Chapitre 1 - Romain

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Paris, 28 octobre 1943.

Ce matin d'octobre, Hannah passe un peu de temps dans le cimetière du Père-Lachaise, devant la tombe de Paul Albert, un historien de la littérature qu'elle affectionne. En même temps, elle réfléchit : quand la guerre va-t-elle finir, se demande-t-elle chaque jour.

Elle finit par rejoindre Pierre Brossolette à un coin de rue discret. Ils marchent tous deux vers l'appartement d'Hannah tout en discutant. Hannah lui fait part des dernières nouvelles qu'elle a eues de Friedrich Strauss son amant. Friedrich est un capitaine de la SS, bras droit de Karl Bömelburg, l'un des chefs de la Gestapo chargé de la déportation des Juifs de France, vers Auschwitz principalement. Hannah l'a rencontré dans le café où elle a l'habitude d'espionner les autres SS. L'Allemand charmé par la jeune femme lui a demandé un rendez-vous et elle a accepté. Ils se sont vus et revus et l'Allemand en est tombé complétement amoureux. 

Pierre donne de nouvelles directives à Hannah ; elle doit former un nouveau dans la résistance, un certain Romain Brunet. Même s’il connait déjà les base du "métier", elle doit lui apprendre à être discret, à prendre en compte un maximum d'informations quand il laisse trainer ses oreilles, à faire le tri entre les informations utiles et inutiles... Hannah accepte et Pierre l'informe qu'elle le trouvera dans ce même café où elle va chaque jour. 

Pierre s'en va et Hannah monte dans son appartement récupérer son carnet. Elle fait rapidement le tour de son foyer et vérifie qu'il n'y ait rien de compromettant qui traine, au cas où il y aurait une fouille. Après vérification, elle sort, ferme et verrouille sa porte puis descend et se met en marche vers le café. 

La rue est assez dynamique aujourd'hui, mais les personnes qu'Hannah croise sont des visages communs ; aucun Juif, aucun communiste ; ils sont soit à Drancy, soit déjà à Auschwitz, Treblinka ou un autre des nombreux camps nazis d'Europe. 

Hannah passe devant un parc et s'arrête, il n'est pas très fréquenté, il est petit et peu joyeux. Elle se pose sur un banc et commence à déguster son déjeuner. Un corbeau se pose sur un crucifix attirant l'attention de la jeune femme. C'est un corbeau imposant comme elle n’en a jamais vu dans cette ville. Il est aussi noir que le néant et pousse des cris semblant sortir des enfers, tout ceci accompagné d'un regard noir et profond. Elle pose le morceau de son pain sur un mouchoir, sur le banc, afin de récupérer dans son sac sa flasque d’eau. Après s’être emparée de son breuvage, elle détourne le regard vers son sandwich et découvre que ce dernier s’est envolé. Elle lève la tête et aperçoit à quelques mètres d’elle, le corbeau se délecter de son repas. Cet oiseau est aussi froid et sombre que les personnes qui ont pris en otage son cher pays. 

Elle arrive enfin au café, elle entre et s'installe. Les Allemands sont déjà là ; mais Friedrich est absent, il n'y a que Karl Bömelburg et Aloïs Brunner, l'un des SS en charge de la direction du camp de transit de Drancy. Hannah salue Karl et l'autre Allemand - afin d'être en bons termes avec eux - puis elle va s'asseoir. Elle remarque un homme, assis seul à une table non loin de la sienne. Il lit sont journal et jette de temps en temps un coup d'œil sur les SS. Il est jeune, grand et assez mince ; il correspond à la description faite par Pierre, il doit donc être Romain Brunet.

Hannah poursuit son travail d'espionnage habituel tout en gardant un œil sur l'homme qui peut être Brunet. Elle écoute avec précaution la conversation des Allemands jusqu'à ce que Karl l'invite à leur table. La relation qu'il y a entre elle et Friedrich n'est pas inconnue des collègues de l'Allemand. Ils se parlent souvent et Hannah a dîné de nombreuse fois avec eux. Elle les connait et eux connaissent la vie qu'elle joue (ou mène) au quotidien mais ignorent tout de son implication dans la Résistance. Depuis le début, Hannah fait en sorte de n'être jamais associée à n'importe quel résistant ou autre opposant des nazis. Elle ne se montre en public avec ses associés que là où elle ne peut être reconnue. Elle a deux appartements : l'un dans le cinquième arrondissement où elle retrouve Brossolette en secret ; et un dans le deuxième arrondissement, celui-là est connu de Friedrich. Elle fonctionne ainsi depuis trois ans. Depuis trois années elle se forge une image de collaboratrice passive auprès des Allemands. Elle partage leurs discussions, fait semblant d'avoir les mêmes centres d'intérêt et laisse même penser qu'elle adhère à l'idéologie nazie. 

