Chapitre 21 - Le pauvre étranger voyageur 

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Normandie, 5 et 6 juin 1944.

Les bruits de pas qui déferlent sur le plancher depuis bien une heure réveillent Hannah. La jeune femme émerge de son sommeil doucement, elle attrape sa montre sur la table de nuit et consulte l'heure, dix heures quarante-huit. Il est vrai qu'elle a veillé cette nuit mais elle ne pensait pas se lever aussi tard. Elle sort du lit, d'un pas déterminé ; elle s'habille rapidement puis elle rejoint les autres au rez-de-chaussée. Elle croise Vienne en premier, le résistant salue la jeune femme, avec un grand sourire, puis il la dirige vers le salon où l'attend le petit déjeuner mais aussi Mars qui prépare la coordination du débarquement. 

Initialement prévu ce jour, Londres a finalement pris la décision de repousser l'arrivée des Alliés au lendemain. C'est donc ce matin que le groupe doit se préparer à apporter son soutien aux forces anglaises et américaines pour veiller à ce que le débarquement se déroule dans les meilleures conditions possibles. Le groupe de trente-deux résistants se trouve dans une maison à Courseulles-sur-Mer, près des plages de Juno. Hannah s'installe à la table où se trouvent ses camarades. Des plans des plages sont étalés sur la table.

- Hannah, vous voilà enfin, dit Mars, le chef du groupe.

- La soirée d'hier m'a laissé dormir un moment ce matin, mais ne nous attardons pas sur ce détail. 

- Bien, puisque tout le monde est là, on va pouvoir s'y mettre.

Mars sort un feutre noir qu'il débouche.

- Des dernières informations que nous avons reçues, ce sont les Canadiens qui débarqueront à Juno, appuyés par la « Royal Navy » britannique.

- Quand arriveront-ils ? demande Vienne.

- Personne ne connaît l'heure précise chez nous. La radio doit rester allumée en permanence, c'est la BBC qui nous alertera. D'abord, elle doit prononcer l'entièreté de la strophe de Verlaine, comme vous le savez, cela signifie que le débarquement est maintenu à demain et que les Alliés arrivent. Puis ils l'annonceront plus tard de manière officielle. Le but est de retarder le plus possible l'intervention des Allemands.

- Quel est notre rôle ? demande Hannah.

- Un grand nombre de groupes est chargé de couper les communications allemandes dès l'arrivée des Alliés. Pour nous, ce sera une mission de soutien. Nous devons neutraliser les forces allemandes de la ville. On va séparer le groupe en deux dès la première phase. Une quinzaine s'occupera du Nord de la ville et l'autre du Sud. Je vous donnerai les listes après. Quand les Allemands seront mis hors d'état de nuire ici, le premier groupe libérera la ville en plaçant notre drapeau sur l'hôtel de ville, puis il descendra libérer Graye-sur-Mer, Banville et Raviers avec les Canadiens. Pour le deuxième groupe, il ira à l'Est libérer, toujours avec le soutien des Canadiens, Bernières-sur-Mer, La Crieux et Tailleville. 

- Combien d'hommes ? demande un résistant.

- Qui vont débarquer ? Plus de vingt mille.

- Alors les Allemands ont perdu la guerre, ajoute Vienne avec un sourire en coin.

- Il ne faut pas les sous-estimer, ajoute Hannah, ils ont près de huit mille hommes ici.

- Hannah a raison, nous serons en supériorité numérique mais il ne faut pas prendre cet avantage comme une assurance de réussir l'opération. Restez lucides, vous ne dînerez pas tous demain soir.

- Est-ce que nous connaissons les objectifs précis des Canadiens ? demande Hannah.

- Précis non, ces informations sont trop sensibles, il faut attendre l'arrivée du commandant Keller. En revanche, on sait qu'ils visent gros et que le but des Canadiens et des Britanniques est de commencer la prise de Caen dès demain.

Mars continue de donner tout un tas de directives au groupe, puis vient le temps de faire les équipes. Hannah se retrouve dans le premier groupe avec Vienne, ils seront donc au Nord de la ville, entre les Alliés et les Allemands. Pour le moment, la jeune femme ne sait pas vraiment si ce choix est une idée judicieuse ; elle fait confiance à Mars mais le fait de se retrouver en première ligne l'inquiète tout de même. 

Après avoir attribué les rôles de chacun, Mars donne les missions du jour au groupe.

- Cette après-midi, nous nous diviserons en binôme dans la ville pour repérer les lieux. Vous devez prendre connaissance des endroits tactiques, les ruelles où vous pouvez vous cacher, où vous pouvez tendre des embuscades... Prenez bien connaissance des quartiers pour vous y repérer facilement demain ; en plein combat, il vaut mieux bien connaître le terrain. Comme la plupart d'entre vous êtes arrivés cette semaine, sachez que votre ennemi connaît le terrain bien mieux que vous. Je vous laisse former vos binômes, mais restez avec des personnes de votre groupe d'action. 

Vienne regarde Hannah et la jeune femme acquiesce, comprenant ce qu'il lui demande. Chaque binôme se déclare à Mars puis l'ensemble du groupe se sépare dans la maison. Hannah monte à l'étage et regagne sa chambre. Elle partage cette pièce avec Vienne et deux autres hommes : Charly et Moïse. Ces deux-là sont arrivés il y a cinq jours. Charly est anglais mais lors de la débâcle, il a choisi, avec l'accord de ses supérieurs, de rester en France pour venir en aide à la Résistance, tout juste créée. Moïse quant à lui, vient de Nancy et a rejoint la Résistance en mai 1943, après que son oncle ait été déporté car il refusait d'enseigner en allemand. Hannah fait doucement connaissance avec ses deux nouveaux frères d'armes. Comme Hannah, Charly n'utilise pas de nom de code pour rester anonyme contrairement à Vienne et Moïse. Au départ, si la jeune femme a fait ce choix, c'est parce qu'elle n'était pas en contact avec un grand nombre de résistants mis à part Pierre, Romain, Henry ou Jacques. Et ces quatre compatriotes lui ont assuré ne jamais communiquer son nom dans des conversations où elle n'était pas présente. Charly, lui, n'utilise que son prénom et garde son nom de famille pour lui, Mars lui-même ne le connaît pas.

