Chapitre 14 - Retour à Paris

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Friedrich fait les cent pas dans son bureau, il attend depuis plus de deux jours qu'on lui dise ce qu'il attend. Il commence à perdre patience. L'appel a été passé il y a plusieurs jours déjà, mais le commandant du complexe concentrationnaire a exigé de voir les documents de l'ordre de rapatriement d'Hannah, avec la signature de l'ambassadeur. L'ambassadeur a donc contacté lui-même le commandant du camp ; et depuis ce jour, aucune nouvelle. Karl Bömelburg entre dans le bureau de son second qui s'arrête net lorsqu'il voit son ami.

- Réponse d'Auschwitz, Hannah prendra l'avion demain matin fait-il savoir à son bras droit.

Friedrich recule vers un fauteuil et se laisse tomber dessus, soulagé. Hannah va enfin rentrer mais rien ne sera comme avant. La Gestapo l'a dans le viseur, elle ne pourra plus venir au QG, prendre des repas avec les autres, sortir sans être suivie. Tant qu'elle sera à Paris, elle restera sous surveillance. Elle n'aura plus les "libertés" qu'elle avait avant et la connaissant, Friedrich sait qu'elle aura du mal à vivre ainsi. Il doit donc réfléchir à une solution.

À l'Est de l'Europe, un SS conduit Hannah dans le camp des officiers pour qu'elle puisse se laver dignement. Après avoir reçu des vêtements propres, un coiffeur arrange la coupe de ses cheveux, précédemment coupés de manière brutale et bâclée. On lui donne un bon repas et elle mange sans hésiter. À la tombée de la nuit, on lui fournit un bon lit, elle s'assoit sur celui-ci et l'officier qui avait pris la poupée de la petite fille s'approche d'Hannah.

- Vous partez demain matin, apparemment un ange veille sur vous. Mais avant de vous faire mes adieux je voulais vous montrer cela.

Il sort de l'une de ses poches la poupée en chiffons.

- Je l'ai donnée à une couturière et elle lui a redonné vie. J'ai cherché l'enfant partout pour lui rendre, mais rien, son matricule ne répond plus à l'appel. Je voudrais que vous l'emportiez avec vous ; comme ça, c'est comme si l'enfant s'en allait avec vous, loin d'ici.

Hannah prend la poupée tout en laissant la tristesse l'envahir. Elle n'a pas besoin qu'il en dise plus pour comprendre ce qui est arrivé. Elle caresse le jouet avec ses doigts, pensant à la fillette ; elle ne l'a vue que rarement mais cette enfant respirait l'innocence. Hannah relève la tête malgré les perles salées qui coulent le long de ses joues.

- Je peux vous demander un service ?

- Allez-y.

- J'aimerais revoir Romain, une dernière fois.

- Je ne pense pas que ce soit possible.

- Je vous en prie, j'ai besoin de le voir.

- Je ne peux rien vous promettre, mais je vais essayer.

- Merci.

L'Allemand quitte la pièce et laisse la jeune femme seule dans son chagrin et dans son désespoir. Elle ne peut pas quitter ce lieu sans dire au revoir à son ami. Hannah finit par s'endormir après de nombreuses heures de réflexion.

Le lendemain, Hannah quitte les quartiers des SS et se dirige vers la sortie du camp, accompagnée de plusieurs militaires. Elle passe devant le camp des hommes où elle aperçoit Romain accompagné de l'Allemand avec qui elle a parlé la veille. Romain se rapproche de la clôture et crie le nom de la résistante. Elle se tourne vers l'un des officiers.

- Laissez-moi lui parler je vous en prie supplie-t-elle en allemand.

Le militaire la regarde puis se tourne vers ses camarades qui ne réagissent pas ; il pose son regard ensuite sur l'officier qui se trouve à proximité de Romain ; celui-ci acquiesce d'un mouvement de tête.

- Deux minutes, pas une de plus !

Romain est escorté vers Hannah, la jeune femme court vers lui et le prend dans ses bras. 

- Je ferai ce qu'il faut pour te ramener, je te le promets, lui dit-elle les larmes aux yeux.

- Hannah, n'essaye pas de me sauver, c'est peine perdue.

- Ne dis pas ça s'il te plaît...

- Sauve notre pays, laisse-moi ici.

- Je ne veux pas te quitter...