Mais tout ce déguisement qu'elle s'est fabriquée la dégoûte un peu plus chaque jour et Hannah prie pour que la guerre se termine, que les Allemands perdent et que Paris soit à nouveau libre.

Elle discute de la vie quotidienne pendant une bonne demi-heure avec les deux Allemands puis elle décide de partir. Elle se lève et se dirige vers le comptoir pour régler sa note ; elle profite de ce moment pour glisser un papier pour l'homme qui est assis à l'autre table, le serveur le prend (c'est un contact de Brossolette) et lui fait comprendre d'un mouvement de tête qu'il va lui donner.

Hannah sort du café et prend la direction du jardin des Tuileries, là où elle a donné rendez-vous à cet homme.

Elle attend plus d'un quart d'heure :il finit par se montrer et s'approche de la jeune femme. Il est calme et s'assoit sur le banc à côté d'elle ; puis tout en regardant la fontaine vide en face, il s'adresse à elle.

-Avez-vous lu le dernier tirage spécial de notre chef ? commence-t-il.

Hannah comprend tout de suite qu'il fait référence au journal clandestin que Pierre écrivait avant d’arrêter.

-Il n'est plus publié vous savez.

-Savez-vous qui je suis ?

-J'ai ma petite idée.

-Je veux bien l'entendre.

-Romain.

-Brunet. J'en déduis que vous êtes Hannah Marty.

-Peut-être. Ou alors je suis une Allemande et vous venez de donner votre nom à votre ennemi.

-Vous n'êtes pas Allemande, vous n'avez pas d'accent. Enfin un léger, mais un accent français, vous n'êtes pas originaire de la capitale.

-C'est exact.

-Qu'est-ce que Pierre vous a dit ?

-Il m'a demandé de vous former. 

-Il m'a affirmé que je peux avoir confiance en vous.

-C'est exact. Mais est-ce que moi je peux avoir confiance en vous ? Je pense que oui puisque Pierre semble avoir confiance en vous.

-Alors que devons-nous faire ?

-Patience, commencer aujourd'hui est un peu tôt. Prenons plutôt le temps de marcher et parlez-moi de vous.

Romain acquiesce et se lève suivi d'Hannah ; ils se mettent à marcher. Romain commence à lui raconter son passé.

-Je suis né à Lille en 1919, mon père était professeur et ma mère est infirmière.

- Était ? Que lui est-il arrivé ?

-Il a fait l'autre guerre, est revenu grièvement blessé mais il a pu s'en remettre ; seulement ça l'a complétement détruit ; il disait qu'à chaque fois qu'il fermait les yeux, il revoyait le front : alors il s'est suicidé quand j'avais six ans. Ça a détruit ma mère mais elle a tenu bon pour moi. Et vous ?

-Je suis née à Lyon la même année, mon père est mort de ses blessures de guerre peu de temps après ma naissance et ma mère est morte de la fièvre typhoïde quand j'avais dix ans. C'est notre voisine qui m'a recueillie puis je suis montée sur Paris pour mes études. Mais je ne pense pas que je la reverrai.

- Pourquoi ?

- Elle est juive. Et de ce que je sais, elle est à Auschwitz.

-Je suis désolé.

- Pourquoi êtes-vous descendu sur Paris ? 

-Il y a plus d'Allemand à Lille et je veux sauver ma capitale avant de sauver ma ville natale. Ma mère connait Pierre, elle l'a accueilli il y a plusieurs mois quand il est venu, on a discuté et c'est là qu'il m'a proposé de me recruter.

-Et votre mère vous a laissé partir ?

-Je ne lui ai pas vraiment demandé son avis.

-Je pense que mes parents n'approuveraient pas mes choix de vie.

- Ils seraient plus collabos ?

- Certainement pas. Mon père haïssait les Allemands. Non c'est le fait que j'en fréquente un intimement qui leur déplairait.

-Vous faites quoi ? 

-"Reste proche de ton ennemi et il ne te soupçonnera pas de vouloir le tuer".  C'est ce que je fais. Oh ! Friedrich n'est pas si désagréable, bien moins que son supérieur. Il est très amoureux de moi et assez naïf pour croire que c'est réciproque. 

-Vous vous jouez de lui.

- Pas totalement, je ne le méprise pas parce qu'il n'est pas assez nazi pour ça. Il n'aime pas les Juifs mais pas suffisamment pour vouloir leur mort. Alors que d'autres...

- Mais il ne sait  pas pour vos activités ?

- Bien sûr que non. C'est un Allemand bien dressé, s’il le savait, il me dénoncerait tout de suite. 

- Que faites-vous ? Enfin pourquoi être si proche de l'un d'entre eux ?

