A l'ombre des terrils en fleurs

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« Il est p’us li-même depuis que’que temps, l’Raoul. Il a changé de baraquement, et l’dimanche, quand y va à l’capelle, il s’range sur l’bambé des femmes d’ingénieurs, celles qui font l’aumône pour les pauv’diables dans not’genre. Il s’habille en Monsieur, et il va plus au café d’Jeannette prendre la bistoule avec nous. Raoul, il oublie qu’il est frère de mineur, fils de mineur, petit-fils de mineur. Il oublie que j’suis son frère, et qu’il aurait pu devenir comme mi z’aute. »

Mon frère Léonce, il pleurait sur le zinc de Jeannette tous les dimanches. A onze heures, ma mère me suppliait d’aller le chercher pour pas qu’y fasse du grabuche. Elle avait le dos brisé à force de frotter les loques de son mari et de son fils, elle était tout usée, avec sa peau toute blanche qu’était devenue grise pour coller au paysage : « Vas-y, Anny, ma bonne fille, va l’querre avant qu’y va ‘core s’batte, faut qu’il alle ouvrer d’main et ce s’ra pas bieau à vir ! » Elle souriait tout doucement, dans la lueur du feu de la gazinière, mais je savais qu’elle s’inquiétait, alors malgré l’heure, malgré la fatigue, malgré le froid, j’y allais.

Il faisait toujours nuit noire lorsque je sortais et toujours je serrais mon châle autour de moi. Les voisins qui rentraient en rigolant titubaient un peu vers moi, et la situation était tellement habituelle pour tout le monde qu’ils me disaient :

« L’est encore là-bas, Anny. On a voulu l’ramener, on n’a rien pu faire. »

Je les remerciais. Y’en avait toujours un qui, bien gentil, me demandait la peur au ventre si je voulais pas qu’y vienne m’aider. Je refusais souvent, et il partait soulagé : Léonce était du genre à perdre le Nord quand il voyait un camarade au bras de sa sœur. Les voisins rentrés, je pressais le pas et les maisons, toutes pareilles, avaient l’air d’une bande cinéma, toujours la même, qu’on passait en décor de notre vie. J’arrivais chez Jeannette. Léonce, il était là, qui chiffonnait un journal d’une main et se cramponnait à sa bière de l’autre.

« On a grandi tous insonne dans l’coron, Raoul, Anny et moi ! On a fait l’même école, n’a eu l’même clerc ; pis on jouait dans l’courti jusqu’à ce qu’l’père il arrive. Puis on courrait, parce que s’y nous trouvait là, n’étaient bon pour une berlaffe. »

Chaque dimanche, des bribes d’histoire, toudi les mêmes, revenaient dans le désordre pour décorer son chagrin. Et à chaque fois, je m’approchais de Léonce et je le prenais doucement par les épaules. Quand je tenais assez debout pour ça, je le laissais braire tout son saoul, en lui disant que je comprenais, et puis je le ramenais à la maison. Ces soirs-là se mélangent dans ma tête, et j’ai l’impression qu’ils n’en forment plus qu’un, comme un grand recueil de tous les chagrins de mon frère.

« Et ti, p’tite sœur, tu t’en rappelles du Raoul, quand y nous causait ‘core ? »

Moi aussi, je me souvenais des jeux dans le potager, le courti comme on l’appelait dans ce temps-là ; je me souvenais des dimanches où on passait les barrières du coron pour aller à la campagne, où on cueillait des champignons l’automne et où l’été, on dormait sous les arbres tandis que l’mère faisait son tricot. Quand on revenait, les petites baraques des mineurs semblaient écrasées par l’immense terril qui se dressait derrière eux. Raoul qui était bon à l’école nous expliquait les neiges éternelles et nous prédisait qu’un jour, le sommet de notre terril, il serait tout blanc. Léonce, il y croyait pas et pour embêter Raoul, il disait qu’on avait plus de chance d’y voir un jour des fleurs que de la neige. Moi, je rigolais, parce que les deux se battaient tout le temps et parce que je pensais aux chuques que l’père nous donnerait à l’arrivée, en nous recommandant d’être bien sages toute la semaine pour en ravoir au prochain dimanche.

« Bin sûr que oui, mon Léonce, j’men souviens. »

Je le rassurais comme je pouvais, et on continuait. Parmi les ruelles, toutes les mêmes, je me retrouvais comme si j’avais moi-même dessiné leur labyrinthe. Mes jambes, elles connaissaient le chemin, suffisait de ne pas y penser et on s’retrouvait bientôt devant la porte del’baraque. Au fond, il avait raison de soumaquer, le Léonce, et c’était bien pour ça que les voisins, ils osaient pas se moquer. Il lui manquait juste les mots pour se faire entendre.

