Chapitre 13 - Auschwitz

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Auschwitz-Birkenau-Monowitz, 10 avril 1944.

Les jours passent mais ils s'apparentent à des mois entiers. Hannah et Romain sont arrivés il y a quelques jours et ils ne ressentent pas encore la douleur et la fatigue ; mais ils les voient, dans les yeux des hommes qui les entourent. La souffrance est l'émotion, le ressenti qui pèsent le plus dans l'air ; les Hommes se raccrochent du mieux qu'ils peuvent à l'humanité, mais certains n'y parviennent plus et ne sont plus que des fantômes vivants et perdus. 

L'inquiétude se ressent dans le regard d'Hannah, elle craint de ne pas parvenir à être entourée du désespoir pendant longtemps. Ils l'ont séparée de Romain, la seule personne à qui elle tient, la seule personne dont elle a besoin, ils lui ont enlevée. Elle n'a plus personne et la solitude s'empare petit à petit de son être. Pourtant dans ce lieu, seule l'union des Hommes offre une chance de survie. Elle voit ces morts chaque soir, lorsqu'elle tente de s'endormir ; son cœur se vide et ses yeux se remplissent de larmes. Ils lui ont tout pris, son nom, sa grâce, ses cheveux, sa beauté, sa joie de vivre ; et si le temps poursuit sa route en laissant Hannah dans cet enfer, il ne restera bientôt plus rien d'elle. Elle a l'âme résistante pourtant mais jusqu'où ? Jusqu'où peut-on s'opposer à l'oppression et à la domination ? Est-ce réellement dans les capacités de tout être humain ?

Hannah use de ce qu'elle peut pour garder son nom ; un vieux crayon pour de minuscules morceaux de papier, ou bien sa cuillère en bois avec laquelle elle écrit dans le sol. Cela ne fait que dix jours, qu'en sera-t-il dans quelques mois ?

De l'autre côté des barbelés, dans le camp des hommes, Romain se porte plus aisément que son amie. Il garde l'espoir que la guerre se termine dans les prochains mois grâce à Overlord. Il doit juste tenir, jusqu'à ce que cela cesse. Ici il n'est pas seul, contrairement à Hannah ; de son côté, il y a des résistants français, eux aussi déportés, mais aussi des résistants polonais, italiens et même allemands. Il a pu discuter avec eux, certains sont arrivés par le même convoi que Romain, d'autres sont là depuis bien longtemps. L'un d'eux a tout de suite repéré Romain car le jeune homme a évoqué le fait d'être un ami de Pierre Brossolette. Cet homme est assez vieux mais il tient encore très bien sur ses jambes et n'a aucune difficulté à endosser les tâches qu'on lui impose. Mais cet homme est surtout un ami de Pierre, ainsi que celui de Jean Moulin. 

Alors que Romain est assis contre l'un des murs de la baraque, en cette fin de journée, cet homme s'approche de lui pour la première fois depuis son arrivée. Il commence par s'agenouiller puis il pose une main au sol et se laisse tomber sur ce dernier.

- Comment vous portez-vous ? commence l'inconnu sans regarder Romain.

- Bien pour le moment. Je ne crois pas que l'on ait été présenté.

- Mon nom est Nicolas, enfin ça l'a été, je ne pourrais dire s'il l'est toujours.

- Je suis...

- Romain, je sais.

- Pourquoi vous vous intéressez à moi ?

- Vous connaissez Pierre n'est-ce pas ? C'est aussi l'un de mes amis.

- Je le connaissais. 

- Connaissais ?

- Pierre est décédé ; si c'était l'un de vos amis, je suis navré de vous l'apprendre.

- Comment est-il mort ? 

- Il s'est jeté d'une fenêtre.

- La Gestapo l'avait arrêté ? 

- Oui.

- Alors il est mort en héros.

- D'où le connaissiez-vous ?

- Nous nous sommes connus à Lyon, c'est là-bas que j'opérais.

- À Lyon ? Connaissez-vous d'autres personnes là-bas ?

- J'ai connu notre bon ami Jean Moulin.

- Avez-vous connu un certain Arnaud Armier ? Il vit dans cette ville normalement.

- Oui. C'est l'un des informateurs de Moulin.

- Est-il toujours là-bas ?

- Aux dernières nouvelles, il descend parfois dans le Sud de la France pendant une à deux semaines mais il remonte toujours à Lyon ensuite.

- Merci, je dois le dire à Hannah.

