Chapitre 23 - Résistance

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Graye-la-Garenne, 23 juin 1944.

Charly frappe doucement sur la porte en bois de la chambre où Hannah dort encore. Après quelques instants il entend un petit "entrez", le résistant ouvre la porte et pénètre dans la pièce. Hannah se redresse contre le mur qui embrasse son lit. Vêtue d'une simple longue chemise, la moitié du corps encore sous la couverture, elle vient seulement de se réveiller. Charly ferme la porte derrière lui et il s'assoit sur l'une des chaises qui se trouvent dans la chambre. Le trio s'est arrêté dans un village non loin de Graye-la-Garenne pour la nuit. Lorsqu'ils sont arrivés, il n'y avait aucun signe d'Allemands dans la commune. C'est une vielle femme qui les a accueillis dans sa maison désertée par ses proches partis dans le Sud du pays il y a des années. 

Hannah reprend pleinement ses esprits et sort entièrement de son sommeil.

- Je suis désolé de venir te réveiller à cette heure-ci, commence Charly, mais il faut que tu descendes. Il s'est passé quelque chose cette nuit et on doit voir avec Mars ce que l'on fait.

- Que s'est-il passé ?

- Descends d'abord, on te dira tout en bas. 

Hannah rabat la couverture sur le côté du lit pour découvrir ses jambes. Elle se lève et se dirige vers une autre chaise où sont posés des vêtements. Elle enfile seulement un pantalon pour se couvrir un peu plus. Charly se met debout et avance jusqu'à la porte avant de l'ouvrir. Le résistant sort de la chambre suivi par la jeune femme ; tous deux marchent dans le couloir puis descendent au rez-de-chaussée.

Dans le salon, Mars fait les cent pas, inquiet par la tournure des événements. Hannah s'assoit dans le sofa et leur hôte lui donne une tasse de thé et des biscuits en guise de petit déjeuner. Hannah ne lâche pas Mars du regard, intriguée par ce qu'il se passe et du silence de ses amis.

- Est-ce que vous allez vous décider à me dire ce qu'il se passe ? demande Hannah sur un ton ferme.

- Les Allemands ont quitté Graye-la-Garenne cette nuit, commence Mars.

- En quoi c'est une mauvaise nouvelle ?

- Ils sont partis après avoir massacré les habitants et incendié un grand nombre des maisons, ajoute Charly.

Hannah ne répond pas, choquée. Elle ne s'attendait pas à une telle nouvelle. 

- Qu'est-ce qu'on fait alors ? finit-elle par demander.

- On va s'y rendre, le plan ne change pas.

- Est-ce qu'on sait pourquoi ils ont fait cela ?

- C'est sûrement à cause de l'assassinat de Geisser par la Résistance ; ils ont sûrement voulu se venger, comme ils l'ont fait à Oradour. 

- Si on les retrouve, ils connaitront le même sort !

- Nous devons continuer notre descente vers Paris petit à petit. Je sais que tu es en colère, je le suis aussi tout comme Charly. Mais nous allons poursuivre notre objectif. Ces soldats sont certainement remontés vers le nord ; ils vont finir par se retrouver face aux Alliés et ils se chargeront de les condamner pour ce qu'ils ont fait.

- Quand veux-tu partir ? 

- D'ici une heure au plus tard.

- D'accord.

Hannah se lève et se dirige vers la cuisine sa tasse à la main. Elle lave rapidement l'objet puis se dirige vers les escaliers.

- Attends, l'arrête Mars. Je veux te faire part d'une autre chose.

Hannah se retourne et s'avance vers son chef de groupe.

- Laquelle ?

- Quand nous libérerons Paris, il y a de très grande chance pour que les hauts dirigeants sur place soient exécutés ; cela implique Karl Bömelburg et Friedrich Strauss. 

- Vous pourrez faire ce que vous voulez de Karl mais si quelqu'un doit abattre Friedrich, ça sera moi et personne d'autre.

- Peux-tu m'assurer que tu n'as aucun sentiment d'affection à son égard ?

- Bien-sûr, je te le dis, c'est à moi de le tuer, après tout ce qu'il a fait.

Hannah se tourne à nouveau sans laisser la possibilité à son chef de répondre. En réalité, elle ne sait pas ce qu'elle fera lorsque Friedrich sera à nouveau face à elle.

La jeune femme remonte dans sa chambre pour préparer ses affaires afin de partir dans l'heure. Charly la suit, intrigué par le comportement de son amie.