« J’l’ai vu tout à l’heure, Anny, pas un bonjour, rien. Il lisait sin journal, avec son capio su’l tête. »« Oui, je sais Léonce, c’est ben trisse. Allez, va dormir. T’y peux plus rien. »

Alors il fermait s'gamelle qui aurait voulu encore dire toute la douleur du monde, et il partait se coucher. Avant de rabattre la couverte sur lui, il disait quelque chose du genre :

« J’sais pas comment qu’on fera quand t’seras mariée, ti. J’vous auros perdus tous les deux. »

Je lui assurais que non, pour qu’il puisse dormir quelques heures. À quatre heures du matin, fallait qu’il se lève avec les autres, qu’il prenne sa musette, et qu’il aille pendre ses loques avant de descendre à la fosse n°3 avec les polonais, les italiens et les gens de notre rue. Fallait qu’il ait la force de dynamiter, d’extraire, de porter ; qu’il ait l’esprit assez en éveil pour entendre le chant du pin qui maintient les galeries ouvertes ou celui du canari qui se meurt et annonce le coup de grisou.

J’arrivais rarement à le gronder quand il craquait, le Léonce, parce que je savais qu’il n’avait que sa fierté pour tenir le choc ; et puis moi aussi, ça me brisait le cœur de voir Raoul nous prendre de haut. Raoul, il avait bien travaillé à l’école et la compagnie des Mines, décidée à faire un exemple parce qu’il n’y en avait pas eu depuis longtemps, lui avait offert une bourse pour continuer ses études. À quatorze ans, Léonce il avait commencé comme galibot, et Raoul, lui, il avait de l’argent pour lire des livres. J’ai jamais pu les ouvrir, ses livres, parce qu’il avait peur que je les salisse ; mais je crois que ces bouquins-là racontaient plein de belles histoires pour justifier les patrons et leur expliquer qu’ils avaient le beau rôle et qu’il fallait pas qu’ils s’inquiètent. Raoul les a pris au mot, il s’est pas inquiété. Je me souviens encore : un dimanche, l’père était encore là, Raoul a dit qu’on faisait tout de même pas grand-chose, qu’on était bien chanceux de terminer à 16 heures, et qu’on devrait faire plus d’efforts si on voulait que la mine reste compétitive. Si l’mère l’avait pas empêché, l’père l’aurait traîné au fond par la peau du cou le lendemain. Il l’a pas fait, parce que Raoul, il avait un examen. Mais je crois qu’il aurait dû. « Tant qu’on lit l’même journal, ça va ‘core », qu’y disait, le père. J’osais pas répondre que ce n’était qu’une question de temps.

À cette époque, il y avait trois journaux qui circulaient dans le quartier : La Liberté, pour les communistes ; La Lanterne, pour les socialistes ; et La Voix du Nord, mais y'avait personne n’achetait. Dans le coron, il n’y avait que les patrons pour le lire. Bientôt, Raoul, il a pris une petite femme qui avait toujours les plus jolies rhabillures et ils se sont installés de l’autre côté, avec les ingénieurs. Au début, il nous disait bonjour de loin, puis j’ai de moins en moins vu ses coups de chapeau. Ça a atteint Léonce au cœur. Restait plus qu’à miler, de loin, quand le titre de son journal changerait.

Depuis, Raoul a quitté le coron. Il a été muté ailleurs, peu de temps avant que la mine ferme. J’ai commencé à travailler à la ville voisine et je rentrais tous les soirs, dans un vieux bus vert. J’ai épousé un polonais de la rue d’à côté, et si Léonce a ronchonné, je crois bien que ça la rassuré de savoir que je ne partais pas bien loin. Raoul ne donnait pas signe de vie et puis, à peine arrêté, Léonce a commencé à fatiguer. Quand il venait m’ouvrir, le dimanche, pour partager le café, il était à bout de souffle et fallait qu’il reste assis longtemps avant de pouvoir nous parler. La silicose allait l’éteindre à petit feu. Dans son lit, où il dormait assis, y m’demandait souvent si j’savais où il était Raoul, et si « son frère viendrait pas l’vir avant qu’y claque ». Je lui promettais de trifouïer les bottins, de demander à la ville. Je l’ai jamais retrouvé.

Quand Léonce est mort, la mère et moi, on a fait publier des faire-parts dans La Voix du Nord pour être sûres que Raoul puisse les voir. A l’enterrement, je l’ai attendu de pied ferme, le mordreux, pour voir s’il oserait se montrer, et ce qu’il oserait dire. J’ai cru jusqu’au bout qu’il s’pointerait pas, mais à la fin de la cérémonie, alors que les vieux camarades s’éloignaient en claudiquant, j’ai remarqué un Monsieur qui se tenait à l’écart, protégé du soleil par un beau chapeau. Son costume noir se détachait violemment des briques rougeâtres et des tombes grises. J’ai rien dit à la mère, dont la vue baissait, j’ai serré les poings et je suis allée le voir.

« Anny, c’est bien toi ? »

Je l’ai regardé dans les yeux, le Raoul. Et je lui ai montré le terril abandonné derrière nous, d’une main qui aurait voulu le gifler. Sur les résidus miniers, sous le soleil de printemps, pas trace de neige ; mais des fleurs avaient poussé.

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