Comme prévu, en début d'après-midi, le groupe se sépare en ville pour repérer le terrain. Hannah et Vienne partent tout au Nord vers la plage de Juno. Ils quadrillent discrètement l'avenue qui fait face à la plage, les deux résistants repèrent tous les coins de rue, les endroits stratégiques ainsi que les moyens de surveillance mis en place par les Allemands. Pour brouiller les pistes, ils entrent ensuite dans un petit magasin de maroquinerie. Un bon quart d'heure après, ils sortent de la boutique et retournent vers la maison occupée par le groupe de résistants. Leur mission de la journée s'achève, ils doivent maintenant attendre demain matin, que le signal soit donné.

Binôme après binôme, tous les résistants du groupe reviennent communiquer leur reconnaissance de la ville à l'ensemble de leurs camarades. Puis la majorité des hommes quittent la maison pour rejoindre la leur. Celle-ci abrite neuf des membres du commando dirigé par Mars. Il y a Mars bien sûr, Hannah, Vienne, Charly, Moïse, Tom, César, Ulysse et François. Ils se connaissent soit par leur véritable nom, soit par le nom de code qu'ils se sont choisis. 

Il est presque vingt-et-une heures quinze, la radio, sur la chaîne de la BBC tourne toujours. "Les Français parlent aux Français. Veuillez écouter d'abord, quelques messages personnels. Les sanglots longs des violons de l’automne. Je répète. Les sanglots longs des violons de l'automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone. Je répète. Blessent mon cœur d'une langueur monotone." Un signal de plus, mais celui-ci indique quelque chose de supplémentaire. L'heure est venue, Londres vient officiellement d'annoncer le débarquement. 

Après un dîner mouvementé, tous restent à table pour discuter et pour jouer aux cartes, en attendant l'heure fatidique, à l'exception d'Hannah. La jeune femme gagne sa chambre à l'étage. Elle récupère dans ses affaires un carnet et un stylo ; puis comme à chaque fois, elle écrit une lettre à Romain qu'elle espère un jour, pouvoir lui donner. Elle s'assoit sur le lit et commence à écrire.

"Mon cher Romain,

Demain arrive enfin, on l'appelle le Jour-J, ce jour où débutera la libération de notre pays. Pour moi, elle a déjà commencé et depuis bien longtemps. C'est notre travail, les risques que nous avons pris et les sacrifices de nos amis qui vont permettre ce débarquement. C'est la Résistance qui a préparé le terrain, c'est elle qui va libérer le pays ; les Alliés ne sont qu'un soutien.

J'aimerais tant que tu sois là. Je sais que tu voulais au plus profond de ton être, participer à cela. Tu n'es pas là, alors je me battrai pour toi, en mon nom et ton nom ; d'une certaine façon, tu y participeras. Et je te promets de te donner tous les détails de ce qu'il s'est passé quand tu rentreras. 

J'ai un peu peur je dois l'avouer, demain nous ferons face à un conflit armé et Mars nous a prévenus, certains d'entre nous ne survivront pas. J'ai peur de mourir mais je sais que si cela arrive, au moins je mourrai pour mon pays, en le défendant, en voulant le libérer de la tyrannie de notre ennemi. Je les entends ces mots : "ami si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place". Je sais que je ne suis pas seule et que si je tombe sur le champ de bataille, la guerre ne s'arrêtera pas et d'autres continueront le combat que je mène avec nos frères depuis quatre ans déjà. Mais je ne veux pas mourir car je t'ai fait une promesse et je dois la tenir, je dois être là pour libérer Paris, je dois être là le jour où l'Allemagne capitulera, le jour où tu reviendras, je veux être présente pour t'accueillir, pour te dire "bienvenue chez toi mon frère". Je veux voir les Alliés arriver à Berlin et décrocher les bannières nazies des monuments ; et j'espère voir l'Allemagne redevenir allemande. 

Demain, nous allons libérer le Nord du pays et tu verras que le reste va aller très vite. Paris sera libérée, allez, en juillet. Et la situation évolue aussi de ton côté, je le sais. Les Soviétiques avancent en Europe de l'Est et ils vont venir te libérer. Quand tu reviendras à Paris, nous pourrons fêter la libération ensemble, on dansera, sur des chansons de Charles Trenet si tu veux ; je sais que tu adores cet artiste.

Certains de mes camarades disent que je me berce d'illusion et que la guerre est loin d'être gagnée. Ils ont raison, je sais que nous avons encore un long chemin à parcourir ; mais je préfère croire que tout ceci sera bientôt terminé plutôt que penser que la guerre va encore durer des années. On dit que l'espoir faire vivre et pour moi cela fonctionne bien. Je tiens encore debout après tout ce qui s'est passé parce que j'ai l'espoir de revoir la France libre, j'ai l'espoir d'admirer à nouveau notre beau drapeau tricolore flotter au vent aux dessus des hôtels de ville, au-dessus des grandes places. Mais surtout, j'ai l'espoir de te revoir toi, mon frère. Tu me manques énormément et je garde dans mon esprit l'idée de te revoir, de te serrer dans mes bras et de t'embrasser. 

Je sais que ce jour viendra et je l'attends avec une grande impatience."

Hannah relit sa lettre, elle hésite un instant puis choisit de ne pas la signer. Toutes ses lettres adressées à Romain sont dans ce carnet, le nom d'Hannah, écrit sur la première de couverture, constitue, pour la jeune femme, une signature pour l'ensemble des lettres. Elle se lève pour attraper son sac, elle y range soigneusement le carnet. Elle referme le tout et repose le sac au sol avant de le pousser sous son lit. Elle se rassoit sur le matelas et son regard se perd dans le vide, droit vers le sol. Elle pense à demain, cette journée ne peut pas quitter son esprit ; Hannah est envahie d'inquiétude, les mots de Mars résonnent dans sa tête : "vous ne survivrez pas tous". Mais elle doit être forte et faire preuve de courage.

La porte de la chambre s'ouvre, dévoilant la silhouette de Vienne. En entrant dans la pièce, le résistant lit immédiatement l'inquiétude sur le visage de sa camarade. Il s'avance vers elle puis il s'assoit à ses côtés.

- Quelque chose ne va pas ? Vous me semblez inquiète. 

- Comment ne pas l'être ? Nous allons sûrement mourir demain.

