suscitaient des remous de lueurs ensoleillées sur les parois des bâtiments. Le palanquin, orné de sculptures et d’ornements complexes, était tiré par un taureau sacré aux cornes peintes. Les tendons de la bête ondulaient sous son pelage blanc, alors qu’il guidait sans effort sa charge en avant, ses sabots frappant le sol avec une cadence rythmique.

Ceci est absurde.

Kallian trouvait vraiment ridicule d’aller dénicher un bigot afin de présider aux funérailles du gouverneur au sein de son palais. Pire encore, ce porc lipidique avide de courbettes avait eu le culot d’exiger d’être escorté par le prince. Mais le summum de l’absurdité fut le fait que le jeune prince accepte, simplement pour éviter tout conflit inutile, comme conseillé par son frère Ikarus. Déjà huit jours que le cadavre de Nikanor empuantissait l’air, il était plus que temps d’en finir avec ce désastreux accident.

L’allure du cortège ralentit, ce qui signifiait que l’on approchait enfin du sommet. Devant, Oras hurla quelque chose, et quelqu’un riposta au même diapason. Un soubresaut secoua la litière et elle fit halte.

— Vous êtes sourds ou quoi, rugit le licteur. Dégagez !

Le prince se pencha pour mieux voir par-delà l’attelage et s’adressa à Persis :

— Que se passe-t-il ?

— Des prêtres vagabonds, répondit l’intendant. Ils campent autour du temple depuis la mort du Gouverneur, afin de prier pour le salut de son âme. Nous allons les en déloger, Votre Altesse.


Kallian avait été prévenu de l’arrivée de ces bigots errants. Leurs paroles portaient un sentiment d’urgence et de désespoir, car ils croyaient que seule la repentance et l’intervention divine pouvaient permettre au défunt de trouver un passage vers les demeures de Zagreus, le dieu de la mort. Leur présence avait attiré une foule de curieux spectateurs, à la fois fascinés et craintifs des prédictions sinistres. Vêtus de robes écarlates déchirées, leurs fronts badigeonnés d’un mélange de sang et de suie, les cheveux en désordre et leurs yeux sauvages leur donnant une apparence surnaturelle, les messagers se tenaient sur des plateformes improvisées, leurs voix résonnant dans l’air alors qu’ils prêchaient avec passion calamité imminente et vengeresse rétribution si les péchés du peuple n’étaient pas expiés.

Ceci est absurde, se répéta le prince.


— Faites, mais en douceur, ordonna-t-il.

La frustration de Kallian croissait en observant la scène chaotique se déroulant devant lui. Alors qu’il se frayait un chemin à travers les personnes en deuil, il ne pouvait se défaire d’un sentiment de malaise. Le Grand Temple de Philippos, avec son dôme imposant et ses colonnes scintillantes, semblait se moquer de cette sombre occasion. C’est ici que Nikanor avait autrefois professé son amour et sa dévotion à Julia, et maintenant, il servait de toile de fond à ses funérailles. La foule diverse de paysans, de nobles, d’hommes libres et d’esclaves s’unissait tous dans leur chagrin pour leur seigneur. L’odeur âcre de l’encens emplissait l’atmosphère. Le bruit était assourdissant, avec des gémissements, des chants et des supplications ferventes réverbérant les piliers géants. La tête de Son Altesse palpitait pendant qu’il essayait de naviguer à travers la mer de corps, chacun luttant pour s’approcher des autels afin d’immoler leurs sacrifices. Cette scène contrastait vivement avec l’inhumation solennelle et à huis clos qu’Ikarus avait ordonnée dans sa dernière missive.

Pour la discrétion, on passera.

Le cortège atteignit enfin les marches de marbre. Le Grand Oracle les attendait à l'entrée de l'esplanade, tirant derrière lui sa longue cape brodée de fil d'or et escorté par une vingtaine de prieurs. Kallian dut descendre de son étalon et s’agenouiller au milieu des badauds pour recevoir la bénédiction d’usage. Frappé par les rayons du soleil, le cercle d’or serti de cristaux qui ceignait l'auguste front nimbait d’irisation le visage levé de Son Altesse. Avec son embonpoint monumental, l’officiant se montra inlassablement pompeux et venteux, aspergeant à tout-va la plèbe avec sa branche de laurier imbibée d’eau.

— Mon Prince, miaula le messager des dieux, voilà un jour bien triste pour le peuple de Philippos. Les mortels pleurent un homme bon tandis que les immortels se préparent à accueillir en leur demeure un héros.

— Mais son voyage ne saurait se faire sans périples si vous ne l’aidez pas à atteindre les contrées éternelles de Zagreus, récita Kallian de but en blanc comme on le lui avait appris, mais sans grande conviction.

Dès que l’Oracle s'installa dans la litière qui lui était destinée, la foule le suivit comme un seul homme, trottinant derrière. Une longue file de courtisans et de nobles grossissaient de plus en plus à mesure que l’on traversait les rues. Une double colonne d’hommes d’armes dut encore se former derrière la marche.

En deçà des piques, faces hirsutes et crasseuses, regards lourds et sombres. Kallian décida de les ignorer et rapprocha son cheval du palanquin d’où débordait le cou plié du Grand Oracle.

— Avez-vous décidé de qui va remplacer notre défunt gouverneur, Votre Altesse ?

Kallian trouva la question un peu trop pointue.

— C’est à l’Empereur d’en décider, répondit-il sèchement.

— Et aux dieux d’en juger….

Le prince jeta un regard cassant au dévot.

— L'Empereur est lui-même fils de dieu sur terre, crut-il bon de préciser. Il est de sa responsabilité de choisir l'individu le plus capable et méritant pour occuper le poste de gouverneur.

—Cependant, dit l'Oracle en croisant ses doigts boudinés, il est important de prendre en compte les opinions et les désirs du peuple, car ce sont eux qui seront directement affectés par cette décision. Dame Dione s'est révélé être un atout précieux pour la ville et a gagné le respect et l'admiration de nombreux habitants. Bien que la succession héréditaire ne soit pas la norme, ses qualifications, sa popularité ainsi que sa piété font d'elle une candidate sérieuse.

Il se permet de me conseiller comme si j’étais un gamin.

— Dione se trouve au diable à Shulam, rétorqua Kallian. Ce qui signifie que peut-être le titre de son père ne l’intéresse pas tant que ça…

Pourquoi se fatiguait-il à converser avec cet amas de graisse qui cachait à peine son inclinaison pour la dame de Philippos ?

— C'est un équilibre délicat, entre l'autorité de notre divin souverain et la volonté du peuple, concéda l’Oracle. Mais il est de mon devoir de transmettre ces perspectives à l'Empereur pour sa considération…

— Enterrez Nikanor, puis trouvez-moi un bon solliciteur parmi vos fidèles pour revendre la résidence. Peut-être le futur acquéreur en fera un temple, tiens.

L’Oracle retint avec difficulté un hoquet de surprise, ce qui arracha un sourire au prince, trop heureux de le faire taire.

— Vendre le palais ? Mais… Votre Altesse...

Kallian accéléra son trot pour ne plus avoir à écouter les verbiages de son interlocuteur.


Absurde, conclut-il.

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