- Je t'aime Hannah.

- Moi aussi, tu es devenu le frère que je n'ai jamais eu.

Un officier tire Romain par le bras, violemment, le séparant d'Hannah.

- Il faut partir maintenant fait savoir l'un des militaires.

Hannah, les larmes aux yeux, regarde Romain, être ramené à l'intérieur du camp. Elle se retourne et se dirige vers la voiture. Elle y entre et s'assoit, elle regarde une dernière fois dans la direction de Romain mais rapidement sa silhouette disparait entre toutes ces âmes curieuses qui assistent à la scène. La voiture démarre et quitte le camp. Hannah serrre fort dans ses mains la petite poupée. C'est sûrement la dernière fois qu'elle voit son ami.

Paris, 15 avril 1944.

Friedrich a tenu à être là lorsque la jeune femme serait arrivée. Il l'a accueillie en la prenant dans ses bras et la résistante n'a pu s'empêcher de chercher du réconfort auprès de lui. Il l'a ramenée dans leur appartement et a pris soin d'elle mais malgré toute la douceur de l'homme et tous ses gestes d'attention, Hannah n'a pas dit un seul mot depuis qu'elle a quitté la Pologne.

Ce matin d'avril, elle se lève difficilement, elle ne ressent aucune joie, aucun apaisement, aucune envie. Elle se dirige vers le sac qui contient encore les quelques affaires qu'elle a ramenées ; parmi tout ce qu'on lui a donné, elle a quand même ramené les vêtements qu'elle portait là-bas ainsi que sa gamelle et sa cuillère. Elle récupère la poupée de la fillette et se dirige vers le salon. La lumière du jour pénètre durement par les fenêtres de l'appartement et éclaire l'ensemble de la pièce. Hannah s'assoit sur l'un des fauteuils, elle pose la poupée contre le vase de la petite table juste à côté d'elle ; et elle fixe le sol. Aucune pensée ne traverse son esprit, tout est vide ; elle veut juste fermer les yeux et que le temps passe.

Elle finit par se lever et elle se dirige vers la salle de bain pour se laver. Elle entre dans la pièce et pousse la porte derrière elle mais sans la fermer. La jeune femme ouvre le robinet et pendant un moment, elle se contente de fixer l'eau qui coule dans le lavabo. Elle finit par reprendre ses esprits, elle retire de ses épaules sa robe de nuit qu'elle laisse tomber au sol. Elle prend la pierre savonnée, elle la passe sous l'eau puis elle commence à se frotter le torse avec. Hannah regarde son bras gauche et avec sa main droite, elle commence à savonner son avant-bras sur lequel se trouve son immatricule. Elle frotte, elle frotte de plus en plus fort et de plus en plus vite, espérant que le savon fasse disparaitre le tatouage qui lui rappelle d'où elle revient. Sa peau commence à être arrachée et la mousse blanche du savon vire petit à petit au rouge. Elle éclate en sanglots et frotte encore plus vite et plus fort. Friedrich, qui était sorti, lui arrache la pierre des mains et la jette à terre. Hannah s'effondre dans ses bras et l'Allemand la fait doucement tomber au sol. Il prend une serviette qu'il humidifie légèrement et il tamponne le bras de sa compagne. 

- Hannah, qu'est-ce qui te prend ? 

- Je ne peux pas...

- Que t'arrive-t-il ? 

La jeune femme ne répond pas et continue de pleurer. Friedrich se lève et récupère un linge propre ; il revient auprès d'Hannah et il la pousse à mettre la chemise. Elle s'exécute puis l'Allemand lui prend la main et l'aide à se lever.

- On va se mettre dans le salon et tu vas tout me dire.

Les lèvres tremblantes, Hannah acquiesce d'un léger mouvement de tête. Friedrich pose une main dans son dos et soutient son coude avec l'autre ; il guide la résistante dans le salon et l'aide à s'assoir doucement sur le sofa. Il tire un fauteuil et s'assoit à son tour, en face de sa compagne.

- Tu peux tout me dire Hannah, je t'écoute.

- Tu es au courant de ce qu'ils font là-bas ?

- On m'a rapporté que les personnes déportées travaillent mais pas vraiment dans des conditions agréables.

- Ils les torturent, ils les affament, ils les épuisent au travail ! Et ensuite, ils les tuent ! Et ils brûlent leurs corps ! Ils nous prennent tout, ils font d'abord de nous des animaux, sans noms, sans émotions et après ils nous envoient à l'abattoir.