- Tu es sûre que tout va bien ? lui demande le jeune homme alors que les deux résistants entrent dans la chambre.

- Oui pourquoi ça n'irait pas, répond Hannah sur un ton sec.

- Et bien là, il y a le ton que tu emploies en plus de la manière dont tu as répondu à Mars.

- J'ai l'impression qu'il doute de ma fidélité. Tu serais heureux toi si on ne te faisait pas confiance ?

- Il ne doute pas de toi, il sait que tu es loyale. C'est juste que tu as passé beaucoup de temps avec Friedrich et que tu as pu t'attacher à lui.

- Et si c'était le cas, qu'est-ce que ça changerait ?

- Pour nous, rien ; mais pour toi... Que ce soit de ta main ou de celle d'un autre, Friedrich finira en prison ou mort, tu dois le savoir.

- Charly, promets-moi de ne rien dire à Mars.

- Je te le jure, tu peux me confier tous tes secrets je ne dirai rien.

- J'ignore si je suis capable de faire du mal à Friedrich. Je ne suis pas amoureuse de lui mais après tout ce temps passé avec lui, je sais qu'il y a quand même du bon en lui et qu'il est loin d'être comme son chef. Il m'a sauvé la vie aussi ; sans lui, je serai peut-être morte à l'heure qu'il est.

- Et dire que tu vas être là pour libérer la capitale, s'il savait cela...

- Il hurlerait de rage, j'en suis sûre.

- Tu as ma parole que Mars ne sera pas au courant de ça.

Hannah se rapproche de Charly et le prend dans ses bras.

- Merci, tu es un ami très précieux. 

- Finalement, il est possible que je ne rentre pas en Angleterre après la guerre.

Hannah se détache de son compagnon, elle le regarde et elle se met à sourire.

- Ta mère ne risque pas de te tuer ?

- Si mais je me cacherai.

- Tu veux rester en France ? Avec moi ?

- Oui pourquoi pas ? Tu es de bonne compagnie, amusante, même si parfois tu ronfles la nuit.

- Oh ! Qu'est-ce qui ne faut pas entendre ! lui répond Hannah en lui tapant l'épaule.

Une fois prêts, les deux résistants quittent leurs chambres respectives pour rejoindre leur chef en bas. Mars remercie la vielle femme pour leur avoir offert un toit et rapidement le groupe se met en route pour Graye-la-Garenne. La ville est à six kilomètres de leur lieu de départ. Pendant leur longue marche, Hannah s'évade un peu dans ses pensées ; elle pense à Romain. Comment va-t-il ? Que fait-il ? Ce sont des questions qui restent sans réponses. Alors qu'a moins de deux mille kilomètres de l'endroit où elle se trouve, le jeune homme se retrouve encore et encore confronté à la folie humaine. Lui aussi se pose les mêmes questions à l'égard de son amie. Il souhaite la revoir plus que tout mais il ne sait s'il le pourra un jour. La guerre est longue et semble ne pas vouloir se terminer. Elle l'est encore plus lorsqu'on vit dans les mêmes conditions que Romain. Il travaille pour un but qu'il ne comprend pas, il s'épuise pour des tâches qu'il n'a jamais voulu faire. Lui et ses compagnons sont torturés jour après jour, encore et encore que ce soit moralement ou physiquement. Aujourd'hui Romain est incapable de donner la date de ce jour, ni même le placer dans la semaine.

Le groupe arrive à l'entrée de la ville. Une seule image s'offre à eux, le chaos. Des maisons brûlent encore, certaines ont complétement été détruites et sont marquée par la noirceur des flammes. Une épaisse fumée recouvre la ville et on voit jusqu'à une centaine de mètres au loin seulement. Le trio de résistants, supervisé par Mars, entre dans la commune à la recherche de survivants. Un grand nombre de corps tapissent les rues, mais aucun ne donne signe de vie. Hannah s'agenouille près de la dépouille d'une femme. La défunte regarde le ciel, yeux et bouche grands ouverts. La résistante passe sa main sur le visage de l'inconnue pour clore son regard éteint depuis un long moment déjà.

