Chapitre 22 - Le corbeau noir

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Saint-Pierre-sur-Dives, 12 juin 1944.

Le groupe de résistants a entamé sa descente dans le pays le huit juin au matin après avoir quitté Creully. Mars a décidé de ne pas suivre les Alliés qui eux, sont partis pour la prise de Caen. Il a fait remonter cette décision au sommet du gouvernement provisoire et sans attendre, le groupe de douze résistants contre trente au matin du six juin quitte la Normandie et se dirige vers l'Île de France pour regagner Paris.

Le groupe s'est arrêté ville après ville, village après village pour libérer les habitants de l'emprise allemande. Ces derniers ne leur mettent pas vraiment de bâtons dans les roues ; les forces ennemies abandonnent leurs positions dans les différents départements pour remonter vers Caen ou la Bretagne. D'autres descendent vers Paris pour renforcer la position allemande dans la capitale. La nuit dernière, le groupe d'Hannah est arrivé à Saint-Pierre-sur-Dives. Il n'y avait que six soldats allemands qui occupaient l'hôtel de ville, dont trois SS. Les résistants en ont tué deux et les autres sont détenus dans le bureau de police de la ville. Le groupe dirigé par Mars a rendu la ville à ses habitants qui leur offrent en ce moment le logis pour les remercier. 

Hannah descend les escaliers de l'auberge qui accueille le groupe de résistants, elle rejoint Charly au rez-de-chaussée ; puis les deux soldats de la libération se mettent en route pour rejoindre la mairie où Mars les attend. Le chef de groupe a prévu aujourd'hui de donner les ordres de mission à chacun. Pour une avancée plus efficace, il a décidé de séparer le groupe. Hannah et Charly traversent la ville, sous les regards curieux des habitants. Ils entrent enfin dans l'hôtel de ville et se dirigent vers le bureau du maire à l'étage. L'élu municipale se tient derrière son bureau sur son fauteuil, Mars est à ses côtés alors que les autres résistants du groupe sont assis sur des chaises à divers endroits de la pièce. Charly et Hannah prennent place à leur tour et n'attendent plus que leur chef commence à parler.

- Comme je vous l'ai dit il y a quelques jours, pour que notre avancée soit plus efficace, nous allons nous séparer. On va faire quatre groupes de trois ; je tiens à garder Hannah et Charly avec moi, pour les autres formez vos groupes vous-mêmes. Vous partez tous aujourd'hui à l'exception de mon groupe, nous partirons demain matin. 

Tout le monde acquiesce pour valider les ordres de Mars, puis les groupes se forment. Hannah regarde Charly qui lui n'arrête pas de fixer Mars. Les groupes désignent chacun le chef du commando et Mars note les noms sur une feuille de papier. Il donne ensuite les feuilles de route à chaque groupe avant de donner les dernières informations.

- Nous pourrons communiquer par radio environ une fois par jour, mais ne vous attendez pas à ce qu'on réponde dans l'immédiat. Avant que vous ne disposiez, j'ai autre chose à vous dire, de mauvaises nouvelles. Avant de quitter les lieux, les Allemands, principalement des SS, ont massacré à Tulle et à Oradour-sur-Glane les habitants de ces villes, il y a deux jours. Fusillés, pendus ou brûlés vifs dans les églises. Certains sont actuellement en route vers les camps nazis.

Aucun des résistants ne dit un mot, seul le dégoût et la tristesse marquent leurs visages. Mars prend une grande inspiration et poursuit.

- Ce n'est pas tout, j'ai quand même une bonne nouvelle. Depuis la capitulation de la France, la mise en place du régime de Vichy et l'appel de de Gaulle, nous sommes considérés comme des criminels, des insurgés. Tout cela est terminé ; la République Française n'a jamais cessé d'exister et elle reprend progressivement le pays en main. Notre gouvernement, le vrai gouvernement, le seul légitime, a décidé d'intégrer les forces françaises de la Résistance à l'armée française. Nous sommes de manière officielle, les soldats de notre pays et nous marchons jour après jour pour écraser et détruire l'illégitime Vichy.