Le jeune Français se lève d'une traite avec le sourire, mais ce dernier s'efface rapidement lorsqu'il réalise qu'il lui est difficile de voir sa compagne. L'autre résistant se lève et pose sa main gauche sur son épaule. 

- Nous pouvons trouver un moyen de le lui dire, mais en quoi cela fera-t-il avancer les choses ? demande le vieil homme.

- Elle finira par sortir d'ici j'en suis sûr, il y a quelqu'un, là-bas en France qui peut la ramener à Paris. L'un de nos compagnons nous a demandé d'entrer en contact avec la résistance Sud ; et pour cela, nous devons trouver Arnaud Armier.

L'homme se tourne vers ses camarades de la baraque puis son visage fait à nouveau face à celui de Romain.

- Nous vous aiderons à trouver votre amie et à lui transmettre toutes les informations nécessaires. 

L'humeur sombre du complexe concentrationnaire meurtrit la joie. Hannah marche à travers le camp pour regagner la baraque qu'on lui a attribuée. Mais elle s'arrête, surprenant, dans un coin, une enfant qui pleure. Elle s'approche d'elle et s'accroupit pour se trouver à sa hauteur. La jeune Française pose ses doigts sur le menton de l'enfant pour lui relever la tête.

- Que t'arrive-t-il, pourquoi pleures-tu ? demande Hannah d'une douce voix

L'enfant se frotte les yeux avec ses petites mains mais ne regarde pas la jeune femme.

- Je ne te ferai aucun mal, je peux t'aider si tu en as besoin.

Cette fois si, la fillette retire ses mains qui lui couvraient les yeux, elle fixe Hannah mais ne dit toujours rien. La Française comprend alors que la petite fille ne parle pas sa langue et ne comprend pas ce qu'elle dit. Mais le ton employé par Hannah semble néanmoins rassurer l'enfant et celle-ci lui montre sa poupée abîmée, de laquelle il ne reste que la moitié du torse.

- Ta poupée est blessée c'est ça ? Tu veux que je t'aide à la soigner ?

L'enfant ne dit toujours rien mais elle semble avoir confiance en Hannah et elle lui donne son jouet. 

Soudain, un SS arrive et surprend Hannah avec l'enfant. Il s'approche des deux prisonnières et leur demande, en allemand, pourquoi elles sont ici. La fillette se cache derrière Hannah et la jeune femme regarde l'officier, prête à lui tenir tête.

- L'enfant pleurait car sa poupée est déchirée répond-elle dans un allemand correct.

- Montres-moi la poupée.

Hannah s'exécute et donne l'objet en tissus à l'officier. Il détourne son regard de la résistante et inspecte la poupée. Il s'accroupit et s'adresse à l'enfant en polonais.

- Tu aimes cette poupée n'est-ce pas ? demande-t-il avec une voix calme.

L'enfant acquiesce d'un mouvement de tête mais reste derrière Hannah, apeurée.

- Où l'as-tu eu ?

- Maman.

- C'est ta maman qui te l'a donnée ?

L'enfant acquiesce une nouvelle fois. Hannah affiche un regard intrigué face au comportement du militaire. L'homme se relève et regarde Hannah.

- Je trouverai quelqu'un qui la réparera, dit-il à la jeune femme.

- Pourquoi ? Pourquoi faites-vous cela ?

- J'ai toujours souhaité servir mon pays, me battre pour lui. Mais pas de cette façon. On ne doit pas se battre avec la haine, mais contre elle.

- Pourquoi ne pas partir ?

- Ce serait de la désertion, de la trahison.

- Donc vous préférez servir aveuglément des personnes dont les idées sont opposées aux vôtres plutôt que mourir.

- Je ne pense pas avoir assez de courage pour faire ce que vous faites. C'est à peine si j'ai eu le courage d'appuyer sur la détente quand j'ai voulu me délivrer de tout ça.

Hannah ne répond pas, surprise par le comportement de l'homme qui lui fait face. Elle soupire légèrement en fermant les yeux et accepte que l'officier prenne la poupée. Il s'accroupit une nouvelle fois à la hauteur de l'enfant et lui promet de lui ramener son amie guérie. Il se relève, salue Hannah et s'en va, après les avoir invitées à regagner leur baraque respective. Hannah reste confuse face à cette situation.

