46. ... Récolte la tempête

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Kallian.

Après avoir traversé le marché aux Poissons, l'on tourna dans une venelle qui s’incurvait pour déboucher sur la colline aux pêchers que surplombait le palais du défunt. Quelques voix jetèrent au passage du jeune prince des « Kratheus !Vive l’Empereur Kratheus ! », mais pour une qui ovationnait le souverain, cent gardaient le silence. Le cadet Valérian sillonna un flot d’esclaves loqueteux, de femmes en habits de deuil, se heurta à une houle d’expressions lugubres.

À mi-chemin de la venelle, une prêtresse vagabonde, reconnaissable à ses robes écarlates délavées et à son front couvert de suie et de sang, parvint à se frayer un chemin à travers la ligne des légionnaires et se précipita vers le prince et ses compagnons, brandissant au-dessus de sa tête le cadavre gonflé et bleuâtre d'un veau noir. Un spectacle hideux, mais rien comparé au désespoir dans les yeux de la femme. Pendant un instant, Kallian envisagea de lui passer sur le corps, mais Persis, se penchant vers elle, fouilla dans son sac et lança une obole de bronze à la femme. La pièce rebondit sur l'animal mort et roula entre les jambes des légionnaires et de la foule, sans susciter aucune réaction. La femme elle-même ne broncha pas non plus. Ses bras émaciés tremblaient sous le poids de la carcasse.

— Laissez, Votre Altesse, intervint le Grand Oracle dont la litière avait rattrapé Kallian. Nos gestes sont inutiles face à ces prophètes errants, car tant que le défunt n’aura pas rejoint les demeures éternelles du dieu de la mort, elle n’aura de cesse de se lamenter.

En entendant la voix de l'oracle, la démente retrouva un soupçon de raison, et son visage effondré se reconstruisit en une expression de dégoût inexprimable.

— Vengeance ! cria-t-elle. Le sang versé réclame vengeance ! Voici le dieu du Sud qui fond sur nous pour libérer ses enfants ! Le sang versé réclame vengeance !

Dans sa fureur, elle lâcha l’animal qui tomba comme un sac de son, pointa l’index contre Kallian.

— Il vient dans une colonne de feu réclamer les corps de ses enfants ! Le sang versé réclame vengeance ! Assassins ! Vengeance ! Assassins ! Vengeance !

Kallian ne vit même pas l'agresseur. Il ressentit seulement l'humidité et la puanteur du fumier qui dégoulinait sur ses cheveux et son visage avant de s'écraser sur ses cuisses. L'obèse poussa un cri d'horreur.

—Qui a fait ça ? glapit Oras, le licteur.

Kallian passa ses doigts dans ses cheveux, essayant de contenir la fureur qui montait, secoua une autre poignée d'excréments.

—Je veux le coupable ! Dix aigles d'argent pour celui qui les dénoncera !

— Là-haut ! s'écria quelqu'un dans la foule.

Kallian essaya de dire quelque chose pour stopper le zèle de ses gardes, en vain. Les légionnaires tournaient déjà leurs chevaux, la tête levée vers les toits et les balcons qui les surplombaient. Des gestes accusateurs agitaient la foule, se poussant et s'insultant mutuellement, insultant les Valérian.

— Oubliez-les, intima le prince.

Ses hommes n'y prêtèrent aucune attention. Un officier descendit de cheval, mais le mur humain bloqua son chemin. Les personnes aux premiers rangs se tordirent et se débattirent pour se dégager, mais celles derrière elles poussaient pour voir. Kallian sentait approcher une catastrophe…

— Abandonne, Oras ! C’est un ordre !

— Là-haut ! cria le garde sourd, pointant son doigt vers le ciel. Il était là-haut ! Coupons à travers…

La fin de la phrase fut perdue dans un ouragan tonitruant de haine, de rage et de peur qui se déchaîna soudain tout autour, les uns hurlant :

— Assassins ! Assassins !

D’autres invectivant :

— Julia Valérian ! Une putain !

D’autres régalant les légionnaires de quolibets graveleux, de vociférations telles que :

— Justice !

— Nikanor !

— Justice pour Nikanor !

— Dione !

Et même :

— Skorpio !

De chaque côté de la rue, la foule repoussait les légionnaires qui, de toutes leurs forces, croisaient leurs lances tout en se maintenant pour la contenir. Des pierres et des débris mélangés à des saletés encore plus immondes commencèrent à voler dans les airs.

