6.Succession

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Oldric.

Dans cette forêt clairsemée par la mort, le bon bois ne se trouvait guère. Sans être parvenus à glaner que des branches de pin rabougri, des buissons jaunâtres, des gerbes de chiendent, les fourrageurs ébranchèrent les arbustes les moins contrefaits, les dépouillèrent de leur écorce et les disposèrent vaille que vaille, une fois débités, en un carré creux dont on bourra le cœur de broussaille, d’aubier, de chaume, de rameaux.



Le soleil touchait l’horizon lorsque Rüd et Yorgen transportèrent le corps d’Hermun, précédés d’Oldric. Sous l’œil muet de la tribu, ils déposèrent leur chef sur le bûcher, la tête tournée vers les Montagnes, la demeure d’Ingvar et des dieux, là-bas, au nord-est.


Des jarres d’huile furent déversées sur le bûcher jusqu’à ce qu’imbibant les tissus, l’herbe, les branchages, le liquide dégouttât jusque sous les bûches et embauma l’atmosphère.



Oldric prit la torche que tenait Rüd et la jeta entre les bûches. L’huile prit aussitôt feu. Des flammes furtives et prestes comme des souris rouges jaillirent du bois, patinant et bondissant d’écorce en branche et de branche en feuille. La chaleur sans cesse croissante souffla d’abord au visage des halètements doux et précipités d’amant, mais devint intolérable au bout de quelques secondes. Oldric recula. Les craquements du bois se faisaient de plus en plus forts. Les femmes se mirent à chanter, ululer sur un ton strident. Le sol chatoyait, l’air lui-même avait l’air de se liquéfier sous l’action de la chaleur qui arrachait aux bûches des crachats et des pétarades.



Respirant bruyamment et sentant la faiblesse remonter le long de sa colonne vertébrale, Oldric prit le talisman sculpté que son père portait naguère autour du cou, et le pressa dans sa paume. Il avait été taillé dans le chêne du bois sacré et avait protégé Hermun au cours de nombreuses batailles. Son fils tenta d'y puiser de la force, mais il ressentit un profond désespoir.


La bataille est perdue. Fadr est mort. Le commandement, va-t-il me revenir ? Est-ce que je le veux vraiment ?


Les prophéties des Vélèdes, voyantes cachées dans des tours où aucun homme ne pouvait les voir, s'avéraient fausses. Bien que les tribus des Montagnes se soient unies et aient détruit les légions frontalières, la rébellion était en train d'échouer. Au bout d'un an, la liberté n'était plus à leur portée.


Kratheus régnait depuis bientôt quinze printemps et avait déjà écrasé trois rébellions dans les Montagnes d’Estanie. Sous le commandement du fils aîné du souverain, Damianos, huit légions supplémentaires avaient été envoyées dans la région. Les Vélèdes avaient prophétisé que la jeunesse de Damianos le vaincrait, mais le garçon était arrivé à la frontière à la tête de ses troupes, au lieu de se cacher derrière elles. Réputé avoir été formé par ses oncles Ikarus et Kastor, il semblait déterminé à prouver qu'il était un commandant aussi compétent que sa parentèle. Et la jeune larve y parvint.


Oldric sentit sa colère grandir en regardant le corps de son père. Il y a une semaine à peine, le chef Bructère avait jeté des morceaux de branche et d'écorce de l'un des chênes sacrés dans le ruisseau qui servait d’abreuvoir aux chevaux. Il n'avait pas pu y lire un signe clair, mais le prêtre avait dit que les hennissements et les ronflements des bêtes assuraient la victoire.

Où était leur victoire ? Leurs dieux eux-mêmes, s'étaient-ils retournés contre eux ? Ou bien les divinités Égéennes s'avéraient-elles plus puissantes qu’Ingvar ?


Une main douce se posa sur l’épaule du fils.



—Tu rassembleras les hommes dans le bosquet sacré, demain soir.


Il savait que sa mère avait supposé qu'il deviendrait chef.

— Ce sera aux prêtres de décider.


— Ils t'ont déjà choisi, tout comme nos hommes. Qui est le mieux placé ? N'est-ce pas ton commandement qu'ils ont suivi sans poser de questions lorsque la bataille a basculé ? Et les Skag ont été les derniers à quitter le champ de bataille.


—Seulement parce que Fadr l'avait ordonné, pas à cause d'une grande bravoure de ma part.