- C'est bien vrai. Mais vous allez aussi sûrement rester en vie. 

Hannah relève la tête et regarde son interlocuteur, attendant une réponse supplémentaire de sa part. 

- Hannah, vous êtes allée à Auschwitz, vous avez vécu avec un SS pendant un long moment sans vous faire prendre. Si quelqu'un va survivre à cette bataille, c'est bien vous.

- Je suis bien obligée, j'ai donné ma parole. J'ai juré que je serai là pour libérer la France et surtout Paris.

- S'il y a bien une personne qui peut le faire, c'est vous. Je n'ai jamais vu de femme, même d'homme, aussi forte, aussi solide et aussi déterminée que vous. Je vous admire vous savez ?

- Vraiment ?

- Oui. Et je tiens aussi à vous.

- Vous dîtes ça mais je ne connais toujours pas votre nom. 

- C'est vrai. Nicolas.

- Je suis très enchantée de faire votre connaissance Nicolas, je suis Hannah.

Nicolas affiche un large sourire amusé.

- Tout le plaisir est pour moi mademoiselle. Mais plus sérieusement, Hannah, nous sommes une équipe. Demain, à n'importe quel moment, vous pourrez compter sur chacun d'entre nous. Nous serons avec vous à chaque instant et ensemble on délivrera notre pays.

- Vous pouvez compter sur moi mon ami ; jusqu'à la mort.

- Jusqu'à la mort.

Les deux résistants se regardent un instant dans une atmosphère de confiance. Puis Vienne coupe le silence qui commençait à s'installer dans la chambre.

- Nous devrions dormir. Le signal peut arriver très tôt et nous devons être prêts.

- Oui vous avez raison. Mais plutôt que de vous occuper de moi, vous devriez aller passer ce message à nos chers camarades au rez-de-chaussée, ils sont partis pour jouer toute la nuit.

- Je m'en charge de ce pas et je vous laisse un peu d'intimité.

Hannah sourit à son ami. Nicolas quitte la pièce pour aller suggérer aux autres résistants d'aller se coucher. Hannah retire ses chaussures seulement, elle ne se change pas, ainsi, elle sera directement prête lorsque l'heure viendra. La jeune femme s'allonge dans le lit et elle rabat le drap sur elle. Quelques instants plus tard, Nicolas revient avec Charly et Moïse. 

- Allez les garçons, il est temps de faire un gros dodo, dit Nicolas avec amusement, en s'adressant aux deux autres hommes.

Hannah s'appuie sur son coude et regarde ses amis d'un air amusé. La tension est redescendue, et les quatre adultes se comportent comme si la journée de demain allait être ordinaire. Moïse retire son pantalon sans prévenir sous l'étonnement de ses camarades de chambre.

- Eh Mo, un peu de pudeur je te prie, tu agresses les beaux yeux de notre sœur préférée remarque Nicolas en riant légèrement.

- Votre seule sœur imbécile, ajoute Hannah.

- Mais notre préférée quand même. 

Les trois hommes se glissent dans leur lit mais leurs discussions ne s’arrêtent pas là.

- Je voudrais quand même ajouter que César n'a pas un poil sur le menton, il a trente ans pourtant. Peut-être que c'est une femme, ajoute Charly.

- Tu ne devrais pas parler, il a plus de poils dans son slip que toi, réplique Moïse sur un ton moqueur.

- Les garçons, dormez maintenant, intervient Hannah en ricanant.

- Mais dis-nous Hannah, il y a bien l'un d'entre nous qui te plaît, demande Charly, bien décidé à veiller.

- Si je devais choisir un homme sur cette terre, ce serait Staline, maintenant dormez ou je déballe tous les potins que j'ai entendus à Paris ces dernières années.

- On finira bien par savoir...

- Bonne nuit !

Hannah émerge doucement, elle est remuée dans tous les sens par les secousses de son ami.

- Hannah ! Réveillez-vous ! Ils seront là d'ici une heure, lui crie Nicolas alors que la jeune femme est encore endormie.

Hannah ouvre les yeux et se lève d'une traite. Elle regarde son ami, perdue.

- Quelle heure est-il ? demande-t-elle en se pinçant le front.

- Il est six heures. Aller dépêchez-vous ! Mars nous attend en bas.

Hannah s'exécute, elle enfile ses chaussures noires et elle met sa veste kaki. Elle suit Nicolas vers le rez-de-chaussée. Tout le monde court dans tous les sens pour récupérer des habits ou du matériel. Mars arrive dans la pièce principale et s'arrête devant les deux résistants.

- Ils faut qu'on parte maintenant ! dit-il sur le vif.

- Qu'en est-il de la situation ? demande Hannah.

- Les Américains sont à Omaha, mais les Allemands compliquent la tâche et pour l'instant, ils se tirent dessus à tour de rôle, navires contre bombardiers.

- Ils ont des avions ?

- Les Allemands ont sorti le grand jeu et ce n'est que le début.

- Quand est-ce qu'on aura le soutien de la Royal Air Force ? demande, à son tour, Nicolas.

- Je ne sais pas, mais elle est en route.

- Et les Canadiens, où en sont-ils ?

- J'ai eu Keller, leur débarquement est prévu pour sept heures trente mais les Allemands et le temps bien mauvais risquent de le retarder. Au passage, nos camarades ont coupé un grand nombre des communications ennemies. 

- Qu'est-ce qu'on peut faire actuellement ? demande Hannah.

- Contre les bombardiers ? Rien. Mais les Allemands sont partout en ville alors, capturez-les ou tuez-les, peu importe mais qu'ils soient hors d'état de nuire. C'est le rôle du groupe deux. Ils sont déjà partis. Notre groupe va se diviser en deux. Charly, César, Hannah, Vienne, Moïse, Ulysse, François et moi ; nous allons garder la plage. Aucun Allemand, aucun de leur engin ne doit y entrer. Les autres vous quadrillez le Nord de la ville et vous neutralisez le plus possible ces enfoirés. 