— Assassin ! hurla une femme.

— Meurtrier ! tonna derrière elle un homme.

— Valérian, assassins !

En une fraction de seconde, mille voix répétèrent le refrain, et il ne restait plus que le chant :

— Valérian, assassins ! Valérian, assassins ! Valérian, assassins !

Kallian s'approcha de Persis et aboya :

— Au palais ! Vite !

L'intendant acquiesça d'un signe bref, et Cléon dégaina son glaive. À la tête de la colonne, un officier hurla des ordres. La cavalerie abaissa ses lances et avança. Au milieu du chaos, le Grand Oracle poussa des cris perçants alors que des mains se tendaient à travers la ligne de soldats pour l'attraper. Une main parvint à saisir son col, mais seulement pour un instant, car la lame d'un légionnaire s'abattit et la trancha au poignet.

— En avant ! gueula Son Altesse à l'adipeux, tout en donnant une claque retentissante sur les fesses de sa monture.

Le bovin se cabra, beugla, dispersa la foule, puis bondit en avant...

... Laissant sa cargaison derrière lui.

Kallian se précipita dans la brèche ainsi ouverte, avec Cléon à ses côtés, l'épée à la main. Une pierre siffla près de leurs oreilles, des œufs pourris explosèrent sur tuniques et cuirasses. À leur gauche, trois légionnaires furent écrasés, renversés par la foule qui les piétinait.

Kallian jeta un coup d'œil en arrière et vit la litière détachée, ses draperies dorées arrachées de force. Un soldat essaya de protéger l'obèse en frappant des deux côtés, tandis que les fragments de bois et de tissu se dispersaient comme des feuilles dans une tempête. Les cris du Grand Oracle résonnaient dans le ciel, alors qu'il lançait des prières à la foule qui l'encerclait depuis son palanquin renversé.

Devant, quelqu'un trébucha, poussa un cri sous les sabots du taureau paniqué. À côté, le sang avait déserté le visage de Persis, Cléon n'était qu'une ombre blanche à gauche. Soudain, une pierre frappa le licteur en plein milieu du front, le faisant lâcher les rênes avant d'être englouti par la mer déchaînée.

Enfin, le cauchemar cessa. Seul le bruit des sabots sur les pavés du palais pouvait être entendu. Devant les portes, une rangée de piques. Et Oras, faisant tournoyer ses lances en prévision d'une nouvelle attaque. Les piques s'écartèrent pour permettre à la procession de se précipiter à travers la porte en bronze et de se retrouver à l'ombre de la masse blanchâtre des remparts, soulagés de les voir si hauts et bien équipés en archers.

Kallian avait démonté sans y prendre garde. Son cheval avait la bouche recouverte de sang, mêlé d’écume. Persis intimait à gorge déployée de faire venir l’allopathe de Son Altesse. Sa couronne bouseuse toujours sur ses cheveux, le prince relâcha son poing, ses phalanges blanchies, avança vers Oras. D’un geste rapide, il leva le bras et donna une puissante gifle au garde. La vigueur du coup envoya le licteur trébucher en arrière, les excréments de Kallian s’envolèrent de sa tête et atterrirent en tas sur le sol.

— Espèce d’imbécile ! Je t’ai ordonné de laisser tomber !

— Ils vous ont insulté et vous ont attaqué ! piailla le garde.

— Et où vois-tu, je te prie, que ces insultes ont retiré une once de ma vie ? Ils sont en colère, car on leur a interdit d’assister aux funérailles de leur seigneur ! Un seigneur qu’ils aimaient ! Que croyais-tu qu’ils allaient faire ? Bougre d’idiot !

La cour devint silencieuse, l’air lourd de tension. Le prince se tenait là, sa poitrine se soulevant de colère et de frustration. Il baissa les yeux vers son licteur, qui gisait sur le sol, la joue rouge et enflée par l’impact, puis se tourna vers Persis.

— Sa femme est enterrée ici, n’est-ce pas ? Va donc ensevelir ton maître auprès de son épouse, et vite ! Brûle ses affaires personnelles et nettoie ses appartements ! Peu m’importe qu’il ne soit pas accueilli dans les demeures de Zagreus ! Peut-être qu’un autre dieu aura pitié de lui !

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