—Tu seras chef, Zonr. Les signes nous l’ont dit à ta naissance. Hermun savait que ce jour viendrait. C'est pourquoi il t'a entraîné comme il l'a fait.



—Les signes se sont déjà trompés.


—Pas dans ce cas. Il y a des choses que l'on ne peut pas choisir. On ne peut pas lutter contre le destin. Te souviens-tu de la nuit où ton père t'a emmené devant le conseil et t'a remis ton bouclier et ta monture ?


— Oui, répondit-il, contenant son chagrin alors qu'il fixait les flammes tourbillonnantes.


Il serra le poing. La dernière chose qu'il voulait, c'était l'esclavage du commandement.


— Tu es devenu un homme cette nuit-là, Oldric. Et tu n'as cessé de grandir depuis. Tu as tué ton premier ennemi à quatorze ans.


À cette époque, Oldric avait à peine quelques moustaches à raser sur son ennemi mort, mais il s’était gratté le visage à vif pour suivre la tradition. Ce rite de passage lui avait permis d’épouser Filavendra l’année suivante, avant de la perdre en couches, elle, ainsi que son fils. Deux ans plus tard, il manifestait toute sa rage en terrassant les pillards bructères.



— Ton père disait toujours que tu te battais mieux que tous les guerriers qu'il avait vus, continua la génitrice. Une exagération, mais il était fier de toi.

Elle lui saisit le bras.

— Je suis fière de toi !


Les larmes coulaient sur ses joues tandis qu'elle contemplait à nouveau le bûcher.

— Nous étions en paix, avant que Gunnar ne vienne…


— Et nous parle de la rébellion à Aetherna…


— Oui, dit-elle. Une chance de liberté.


Oldric secoua la tête.


— Un mensonge. Kratheus n’a jamais perdu le contrôle, Modr. Au contraire, il s’est réconcilié avec ses frères. Les pêcheurs des clans des rivières entendent des rumeurs venant de l’Aval. Ils disent que Kastor a décimé les peuples du désert, loin dans le Sud…


— Kratheus et Kastor sont des hommes, nous avons Ingvar de notre côté. Les Vélèdes m'ont parlé, Zonr.


Oldric passa la main dans ses cheveux blonds et regarda les étoiles. Si seulement il avait le savoir d'un prêtre et pouvait lire la réponse, là, dans les cieux. Il voulait se battre ! Il le voulait tellement que ses muscles se tendirent, se durcirent, et son cœur battit plus vite. C'est au combat qu'il se sentait le plus vivant, lorsqu'il luttait pour la victoire, pour sa propre vie.



En tant que chef, il aurait d'autres choses auxquelles penser, d'autres à considérer.


— Autrefois, tu rêvais de quitter la tribu et de faire partie de la suite de Gunnar… dit sa mère à voix basse.


— Autrefois…


Elle lui toucha tendrement le visage.


— Tu n'en as jamais parlé par loyauté envers ton père, mais il le savait aussi bien que moi. J'ai lu les signes à ta naissance. Tu conduiras ton peuple à la liberté.


—Ou à la mort, marmonna-t-il d'un ton sombre.


—Beaucoup mourront. Je suis l'une d'entre eux.


Modr !

Mais la main de sa mère se resserrait sur son avant-bras, le faisant taire.


—Il en sera ainsi. Je l'ai vu.



Ses yeux bleus devinrent vagues et inquiétants.

—Ton nom sera connu à Aetherna. Tu te battras comme aucun autre homme de la tribu de Skag ne l'a fait avant toi et tu triompheras de tous tes ennemis.


Sa voix était étrange et lointaine.



—Une tempête se prépare à souffler sur l'Empire et à le détruire. Elle viendra du nord, du sud, de l'est et de l'ouest, de l’Amont et de l’Aval… Tu en feras partie. Et il y a une femme. Une femme aux cheveux sombres et à la peau de bronze, une femme aux mœurs étranges, une femme d'une grande force.



L’épouse d’Hermun se tut, clignant des yeux comme si elle sortait d'un profond sommeil. Son fils ressentit un froid au creux de l'estomac.



Au bout d'un moment, les traits de la mère se détendirent. Elle expira et sourit d'un air triste.

—Tu dois te reposer, Zonr, dit-elle. Tu dois être prêt pour ce qui t'attend.


Elle fixa ses prunelles vers les braises rougeoyantes.


— Congédie la tribu. Laissez-moi seule avec mon homme, ordonna-t-elle doucement, sa face rutilant comme de l'or dans la lumière vacillante.

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