Tous acquiescent, ils récupèrent les affaires dont ils ont besoins, armes à feu, canifs, grenades... Un à un, ils sortent de la maison. Dans les rues, les coups de feu se font entendre marquant le début des hostilités entre les soldats allemands et les résistants. Hannah, Nicolas et les autres se dirigent vers la plage. La jeune femme est équipée du pistolet automatique 1935S que Nicolas lui a donné il y a deux semaines de cela, un 7,65 mm Star 1914, un grand nombre de munitions adaptées ainsi que d'un fusil mousqueton Berthier 1936 et de quelques grenades. Ses coéquipiers sont tout aussi équipés qu'elle et les résistants n'hésiteront pas à se servir de leurs armes. Seulement, Hannah n'a jamais tiré sur qui que ce soit, elle n'a jamais tué, même blessé un être humain. Elle craint d'en venir à hésiter lorsque le moment sera venu pour elle, d'appuyer sur la détente. Mars l'a mis en garde ; si elle hésite à tirer sur l'ennemi, en face, lui ne bronchera pas et fera feu sans regret. 

Hannah et Nicolas s'arrêtent sur une butte qui fait face à la plage, tandis que les autres se répartissent sur le long de l'étendue de sable. De là où ils sont, ils peuvent voir au loin, les navires britanniques et canadiens, échanger des tirs avec les bombardiers allemands. Certains tirs sont beaucoup plus lourds et longs, les obus tombent sur la ville, détruisant les habitations et faisant des victimes. Le vent souffle fort et la pluie tombe sur le sol ; Hannah se recouvre d'un coupe-vent et elle continue d'observer l'horizon, espérant que les Alliés ne tarderont plus à quitter leurs navires pour débarquer. Il est maintenant sept heures quarante du matin.

- Cela risque d'être encore long, prévient Nicolas.

- Le vent est-il le plus gros problème, ou bien lorsqu'ils se seront débarrassés des bombardiers, ils pourront débarquer ?

- Ça dépend. Même s'ils se débarrassent des avions allemands, il faut que le temps se calme, ne serait-ce qu'un peu pour qu'ils puissent débarquer. Mais ils vont y arriver, ils l'ont fait à Omaha. 

- J'aimerais pouvoir les aider.

- Vous ne pouvez rien faire pour le moment Hannah. Et nous avons une mission très importante.

Nicolas sort le drapeau tricolore de sa veste.

- Nous devons l'accrocher sur la mairie de Graye.

- Et Courseulles ?

- Nous n'y retournons pas. Ordre de Mars. Nous sommes allés bien plus loin sur la plage pour pouvoir directement allez à Graye. On attend seulement un peu de soutien. 

Nicolas se retourne un instant et il observe les alentours. Non loin d'eux, dans un champ, il y a des chevaux sellés mais sans cavaliers, qui se sont arrêtés dans l'herbe. Ils viennent sûrement de la ville et ont perdu leurs cavaliers.

- On pourrait prendre les chevaux, propose-t-il à Hannah.

- Pour rejoindre le village ? Est-ce qu'on ne deviendrait pas des cibles faciles.

- C'est possible ; mais ce sera beaucoup plus rapide.

- Si les chevaux ne prennent pas peur au premier coup de feu. 

- Ils sont encore là malgré tous les tirs, ils doivent y être habitués. 

La veille, un peu avant le dîner, Charly, le résistant originaire d'Angleterre, a chanté une chanson qui résonne toujours dans l'esprit d'Hannah. Il l'a d'abord chanté en anglais puis en français, pour que tous ses amis perçoivent le sens des paroles. Et ces dernières retentissent dans la tête d'Hannah.

I am a poor wayfaring stranger,

Je suis un pauvre étranger voyageur,

While traveling through this world of woe,

Alors que je traverse ce monde d'affliction,

Yet there's no sickness, toil or danger,

Pourtant il n'y a pas de maladie, de labeur ou de danger,

In that bright world to which I go.

Dans ce monde lumineux où je vais.

Il est maintenant huit heures trente du matin ; au loin, Hannah et Nicolas observent enfin les navires Alliés se rapprocher des plages. Il y a encore des bombardiers allemands qui les survolent et bombardent à tout va pour tenter de couler les navires. La Royal Air Force est arrivée et les avions allemands sont pris en chasse par les Britanniques. Au sol, les premiers soldats canadiens mettent pieds à terre, ou plutôt dans l'eau, suivis par les Britanniques, présents en renfort. Toutes armes dehors, les soldats gagnent l'étendue de sable. Au loin, les résistants brandissent des bannières aux couleurs du mouvement pour se faire reconnaitre de leurs alliés. Les Allemands arrivent rapidement sur la plage, hommes et blindés, pour stopper l'avancée alliée. 

I'm going there to see my father,

Je vais là-bas pour voir mon père,

I'm going there no more to roam,

Je vais là-bas pour mettre fin à mon errance,

I'm only going over Jordan,

Je vais seulement au-delà du Jourdain,

I'm only going over home.

Je rentre seulement à la maison.

- Baissez-vous ! crie Nicolas, alors que des soldats arrivent vers les deux résistants. 

Hannah s'exécute immédiatement et se met à plat-ventre dans la descente de la butte. Nicolas se redresse et se met àdécouvert pour tirer un premier coup de feu. La respiration d'Hannah est très rapide, la jeune femme tente de rassembler en elle tout le courage qu'elle a eu jusqu'ici.

- Ça va aller ? lui demande Nicolas.

- Oui, répond Hannah déterminée.

La jeune Française se redresse et tire son premier coup de feu avec l'automatique 1935S. La balle se loge dans le sol à quelques mètres d'un soldat allemand courant vers les deux résistants. Nicolas tire à son tour et touche l'homme dans le torse. Le soldat tombe à terre et ne se relève pas. 

I know dark clouds will gather around me,

Je sais que des nuages sombres s'accumuleront autour de moi,

I know my way is rough and steep,

Je sais que mon chemin est rude et escarpé,

Yet beauteous fields lie just before me,

Pourtant des champs merveilleux s'étendent juste devant moi,

Where God's redeemed, their vigils keep.

Où Dieu a racheté leurs veilles.

D'autres soldats arrivent, un nombre important. Toujours derrière leur butte, Hannah tire à nouveau et touche un autre soldat dans la poitrine. À son tour, l'Allemand tombe et reste à terre. Hannah vient de tuer pour la première fois ; son cœur se serre, jamais elle n'a pensé commettre un jour une telle chose. Nicolas la ramène à la réalité lorsqu'il tire à nouveau sur leurs ennemis, mais ils sont bien trop nombreux.