Cette fois ci, des sourires naissent sur les visages des soldats de Mars, certains s'enlacent, d'autres applaudissent. Le maire de la commune sourit lui aussi, à la fois amusé par les réactions des résistants mais aussi heureux de savoir que le combat se poursuit dans le bon sens malgré les malheureuses pertes dans certaines régions du pays.

- Bien, maintenant que vous avez eu toutes les nouvelles vous pouvez disposer. Pensez seulement à passer ici pour m'annoncer votre départ.

Tout le monde se lève, Charly s'approche d'Hannah et lui fait signe de sortir du bureau. La jeune femme part devant et le résistant la suit juste derrière. Le duo descend les escaliers du bâtiment suivis par tous les autres. Ils sortent de la mairie et se mettent en route pour regagner leur auberge. 

Les deux résistants entrent dans leur chambre, Hannah se laisse tomber sur son lit alors que Charly referme la porte d'entrée. Le jeune homme s'assoit sur le lit en face de sa coéquipière.

- On dirait bien que nous allons encore passer beaucoup de temps ensemble, commence Charly.

- Quel dommage parce que je ne vous aime pas vraiment, lui répond Hannah tout en se redressant et en riant.

- Je pense qu'on pourrait abandonner certaines pratiques du coup.

- Du genre ?

- Le vouvoiement, vous êtes une amie après tout.

- C'est vrai, TU as raison.

Charly sourit devant la bonne humeur d'Hannah qui rit légèrement face à la proposition de son ami.

- Alors que fait-on maintenant l'ami ?

- Je ne sais pas... Mars va sûrement venir nous chercher quand il aura besoin de nous dire quelque chose.

- Tu peux me parler de toi ? Parce que, à part le fait que tu as dit "merde" aux Anglais pendant la débâcle, je ne sais pas grand-chose de toi.

- Je n'ai pas tourné le dos à mon pays, j'ai juste trouvé lâche de leur part de partir aussi vite alors que leur soutien à la France était important. Enfin bon, si ton désir est que je te conte la folle histoire de Charly, alors je vais le faire, à la condition que tu fasses de même après.

- Ça marche !

- Bon et bien, je me lance. Je suis né le 6 janvier 1916 à Oxford. Mon père a fait la guerre jusqu'en février 1915 puis il est revenu et il est reparti en France en octobre de la même année ; il n'est revenu en Angleterre qu'à la fin de la guerre. À part ça, il était médecin de ville. Ma mère n'a jamais travaillé et elle ne le fait pas non plus aujourd'hui, nous vivons grâce à mes grands-parents, maternels et paternels.

- Qu'est-ce qui est arrivé à ton père ?

- Il aimait bien m'emmener pêcher pas très loin de la ville, dans une rivière. On se mettait directement dans l'eau et soit on utilisait des filets, soit on y allait à la main. Un jour, il a voulu aller plus loin ; il a marché sur des rochers, il a glissé, il est tombé, l'eau de la rivière est devenue rouge et lui, il était mort. 

- Quel âge avais-tu ?

- Neuf ans. Je suis resté assis au bord de l'eau, je ne savais pas quoi faire. Puis des promeneurs m'ont trouvé et ils m'ont emmené au bureau de police. Je n'ai jamais revu mon père, ma mère refusait que je voie son corps. Elle lui en a beaucoup voulu car, par son imprudence, il nous a abandonnés. Enfin bon ; on n'a pas arrêté de vivre pour ça. J'ai continué d'aller à l'école et j'ai même, grâce à mon grand-père, réussi à aller à l'université. Après tu connais la suite, la guerre a éclaté, je me suis engagé et je suis resté malgré le rappel des troupes au pays. Je suis entré dans la Résistance et à plusieurs reprises j’ai traversé la Manche pour rejoindre Londres. J’ai rencontré plusieurs fois De Gaulles, j’ai été l’un des rares hommes à qui il a donné la date du débarquement avec l’ordre de la transmettre à Mars et seulement à lui. Puis Mars s’est entretenu sur le présumé déroulé du débarquement avec Vienne qui, avec l’accord de notre chef te l’a dit. Et c’est comme cela que je me retrouve devant toi aujourd’hui.

- Et je suis bien heureuse que tu sois là aujourd'hui.