Friedrich ne répond rien, il sait depuis le début que le traitement réservé aux déportés est extrêmement mauvais mais il n'en connaissait pas les détails jusqu'à présent. On se rend compte de la gravité de la folie humaine seulement quand on nous met face à la réalité. Friedrich ferme les yeux et soupire légèrement, il ressent un léger sentiment de culpabilité. Il tourne la tête pour ne pas affronter le regard d'Hannah et il remarque la poupée, posée sur la petite table contre le vase. Il se penche sur le côté et la prend dans ses mains. 

- Où as-tu eu ceci ? demande l'officier calmement.

Hannah essuie les larmes qui coulent de ses yeux.

- J'ai trouvé une enfant à un moment donné. Elle ne devait pas avoir plus de 10 ans. Elle tenait cette poupée fermement dans ses mains, c'est sa mère qui la lui avait donnée. Elle était vraiment très abîmée, déchirée de partout ; un SS nous a vues, il a récupéré la poupée et il l’a fait réparer. Il a voulu la rendre à la fillette mais elle est morte entre temps ; alors il a tenu à ce que je la prenne avec moi.

- Nous ne sommes pas tous...

- Des monstres, je le sais bien, je l'ai vu. Mais des lâches, ça c'est certain.

- Hannah...

- Je sais que tu désapprouves la plupart du travail que tu fais, alors pourquoi tu ne pars pas ?

- Je ne peux pas.

- Alors j'ai bien raison.

Hannah se lève et reprend la poupée des mains de Friedrich, elle se dirige vers la chambre et laisse seul l'Allemand dans une atmosphère pesante.

Dans l'après-midi, après que Friedrich soit retourné au quartier général de la Gestapo, Hannah décide de sortir se promener pour se changer les idées. Elle s'habille et en mettant sa chemise, elle ressent un léger picotement dans l'avant-bras gauche, ce qui lui rappelle ce qu'elle a sur le bras, ce qui lui est arrivé et d'où elle revient. Après plusieurs instants de réflexion, elle décide tout de même de se maquiller, légèrement et de se parfumer. Elle sort de l'appartement parisien, en prenant soin de fermer la porte à clé derrière elle puis elle descend les escaliers et se retrouve dans les rues de la capitale. 

Hannah marche sans but précis, elle veut seulement se vider la tête, ne plus penser à ce qu'elle a vu, a ce qu'elle a vécu en Pologne. Elle entre dans le jardin des Tuileries, elle s'arrête un instant et regarde le monde bouger autour d'elle ; elle a l'impression de ne plus faire partie de ce monde depuis qu'elle est partie. Elle avance puis elle s'assoit sur un banc. Le ciel est gris et menaçant de pluie. Elle est assise non loin de la fontaine qui, à cette époque de l'année, ne fonctionne pas encore. Un corbeau se pose sur le rebord du petit édifice. Il est aussi noir que la mort et son cri est aussi perçant que ceux des corbeaux d'Auschwitz. Quelqu'un approche et l'oiseau ténébreux s'envole.

Une femme s'assoit sur le banc près d'Hannah et lui sourit.

- Mademoiselle Marty, cela faisait un moment que je ne vous avais pas vue ici, commence la femme de manière joyeuse.

- Bonjour Madame Druet. Effectivement, j'étais partie un moment loin de Paris.

- Où êtes-vous allée ? Si ce n'est pas indiscret.

- Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis descendue sur Lyon pour revoir ma tantine, ment-elle avec facilité.

- Vous deviez beaucoup lui manquer. En tout cas, je suis ravie de voir que vous avez toujours le sourire ; la guerre s'éternise, certains n'arrivent plus à rire.

- Il ne faut pas se laisser abattre, je suis sûre que ça se terminera très bientôt.

- Vous avez raison. Bon, je ne vais pas m'attarder, mon époux m'attend. Vous devriez venir dîner un soir prochain avec votre compagnon.

- Merci pour cette invitation Elisabeth, je lui en parlerai.

L'interlocutrice d'Hannah se lève et salue la jeune femme avant de prendre congé. Hannah se retrouve à nouveau seule ; le masque qu'elle affichait disparait laissant l'absence de joie de vivre la regagner. 

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