- On ne peut pas rester ici, dit-il sur le vif à Hannah, avant de tirer encore une fois.

- Mais où voulez-vous allez ? Ils sont devant nous. 

- Alors il faut faire une percée dans leur groupe et rejoindre Graye le plus vite possible. Les chevaux !

- D'accord je vous suis.

Nicolas se saisit de son fusil mitrailleur et se lève, il n'attend pas une seconde et ouvre le feu sur les Allemands qui tombent comme des oiseaux. Hannah le suit et ouvre, à son tour, le feu sur l'ennemi. Les deux résistants descendent l'autre côté de la butte et courent vers les chevaux. Sous les tirs ennemis, les deux Français parviennent à gagner les chevaux. Mais sous le bruit assourdissant des coups de feu, l'un d'entre s'enfuit. Hannah parvient à attraper les rênes du deuxième avant qu'il ne parte au galop à son tour. Nicolas prend la jambe d'Hannah et il la soulève pour l'aider à monter sur le cheval. Il se retourne et tire dans le tas pour couvrir son amie. 

- Montez ! lui crie Hannah.

- Non, cela vous ralentirait. Partez ! 

- Je refuse de vous laisser ici !

Nicolas sort le drapeau tricolore du pays et il le tend à Hannah

- Mettez-le sur l'hôtel de ville ! Rendez la commune à la France ! lui crie le soldat de la Résistance.

Sur le dos du cheval, Hannah se saisit du drapeau français. Les larmes coulent le long de ses joues, elle ne veut pas abandonner un frère sur le front. Nicolas frappe la croupe du cheval et l'animal s'élance au grand galop. Hannah le regarde et appelle son nom. Un objet tombe aux pieds de Vienne, un bruit sourd se fait entendre et la silhouette de son ami disparait à jamais, derrière le bruit d'une explosion qui se dissipe derrière le son des vagues s'écrasant sur les plages de Normandie.

I'm going there to see my mother,

Je vais là-bas pour voir ma mère,

She said she'd meet we when I come,

Elle a dit qu'elle viendrait à ma rencontre quand je reviendrai,

I'm only going over Jordan,

Je rentre seulement par-delà le Jourdain,

I'm only going over home.

Je rentre seulement à la maison. 

Hannah se couche sur l'encolure du cheval pour que la cible que représente les deux êtres soit plus petite. Elle ferme les yeux et prie pour que le cheval ne s'arrête pas et continue de galoper. La chanson de Charly lui revient en tête et au son des paroles qui résonnent dans son esprit, elle se le dit aussi : elle veut juste rentrer à la maison. Les moteurs des avions, les coups de feu et les cris des hommes lui percent les oreilles. Un autre souvenir lui revient, celui des corbeaux aussi noirs que la nuit qu'elle a vus à de nombreuses reprises dans la capitale ; "Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines" : cette phrase a toujours eu son sens dans la vie de guerre d'Hannah. Partout où elle a marché, il y avait un corbeau, noir comme la mort, au cri aussi insupportable que ceux des Allemands lorsqu'ils hurlent des ordres. Cet oiseau, pour Hannah, est devenu le symbole d'une guerre sombre et destructrice, qui divise les hommes par la haine. 

Hannah arrive vers le village de Graye-sur-Mer, mais les Allemands sont bien présents et elle est seule pour leur faire face. Au-dessus d'elle, les bombardiers alliés font des passages et larguent des bombes sur les terres françaises. Ils ont prévu de libérer le pays, pas de le détruire ; pense la jeune femme. Mais les troupes ennemies doivent être neutralisées au plus vite et si c'est le seul moyen, alors il faut accepter les dégâts. 

Alors qu'elle arrive au niveau de la première maison, un coup de feu se fait entendre et une balle se loge dans son bras gauche. Hannah hurle de douleur mais elle ne s'arrête pas. Elle presse davantage ses mollets sur le ventre du cheval pour qu'il galope plus vite. Une autre balle part, mais celle-ci vient perforer le poitrail de la monture de la résistante. Le cheval s'écroule au sol et Hannah tombe dans la poussière qui recouvre le chemin de terre. Hannah entend d'autres coups de feu mais ces derniers ne viennent pas dans sa direction ; ce sont les Alliés qui ont ouvert le feu sur les Allemands. La jeune femme se met en boule entre les antérieurs et l'abdomen de l'équidé, priant pour que quelqu'un lui porte secours. Elle pose sa main droite sur le haut de son bras gauche et elle fait pression sur sa blessure pour limiter les pertes de sang. Sa respiration est rapide et la résistante est complètement paralysée. Elle ne sait plus quoi faire ; si elle reste ici, elle est une cible facile ; mais de là où elle est, elle ne peut pas voir le nombre d'ennemis ; se lever pour avancer est un grand risque.

Un soldat court vers elle, suivi d'un coéquipier qui le couvre ; au vu de leurs uniformes, elle comprend qu'ils sont Canadiens. Le premier militaire arrive au niveau d'Hannah et s'agenouille à sa hauteur. Il remarque sa blessure, alors il défait son uniforme pour arracher un bout de sa chemise afin d'en faire un bandage. Il noue le morceau de tissu autour du bras d'Hannah, au niveau de sa blessure. Après lui avoir demandé si tout allait bien, le militaire se lève, puis il tend sa main à la jeune femme pour l'aider à se relever.

- Il faut progresser dans la ville, lui dit le soldat.

Hannah hoche la tête de haut en bas pour acquiescer puis elle suit les deux militaires vers la petite ville. Fusil à la main, elle tire sur les Allemands qu'elle voit. Heureusement pour elle, les deux Canadiens la couvrent et elle n'a pas à les tuer tous.