- C'est à ton tour maintenant.

- Je viens de Lyon, ça tu le sais déjà. Je n'ai pas connu mon père, il était rentré de la guerre bien avant la fin mais il n'a pas survécu à ses blessures. Ma mère a succombé à la fièvre typhoïde quand j'avais dix ans. C'est une voisine qui m'a élevée ensuite, puis j'ai rencontré Henry. Il m'a emmené à Paris après la fin du secondaire ; j'ai fait mes études tout en travaillant dans sa librairie puis quand la guerre a éclaté, je me suis engagée dans la Résistance avec lui bien qu'il ne le voulait pas.

- Et l'histoire avec cet Allemand dans tout ça ?

- Ah oui, Friedrich. J'ai fait connaissance avec lui fin 1942. Comme je lui plaisais beaucoup, on y a vu une opportunité à saisir pour avoir plus facilement des informations. J'ai commencé à le fréquenter d'abord amicalement puis intimement, jusqu'à ce que Pierre se fasse arrêter ; ils ont découvert l'implication d'Henry et de Romain dans la Résistance puis ils m'ont suspectée. Mais grâce à Pierre et à tout l'amour que Friedrich me porte, j'ai été innocentée même si cela m'a causé un passage en camp nazi tout de même. Je suis rentrée, mais je ne pouvais pas rester à Paris, c'était étouffant. Je suis partie à Lille chez la mère de Romain jusqu'à ce que Nicolas vienne me chercher pour m'amener à Courseulles.

- Ça n'a pas été trop dur, là-bas, dans le camp ?

- Physiquement non, je n'y suis pas restée longtemps. Mais moralement... Et encore je n'ai été face à l'horreur de ce système que pendant deux semaines. Je n'imagine même pas ce que subit Romain ainsi que tous les autres prisonniers.

- Aujourd'hui, comment te sens-tu vis-à-vis de ça ?

- Je ne sais pas... J'ai des images qui reviennent sans arrêt certaines fois, et d'autres jours je n'y pense pas du tout. Je pense que je me remets bien plus facilement que ceux qui survivront après tout ce temps passé là-bas. Quand Romain reviendra, j'ignore combien de temps il lui faudra.

- La guerre est dure pour chacun d'entre nous ; mais elle l'est encore plus pour certains.

- J'ai une vision assez spéciale de la guerre.

- C'est-à-dire ?

- Je ne sais pas trop si j'ai envie d'en parler, le seul qui le sait c'est Romain, je pense que tu vas me prendre pour une folle.

- Cette guerre, c'est de la folie, alors rien de ce que tu pourras dire ne me fera penser que tu es cinglée.

- Depuis le début de la guerre, je vois sans arrêt des corbeaux noirs un peu partout. Je sais qu'ils étaient là avant ; mais en 40, le cri d'un de ces oiseaux s'est mêlé aux hurlements d'un Allemand qui reprochait à une femme d'être dans son passage. Je pense que c'est à ce moment-là que mon esprit a fait cette assimilation. Ils sont sombres, mauvais, bruyants et leur croassement n'est absolument pas agréable à entendre. Les idées du gouvernement ennemi sont sombres, leur chef est mauvais, et leurs soldats sont bruyants. Les corbeaux volent au-dessus de toi et quand ils se posent, ils te regardent d'une manière très étrange comme si la mort te guettait ; et c'est ce qui se passe en permanence pendant cette guerre, tu peux mourir à n'importe quel moment. Il y a des corbeaux partout comme s'ils représentaient l'omniprésence de la guerre et la mort qu'elle apporte avec elle. Ils ne te lâchent pas mais dès que tu résistes à leur présence, ils s'envolent et partent loin de toi.

- Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle. Mais maintenant que tu en parles, c'est vrai qu'ils représentent bien tout cela. En tout cas une chose est sûre, tu n'es pas folle.

- Je suis ravie de l'entendre.

- Parfois j'ai l'impression que l'omniprésence de la guerre et de la mort ainsi que notre ennemi personnifié dans cet oiseau nous ramène à cette question que le père de Romain posait lorsqu'il était plus jeune.

- Quelle question ?

- Qu'est-ce qu'il y a derrière le mot Résistance ?

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