À Paris, Friedrich arrive devant la porte du bureau de l'ambassadeur. Il est accompagné d'un juriste et du dossier d'Hannah, comportant toutes les preuves nécessaires, bien que fausses en réalité, pour prouver son innocence. L'Allemand est très inquiet, il doit impérativement se montrer convaincant pour parvenir à faire revenir Hannah auprès de lui. Il a été informé qu'Alois Brunner serait là, ce qui ne va pas rendre la tâche facile. La présence du commandant du camp de transit de Drancy inquiète davantage le militaire ; le nazi semble être très loin de porter Hannah dans son cœur. Il ne s'est pas difficilement refusé de confier la gestion du camp à Heinz Röthke, son second, pour venir à l'ambassade quand on lui a fait part de l'appel de Friedrich, appuyé par Bömelburg.

La secrétaire ouvre la porte du grand bureau et invite les deux hommes à entrer. Le juriste est là uniquement pour appuyer Friedrich si besoin ; si Brunner ne dit rien, l'Allemand n'aura pas de difficulté à convaincre l'ambassadeur de l'innocence de sa compagne. L'ambassadeur est assis derrière son bureau, Brunner se tient derrière lui et adresse un regard peu courtois à Friedrich. Les deux hommes s'assoient sous le regard intrigué de l'ambassadeur.

- Vous avez demandé à faire appel par rapport à la déportation d'une personne, pourquoi ? demande le représentant de l'État.

- Une Française du nom d'Hannah Marty a été déportée vers Auschwitz après avoir été accusée et condamnée à tort de faits de résistance. 

- Avez-vous des preuves de son innocence ?

- Oui. Premièrement, les "preuves" qui ont conduit à sa condamnation ne sont pas suffisantes, il ne s'agissait que de simples coïncidences. Ensuite, l'un des résistants déportés avec elle, a affirmé dans une lettre que la Résistance s'est servie d'elle a son insu, contre nous. Elle n'a jamais été au courant de quoi que ce soit et elle ignorait complètement que les personnes qu'elle fréquentait avaient un lien avec la Résistance.

- Mais qui vous dit que cette lettre n'est pas fausse et ne sert pas justement à nous faire croire qu'elle est innocente ? demande Brunner.

- Je connais bien Hannah, Karl la connait bien. Nous avons passé beaucoup de temps avec elle ; si elle nous mentait, elle se serait forcément trahie à un moment ou à un autre. 

- Nous n'avons aucune preuve concrète de l'implication d'Hannah Marty dans la Résistance, ajoute le juriste. Pas le moindre lien clair. Le fait qu'elle soit proche de résistants arrêtés et condamnés ne constitue pas une preuve recevable ; beaucoup de Français fréquentent des résistants sans le savoir.

S'ensuit une série de questions et de réponses ; Strauss et son allié font le nécessaire pour donner à l'ambassadeur des arguments solides. Brunner ne dit rien, il ne peut rien dire. 

L'ambassadeur demande qu'on lui accorde vingt-quatre heures pour étudier seul le dossier construit par Friedrich et le juriste. Aucun des hommes ne s'y oppose et ils quittent tous le bureau du représentant allemand. Les heures qui suivent paraissent interminables pour Friedrich ; s'il n'obtient pas gain de cause, il n'y aura plus rien à faire pour ramener Hannah à Paris. 

Il retrouve Bömelburg dans la soirée et lui fait part de ce qui s'est passé à l'ambassade dans l'après-midi. Karl a vu le dossier avant que son second ne parte plaider la cause de sa compagne ; il se veut confiant et tente de rassurer son ami.

La nuit passe et le lendemain, Friedrich retourne à l'ambassade pour prendre connaissance de la décision du haut supérieur. Il entre dans le bâtiment avec une très grosse boule dans le ventre. Plus il monte les escaliers et plus les battements de son cœur s'accélèrent. Il entre dans le bureau mais ne s'assoit pas ; il fixe intensément l'ambassadeur, la peur et le stress s'emparent de lui.

- J'ai pris le temps d'analyser le dossier que vous m'avez fourni Strauss. Même si un certain doute peut persister, il n'y a aucune preuve réellement concrète et tout montre que votre amie est innocente.

L'Allemand soupire de soulagement, il a gagné.

- Je vous charge de la faire rapatrier, vous devrez prendre soin d'elle, elle a dû vivre des jours difficiles. Mais je vous demande de la tenir bien loin de toutes vos activités, vous avez laissé votre vie privée empiéter sur votre vie professionnelle, que cela ne se reproduise pas.

- Bien monsieur.

Friedrich sort du bureau de l'ambassadeur, plus que soulagé ; il va maintenant pouvoir faire revenir la femme qu'il aime, ignorant complétement l'erreur qu'il commet. 

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