Alors qu'ils entrent tout juste dans le village, l'un des deux soldats tire Hannah par le bras derrière un mur. Un véhicule blindé vient de tourner et il est accompagné de six soldats allemands. Le premier Canadien jette un œil furtif dans la rue puis il se retourne vers son camarade en lui adressant un "oui" de la tête. Il prend une grenade dans sa main ; l'autre soldat invite Hannah à se pousser plus vers la gauche pour recevoir le moins de projectiles possible au moment de l'explosion. Le véhicule blindé arrive à leur niveau et le Canadien dégoupille la grenade avant de la lancer. Hannah s'accroupit au sol et protège sa tête de ses bras. La grenade roule sous le véhicule avant d'exploser ; les Allemands sont projetés violemment dans différents sens alors que les restes du véhicule sont attaqués par les flammes. Le Canadien prend à nouveau Hannah par le bras pour l'aider à se relever ; les trois personnes reviennent dans la rue. Hannah court rapidement vers l'un des Allemands puis elle lui porte un coup violent à la tête pour l'assommer. Le but de la jeune femme est de tuer le moins possible, seulement quand c'est une question de vie ou de mort. 

Tous les trois, ils continuent leur progression dans la ville. D'autres Canadiens arrivent en renfort. Le groupe arrive dans la rue où se trouve la mairie. Hannah sort le drapeau français sous les yeux de ses nouveaux camarades.

- Vous devez le mettre à la place de leur foutue bannière. On vous couvre ! lui dit un des soldats canadiens.

Hannah acquiesce d'un mouvement de tête tout en se dirigeant d'un pas déterminé vers l'hôtel de ville. Autour d'elle, les soldats alliés la défendent en empêchant les ennemis de s'approcher de la résistante. Hannah arrive enfin aux portes du bâtiment administratif. Elle regarde le soldat qui l'accompagne depuis sa chute de cheval ; il fait un mouvement rapide de la tête vers le bas, attestant de son soutien à la jeune femme. Hannah entre, arme à la main, dans la mairie, suivie par quatre soldats. À première vue, il n'y a aucun Allemand dans le bâtiment. Les lieux sont assez en désordre, traduisant le fait que les occupants de la mairie sont partis précipitamment. Après un regard à droite, puis un autre à gauche, Hannah se dirige vers l'escalier qui mène au bureau à l'étage. Elle monte les marches une à une, toujours suivie par les quatre soldats alliés prêts à la couvrir en cas de besoin.

Elle arrive enfin devant le bureau du maire. La résistante, qui attend ce moment depuis longtemps, l'heure où elle libéra une ville et ses habitants, ouvre la porte. Un soldat allemand qui était dans la pièce se retourne en pointant une arme ; Hannah réagit immédiatement, un coup de feu est tiré, une balle part, l'officier qui venait de Berlin tombe sur le plancher en bois de chêne du bureau municipal. Hannah lâche un soupir de soulagement, elle entre dans la pièce ; deux des soldats la suivent alors que les deux autres restent devant la porte au cas où d'autres ennemis arriveraient.

Il est là, juste au-dessus de la fenêtre en train de se balancer au vent, le drapeau nazi. Hannah ouvre la fenêtre et monte sur son rebord. L'un des soldats lui tient la taille pour qu’elle ne tombe pas, l'autre reste aux aguets et fixe la rue, prêt à tirer sur le premier Allemand. À l'aide de son couteau, la jeune femme déchire le drapeau ennemi avant de le laisser tomber au sol, symbole de la défaite allemande de la journée. Elle prend dans ses mains les couleurs du pays qu'elle aime tant et le cœur battant au rythme du galop de mille chevaux, elle accroche le drapeau tricolore sur la mairie de Graye-sur-Mer. La ville est libérée.

Aidée par le militaire, elle redescend dans le bureau, soulagée d'avoir accompli une première mission de libération. Les deux soldats la regardent, souriants, puis ils se dirigent vers la sortie du bureau.

- C'est une grande chose que vous avez faite là, vous pouvez être fière, lui dit l'un des Canadiens.

- Seule je n'y serais pas arrivée.

- Nous allons nous assurer que tous les Allemands sont hors d'état de nuire puis nous poursuivrons notre route vers Creully ; libre à vous de nous suivre ou de rester ici.

- Je vais attendre ici et tenter de retrouver mon chef de groupe.

- Alors j'espère que nos chemins se recroiseront.

Les deux soldats quittent la pièce suivis par les deux autres qui attendaient devant. Hannah observe la pièce en désordre ; au sol, le corps sans vie de l'officier ramène Hannah à la réalité ; nombreuses sont les vies qui seront perdues dans cette bataille, dans cette guerre. Elle s'agenouille près du mort puis elle le retourne pour le mettre sur le dos. L'homme a encore les yeux ouverts, elle passe sa main sur son visage en partant du front pour les fermer. Quelques larmes s'échappent de ses yeux et coulent le long de ses joues ; elle ne voulait pas mettre fin à ses jours. Sa conscience lui crie que cet homme aurait pu être Friedrich, mais Hannah préfère chasser cette idée de son esprit. Que ferait-elle si elle se retrouvait dans cette situation ? Si l'homme en face d'elle, qui menace de l'abattre n'était autre que Friedrich, serait-elle capable de le tuer ? Elle caresse la joue de l'Allemand alors que la tristesse et le regret l'envahissent ; ses mains descendent sur la veste qu'elle serre alors le plus fort possible. Sa tête se pose sur le torse de l'inconnu et Hannah noie son chagrin dans l'uniforme de l'ennemi qu'elle a tué.

Après avoir recouvré ses esprits, Hannah se relève. La jeune femme fait le tour de la pièce, à la recherche d'un drap ou d'une couverture pour recouvrir le corps du soldat. Elle ouvre la grande armoire du bureau, et en haut, sur la plus haute étagère, elle trouve une grande couverture pliée. Elle la prend avec difficulté car l'objet se trouve à une hauteur un peu trop élevée pour Hannah. Une fois la couverture en main, elle retourne auprès de l'Allemand puis elle recouvre sa dépouille. Hannah est désormais seule dans cette vaste pièce, avec pour seule compagnie les bruits des bombardements au loin qui arrivent jusque dans ses oreilles.

Hannah passe une bonne partie de la journée dans le bureau. Elle s'est endormie un moment jusqu'à ce que des bombardements à quelques kilomètres ne la réveillent. Elle ne sait pas vraiment quoi faire : si elle doit attendre l'arrivée de Mars, ou essayer de le retrouver d'elle-même ; mais est-il toujours en vie ? Assise contre le mur porteur, sous la fenêtre, Hannah passe la main à l'intérieur de sa veste dans une poche. Elle prend délicatement une photo de Romain qu'elle a emportée avant de quitter Lille. Elle se perd dans ses pensées et elle repense à tous ces moments qu'elle a vécus avec lui. Même s'ils se connaissent depuis peu, ils sont très vite devenus complices et un lien d'attachement très fort s'est créé entre eux. Elle voit Romain comme le frère que ses parents n'ont jamais pu lui donner et la jeune femme aurait bien voulu connaître le ressenti de son compagnon à ce sujet. Elle pense à lui chaque jour, elle n'oublie pas qu'il souhaitait de tout cœur participer à cette bataille ; elle l'a fait en partie pour lui.