- Les informations. Ils ont confiance en moi et aucun d'entre eux ne se doute que je passe mon temps à écouter leurs conversations ou à fouiller dans leurs affaires quand ils ont le dos tourné.

-Je devrai envisager de faire de même.

- Avoir une relation intime avec un SS ? Ça va être difficile pour vous. Mais devenir leur ami c'est possible, je peux arranger cela mais ça va prendre du temps. 

- Comment ?

- On peut dire que nous sommes amis depuis longtemps et que vous êtes venus vous installer à Paris. On se voit souvent, vous vous rapprochez de Friedrich et après des autres. Il faut juste prendre le temps de gagner leur confiance et surtout ne pas laisser s'exprimer un quelconque sentiment de haine.

- Si on est amis, le vouvoiement n'est peut-être pas très judicieux.

- Tu as raison.

Pendant un moment les deux résistants se racontent leur histoire respective, ainsi que leurs passe-temps, leurs centres d'intérêts ; ils apprennent à se connaitre pour mieux avoir confiance l'un en l'autre, même si le fait qu'Hannah ait une relation avec un Allemand dérange un peu Romain. Qui dit qu'en réalité ce n'est pas la résistance qu'elle espionne. ? Mais Pierre la connaît depuis longtemps et il a confiance en elle, alors il se doit de lui faire confiance. 

Ils continuent à marcher dans le jardin et à se parler jusqu'à ce que la silhouette de Friedrich apparaisse. Le SS s'avance jusqu'auprès du Français et le salue. Hannah dépose un léger baiser sur la joue de son amant et l'homme se tourne, intrigué, vers Romain.

- Friedrich, je te présente Romain, c'est un ami de longue date. 

- Bonjour, je suis enchanté de vous connaitre répond l'Allemand en français avec un fort accent de l'Est allemand.

- Tout le plaisir et pour moi. Hannah... m'a parlé de vous.

- J'espère qu'elle a été élogieuse.

- Je lui ai dit que tu passais ton temps à manger rétorque Hannah en souriant.

Friedrich lâche un petit ricanement puis il prend la main d'Hannah.

- Il faut que l'on rentre, j'ai invité Brunner à dîner.

Hannah dit au revoir à Romain et le Français les salue tous les deux. Tout en continuant de tenir la main d'Hannah, Friedrich se met en route vers sa demeure.

Arrivé dans l'appartement, Hannah s'attend à un interrogatoire de la part du SS et elle doit être maline pour que ses mensonges passent. Elle devra penser à faire part de toutes les informations qu'elle a données à Friedrich, à Romain et à Pierre pour qu'il n’y ait pas de contre-discours. 

Friedrich s'installe dans un fauteuil en cuir et regarde Hannah.

- Tu ne m'as jamais parlé de lui commence-t-il.

- Parce que je ne pensais pas qu'il viendrait à Paris.

- D'où vient-il ?

- De Lille, mais il est venu plusieurs fois à Lyon quand on était plus jeune c'est comme ça que l'on s'est connu.

- Il n'y a que de l'amitié entre vous ?

- Oui bien sûr. Tu n'as pas de soucis à te faire.

- Et qu'est-ce qu'il fait comme profession ?

- Il est écrivain... enfin il essaye.

- Il a l'air sympathique.

Hannah acquiesce puis quand elle comprend que son amant n'a plus de question, elle l'informe qu'elle va prendre un bain.

Les heures défilent et pendant que Friedrich montre ses talents en cuisine, Hannah dresse la table pour leur invité. Brunner ne tarde pas à faire acte de présence. Pendant un long moment, ils parlent de la guerre (persuadés qu'Hannah ne divulguera aucune information), sur les différents fronts. Aloïs dit qu'il est évident que les Allemands vont l'emporter même s'ils commencent à perdre de plus en plus de batailles ; ils tiennent l'Europe et il sera difficile de la leur reprendre. Hannah n'est pas de cet avis mais elle n'en fait pas part et se contente d'être d'accord avec Brunner. Pour Hannah, les alliés vont gagner, c'est certain. 

La soirée se déroule sans encombre et vers vingt-trois heures, Brunner s'en va. Une fois Friedrich couché et bien endormi, Hannah se lève et commence à fouiller dans les affaires de son amant. Elle y trouve des lettres des parents de Strauss qui espèrent que leur fils va bien et qu'il mène à bien la mission qu'on lui a confiée (déporter les Juifs). 

Hannah regarde dans les tiroirs et y trouve des télégrammes et d'autres lettres ; il y a une liste de Juifs, c'est un convoi vers Auschwitz au départ de Drancy. Ce n'est pas la première fois qu'Hannah tombe sur ce genre de liste ; et c'est dans ces moments-là qu'au fond d'elle-même, elle ressent de la haine et du dégoût pour l'homme qui dort juste à côté.

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