Une des maisons a relativement été épargnée, bien que le toit ne se soit effondré. Charly y entre et appelle quiconque à se manifester s'il y a encore une âme qui vit à l'intérieur. Aucune réponse ne se fait entendre. Hannah entre à son tour dans la maison et les deux résistants inspectent le foyer à la recherche d'un survivant. Le rez-de-chaussée est vide, la maison semble avoir été très vivante jusqu'à ce que l'horreur commence ; à l'heure actuelle, le temps s'est figé laissant planer le sentiment de panique que la famille qui vit ici a ressenti lorsque les nazis ont massacré les habitants de la petite ville. Hannah monte prudemment à l'étage, arme à la main ; le bois des escaliers craque durement sous chacun de ses pas comme s'il pouvait céder à tout moment. La jeune femme atteint le premier étage et une fois encore, aucune présence ne se déclare. Elle fait le tour des chambres et lorsqu'elle entre dans ce qui semble être la chambre parentale, elle voit au sol, une femme coincée sous l'une des poutres de la charpente du toit, tombée sur le plancher. Hannah s'avance vers l'inconnue, elle se met à genoux sur le sol et pose son arme sur le plancher. Elle place son index contre les narines de la femme mais Hannah ne sent aucun souffle sur son doigt. La malheureuse est décédée, écrasée sous cette poutre en bois. La jeune femme se relève et ramasse son fusil. Elle marche vers la porte de la chambre et une fois dans l'encadrement de cette dernière, elle s'arrête et se retourne vers le corps sans vie de l'inconnue. "Elle n'a pas pu résister", se dit-elle.

Romain marche à travers le camp sans but défini, il ne peut en avoir maintenant. Il regarde de temps en temps autour de lui, mais c'est la même vision qu'il perçoit à chaque fois : des âmes qui souffrent, des humains qui tentent de survivre, des personnes qui résistent à la perte de leur humanité et qui s'y accrochent jusqu'à la mort. Si Romain supporte sa douleur, il peine à endurer celle des autres. Certains ont l'apparence de squelettes et ne demandent qu'à mourir. Il continue d'avancer puis en tournant le regard vers sa gauche, il aperçoit un homme couché au sol. Romain s'approche du pauvre homme pour savoir s'il va bien ou s'il est déjà trop tard. Il le secoue doucement en le tenant par l'épaule mais l'homme, couché sur le ventre ne répond pas. Romain le retourne et découvre le visage de l'horreur ; cet homme déjà mort sert de repas aux insectes et aux rats, son visage le témoigne d'une manière très marquante. Romain se relève et s'éloigne, dégoûté par cette vision. Cet homme n'a pas pu être sauvé comme beaucoup d'autres. "Il n'a pas pu résister", se dit le jeune résistant.

Mars fait signe à Hannah et Charly de le rejoindre pour se diriger vers la mairie. Les deux résistants suivent leur chef à travers la ville déserte de vie, en proie aux flemmes et aux craquements du bois qui succombe à la chaleur du brasier. Sur l'avenue principale, où marche le groupe en quête de l'hôtel de ville, une pluie de morceaux de papier s'abat sur eux : des morceaux intacts ou à moitié carbonisés ; des journaux, des documents ou des photos ; la ville se vide des feuilles des pupitres. 

Un objet tombe du ciel et Hannah l'attrape avant qu'il n'embrasse le sol. Elle le rapproche de son visage pour comprendre sa nature. Il s'agit là du reste d'une photographie, légèrement brûlée, où on voit un petit garçon dans les bras de sa mère. En inspectant un peu mieux le visage de la mère, Hannah se rend compte qu'il s'agit de la femme qu'elle a trouvée à l'étage de la maison. Elle place le petit bout de photo dans sa poche et rejoint ses deux camarades.

Alors que Romain fait le tour du camp pour rejoindre son baraquement, il passe non loin d'un des crématoriums. S'il n'y prête pas attention au début, une odeur désagréable l'arrête. Il lève la tête vers le ciel et le voit s'assombrir d'une épaisse fumée noire qui s'échappe des cheminées. Il regarde les quelques autres hommes qui l'entourent ; tous affichent de la peur sur leur visage, ils ont peur d'être les suivants. Pour Romain, il est évident que si la guerre perdure, il finira lui aussi par être tué, par la faim ou par ses gardiens. Mais c'est la résistance à toute cette souffrance qui le fait tenir, la résistance à la perte de son humanité, de son combat, de sa vie. Il est bien décidé à ne rien lâcher.

Les cendres retombent à ses pieds et tapissent le sol du camp des restes d'une humanité perdue malgré la détermination des uns et des autres à ne pas succomber. La perte de soi l'emporte face à la résistance des Hommes, tandis que d'autres poursuivent leur combat contre la mort qui tente de se pérenniser dans ce lieu.

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