- Nous avons réussi Romain, chuchote-t-elle en serrant la photo de son ami contre son cœur.

- Qu'avez-vous dit ? lui demande une voix familière.

Hannah relève la tête et elle aperçoit la silhouette de Mars dans l'encadrure de la porte du bureau municipal. Elle ne bouge pas, la jeune femme est un peu perdue, elle ne sait pas vraiment si elle rêve ou si son chef de groupe est réellement là. Mars s'approche de la résistante voyant qu'elle ne réagit pas et que tout ne semble pas aller. Il pose un genou à terre et pose sa main droite sur l'épaule d'Hannah.

- Vous êtes blessée ? lui demande-t-il, inquiet.

Hannah cligne plusieurs fois des yeux et secoue la tête pour être sûre de ne pas rêver. Elle jette un regard furtif sur son bras puis elle fixe Mars dans les yeux.

- Oui... Euh, on m'a tiré dessus à l'entrée du village.

- Et Vienne, où est-il ?

- Il n'y avait qu'un seul cheval, il a insisté pour que je parte... Et il s'est pris une grenade.

Mars baisse la tête ; aujourd'hui, il a perdu bien plus d'hommes qu'il ne pouvait se le permettre.

- Et les autres ? demande Hannah.

- Charly et César sont vivants, les autres sont tombés.

- Et ceux du deuxième groupe ?

- Je sais qu'un grand nombre d'entre eux a gagné Bernières-sur-Mer ; mais ils ont aussi eu des pertes. 

- Et maintenant, que faisons-nous ?

- On va revenir à Courseulles pour y passer la nuit. Demain, si les Canadiens ont pu prendre Creully, on les rejoindra là où ils seront. 

- D'accord.

- Vous êtes sûre que ça va aller ?

- Oui, je pense que j'ai seulement besoin d'une bonne nuit de sommeil. 

Mars se lève et tend sa main à Hannah pour l'aider à se relever. 

- On va y aller si vous vous en sentez capable.

- Ça ira, ne vous inquiétez pas.

Hannah se lève. Mars sort du bureau ; alors qu'Hannah le suivait, elle s'arrête devant la dépouille du soldat allemand.

- Et pour lui, que faisons-nous ? demande la jeune femme, alors que son chef se retourne tout juste.

- L'Allemand ? Laissez-le, les habitants s'occuperont de lui.

- Que vont-ils lui faire ?

- Je ne sais pas. Tout dépend de la manière dont ils ont été traités par l'ennemi. S'ils ne sont pas rancuniers, ils l'enterreront dignement. Sinon, il est possible qu'ils brûlent son corps avec ceux des autres Allemands.

Hannah baisse la tête vers le corps, un sentiment de regret et de culpabilité parcourt tout son être.

- Vous ne devez pas vous en vouloir pour cela Hannah. 

- Je l'ai tué.

- Pourquoi ?

- Quand je suis entrée, il pointait une arme sur moi.

- Donc c'était lui ou vous. Vous n'avez fait que survivre.

- Mais ce ne sera pas toujours le cas.

- Dans une guerre, si. Ils vous tueront si vous ne le faites pas avant. 

- Je veux qu'on l'enterre. finit Hannah en regardant à nouveau le corps sans vie du soldat.

- Bien, mais seulement si on trouve une pelle dans le coin. 

Hannah et Mars sortent de la mairie. Dehors, dans le village, les quelques habitants qui n'ont pas pris la fuite et qui se sont cachés dans les caves, sortent pour la première fois et constatent les dégâts des affrontements entre les Alliés et le IIIème Reich. Les deux résistants vont à la rencontre des villageois, tous semblent rassurés que ce soit fini, même si au loin, les bombardements continuent et peuvent revenir ici. Après s'être assuré que tous allaient bien, Mars demande ce que les habitants du village souhaitent faire des corps, amis comme ennemis. Ils se regardent les uns les autres puis, dans un accord commun, choisissent de tous les enterrer, qu'importe leur nationalité. Mars fait part de la présence d'un Allemand mort dans le bureau du maire ; un commerçant part alors avec Hannah en direction de la mairie pour inhumer le soldat. 

Hannah monte les marches qui mènent à l'étage ; la jeune femme sent un regard pesant sur elle, comme si le commerçant se méfiait d'elle. Elle ne réagit pas et poursuit son chemin. Une fois dans le bureau, le villageois s'avance vers la dépouille de l'Allemand. Il observe le corps sans vie un instant puis il regarde Hannah.

- C'est vous qui avez fait cela ? demande-t-il sur un ton complètement neutre.

- Je n'avais pas le choix. 

- Oh je ne vous juge pas. Je vous félicite plutôt. Vous nous avez débarrassé de ces crapules. À le voir, je me demande finalement s'il mérite d'être enterré dignement. 

- Vous ne savez rien de lui. Vous ne connaissez rien de son histoire. Vous ignorez totalement qui il est, et s'il était là par choix.

- S'il est en France, c'est qu'il a voulu se battre. Et puis c’est un Allemand après tout. 

- Détrompez-vous, tous n'ont pas eu le choix de s'engager. Je dirai même que mise à part les groupes de résistance, dans les autres armées, la grande majorité est partie au combat parce qu'ils avaient le choix uniquement entre la servitude ou la désertion. Que feriez-vous à leur place ? Si on vous ordonnait d'aller vous battre dans un autre pays, contre des gens que vous ne connaissez pas et qui ne vous ont rien fait, iriez-vous ? Ou alors diriez-vous non en connaissant les conséquences ? Il en est de même pour les jeunes de notre pays qui ont été contraints à partir travailler dans un autre pays. Les soldats ne sont pas nos véritables ennemis, c'est le gouvernement qui les a envoyés, celui qui est à l'origine de cette guerre. Hitler est un monstre, lui et tous ceux qui suivent aveuglément son idéologie ; mais cet homme, tant que vous ne savez pas pourquoi il est là, vous ne pouvez pas dire que c'en est un.

- Et pourtant vous l'avez abattu comme un vulgaire mouton. 

- Quand j'ai ouvert la porte, il a pointé son arme sur moi, c'était lui ou moi. Mais s'il en avait été autrement, si nous avions pu discuter ne serait-ce que dix secondes, il serait peut-être toujours en vie. Mais ce n'est pas le cas, cet homme est mort et il mérite, comme n'importe quel être humain, d'être enterré comme un homme et non comme un ennemi.

L'homme acquiesce, ne pouvant répondre à la jeune femme. Il se place derrière la tête du mort et se baisse pour le prendre par les épaules. L'Allemand n'est pas fin et le Français le soulève avec difficulté.

- Il est trop lourd pour moi, je vais devoir le trainer, fait-il savoir à Hannah.

- Attendez.

La résistante prend les jambes du défunt et les porte à sa taille.

- Comme ça, ça devrait le faire.

Les deux Français commencent à marcher pour sortir du bureau ; dans les escaliers, Hannah guide le villageois pour descendre les marches. Malhabiles et sans le vouloir, ils font taper la dépouille à de nombreuses reprises dans le mur ou dans la rambarde. Ils arrivent finalement au rez-de-chaussée ; puis les deux Français sortent du bâtiment administratif et se dirigent vers le cimetière du village. Il est environ dix-neuf heures, tout le village se rassemble dans le petit cimetière. Hannah et l'homme qui l'accompagne déposent le corps du soldat à terre. Mars rejoint la résistante pour lui faire part de la situation.

- Ils vont faire un seul trou. Ils ne peuvent pas se permettre de remplir le cimetière pour des gens qu'ils ne connaissaient pas surtout quand parmi eux, certains ont envahi leur pays. Dîtes au revoir à ce brave soldat car nous, nous partons.

- Maintenant ?

- Oui nous devons rejoindre Courseulles pour retrouver les autres.

- Êtes-vous sûr qu'ils y seront ?

- J'ai eu Tomy, ils reviennent vers notre QG. 

Mars tape doucement sur l'épaule d'Hannah et commence à avancer à l'opposé du cimetière. Hannah le suit mais un des habitants de Graye les arrête.

- Attendez ! crie-t-il en direction des deux résistants.

Hannah et Mars se retournent, intrigués.

- Si vous souhaitez retourner à Courseulles-sur-Mer, vous pouvez prendre la voiture des Allemands, je ne pense pas qu'ils en aient encore l'usage. 

- Merci beaucoup, dit Mars en revenant vers l'homme pour lui serrer la main.

- Ce n'est rien, on vous doit bien cela. 

Les deux soldats de la Résistance regardent les villageois, qui affichent un sourire de remerciement sur leurs visages. Hannah et Mars les saluent puis ils partent en direction du véhicule allemand après que l'homme leur ait indiqué sa position. Rapidement, les deux compatriotes se mettent sur la route pour rejoindre Courseulles, non loin de là où ils sont.

Les premières minutes du trajet se font en silence ; Mars jette un regard à Hannah et il remarque qu'elle est ailleurs. La jeune femme ne parvient pas à effacer les images qu'elle a dans la tête ; elle se revoit, tuer cet homme encore et encore. Que penserait Romain ? se dit-elle. Perdue dans ses pensées, elle n'entend pas les paroles de Mars qui tente de noyer le silence installé dans le véhicule.

- Vous allez faire une bonne nuit de sommeil et demain on discutera si vous le souhaitez, mais vous devez absolument vous reposer.

- J'ignore si une nuit suffira...

- Ça vous passera, ne vous inquiétez pas. C'est vrai que c'est difficile la première fois ; on se sent énormément coupable. Mais n'oubliez pas une chose, c'est que vous défendez votre pays, vous le sauvez, vous nous sauvez. 

Hannah ne répond pas, elle sait bien qu'il y a une raison valable de tuer ces personnes. Mais le fait que les seuls arguments qui existent soient : "ce sont nos ennemis", "si tu ne les tues pas, ils te tueront" la dérange ; quel que soit l’endroit d'où ils viennent et pour qui ils se battent, ils restent des êtres humains, comme Hannah. Cette guerre a déjà beaucoup coûté à Hannah, voilà maintenant qu'elle lui prend ses valeurs morales. 

Une fois arrivés à Courseulles, Mars vérifie qu'il n’y ait aucun Allemand aux alentours. Les habitants lui confirment qu'ils sont soit morts, capturés ou simplement disparus. Soulagés, Hannah et son chef se dirigent vers la maison occupée par le groupe. Ils sont accueillis par Charly, César et les autres, tous heureux de se retrouver après cette journée bien difficile. Charly emmène Hannah dans la cuisine pour soigner son bras, pendant que Mars établi un rapport de la journée avec les autres. 

- Quelle journée... Mouvementée., Ddt Charly avec un léger sourire.

- Assez bousculant je dirai même, lui répond Hannah.

- J'ai appris pour Vienne. Je suis désolé, je crois que vous étiez devenus amis.

- Oui en quelque sorte. Nicolas m'a sortie de ma prison à Paris. 

- C'était quelqu'un de bien et il est mort en sauvant quelque chose qu'il aimait. 

Hannah affiche un petit sourire de compassion que Charly lui rend. Après avoir soigné la jeune femme, le résistant lui conseille d'aller prendre une douche en plaisantant sur le fait que les Allemands sont peut-être capables d'envahir tout un pays mais que les canalisations leur résistent jusqu'au bout. Le jeune homme donne du linge propre à Hannah. Elle monte dans la petite salle de bain puis ferme la porte derrière elle. Elle ouvre le robinet et l'eau commence à couler dans la petite baignoire. Un croassement soudain fait sursauter la jeune femme qui se retourne et manque de perdre l'équilibre. Un corbeau s'est posé sur le rebord de la fenêtre ouverte. L'oiseau regarde dans tous les sens puis il commence à se nettoyer le plumage. Hannah s'approche doucement de lui mais l'oiseau prend peur et s'envole, laissant la résistante surprise par l'apparition soudaine de l'oiseau qu'elle raccroche à la guerre et à la mort.

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