Le Charme du cygne

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Junie avait été baignée toute son enfance d’un rêve fort partagé parmi les petites filles : celui de devenir danseuse étoile. Sans doute use-t-on du terme, enrubanné d’une excitation toute enfantine, bien plus souvent que ne le permet la réalité du titre. Graine d’étoile, qu’on murmure entre mamans à la sortie des écoles, Graine d'étoile ! qu'on publie dans le journal local, assorti d’une photo en noir en blanc d’une gamine tout sourire en justaucorps, et cela nous autorise tous les fantasmes imaginables. Junie avait eu le malheur de prendre au mot ce qui n’était, au fond, qu’une façon de rêver.

Son parcours releva plus ou moins de l’idéal, à quelques détails près. Petits échecs, classe privée, stage de trois mois à l’école de l'Opéra, jusqu’à ce qu’elle décroche une place au Conservatoire national supérieur de danse de Paris, le seul qui vaille la peine à ses yeux. Son destin nécessairement tout tracé s’accommodait mal des petits arrangements que nécessitait le réel.

À quinze ans, elle fut sélectionnée pour le prestigieux concours de Lausanne, et elle sut immédiatement quelle variation elle allait danser. Aut Caesar, aut nihil – Empereur ou rien, était la devise de César Borgia – son frère la lui répétait tout le temps pour rire depuis qu’il l’avait vue dans un jeu vidéo. Junie, elle, serait cygne ou rien. Sa professeure tenta de la dissuader d’un tel choix : elle était trop jeune, et elle n’avait ni la maturité technique ni la force interprétative pour assumer le solo du cygne blanc, l'un des plus difficiles du répertoire. « Tu devrais plutôt faire Paquita, elle est plus enlevée, elle te mettra mieux en valeur », conseillait-elle, mais Junie ne voulait rien entendre. Elle danserait le cygne. Elle s'en souviendrait sa vie durant, de son premier cygne, du tutu blanc, du diadème de plumes et de la chaleur des projecteurs sous laquelle il fallait donner l’impression de sortir d’un lac triste et gelé. Elle y penserait plus tard avec émotion.

On jugea la variation trop grande pour ses petites ailes, on souligna son « manque de réalisme » et elle fut recalée avant la finale – celle qui passait à la télé. Envolés les espoirs de se faire connaître, de décrocher un prix et, pourquoi pas, une bourse – tout cela avait sombré dans le lac aux eaux profondes. Junie tomba dans une déprime sévère. Elle parvint ensuite à se persuader qu’elle avait échoué parce qu’elle n’avait pas joué le jeu des convenances, qui faisait qu’on ne dansait le cygne qu’à partir d’un certain âge et d’un certain statut. Elle se remit à travailler et à dix-huit ans, réussit à briguer une place de surnuméraire au concours externe de l’Opéra de Paris.

La somme des défaites minimes de sa vie lui avaient appris à reconsidérer son parcours et à développer, dans n'importe quelles circonstances, des questions de contextes et des explications. Le cygne ou rien ! dormait toujours dans son cœur, mais il souffrait de temps en temps quelques négociations. Certes, elle n’était pas titulaire. Mais c’était la meilleure compagnie du monde, et certains des plus grands avaient commencé comme cela. Serafina Vagliero, sacrée étoile il y a deux ans, n’avait-elle pas, elle aussi, été surnuméraire, à ses débuts ? Elle était même partie d’une ancienne compagnie pour tout recommencer à l’Opéra, et elle avait de nouveau gravi les échelons uns à uns, sans jamais faillir. Junie, elle, avait obtenu la bonne compagnie du premier coup. Il n’y avait plus qu’à passer un ou deux concours et parvenir à une place qui, elle en était persuadée, lui était due. Elle avait vingt années de carrière devant elle, elle ne pouvait qu’y arriver.

~ * ~

L’âge de la retraite, pour les danseuses de l’Opéra de Paris, est de quarante-deux ans et demi, sans exception. Au-delà, le corps est trop usé pour exprimer encore le charme espiègle ou tranquille des oiseaux de feu et des princesses de songe.

À quarante-deux ans, Junie n’était pas étoile. Elle avait tardé à être titularisée, et finissait coryphée, soit le deuxième rang du corps de ballet. Elle n’avait jamais réussi le concours pour devenir soliste. Elle l’avait parfois raté de peu – d’une ou deux places. En fin de carrière, il lui était parfois arrivé de finir bonne dernière. Elle l’avait passé chaque année, comme un rituel obligé, espérant un coup du sort en sa faveur, ou croyant avoir les jurys à l’usure. Elle avait tenu bon. Manque de chance, le jury aussi.

Ironie du sort, elle terminait sa carrière sur Le Lac des cygnes. Le hautbois plaintif de l’ouverture, la musique de ballet que tout le monde connaît, retentissait devant un parterre silencieux, et elle était dans les loges à vérifier son chignon et terminer ses étirements, son pantalon de laine encore sur les jambes. En fait de tutu à plumes, elle portait une robe bleue et rose de princesse anonyme, de celles que le prince refuse sempiternellement d’épouser. Au deuxième acte, pendant que le cygne noir le séduirait, Junie sautillerait sur la danse napolitaine, sans pointes, dans un dernier au revoir à la scène. Puis ce serait fini.

Parce qu’elle n’avait pas tout à fait réussi, Junie avait l’impression d’avoir gâché sa vie. Qu’importait pour elle que la plupart des « graines d’étoile » des gazettes régionales aient fini secrétaires, institutrices ou chefs d’entreprise. Lorsque le crépuscule tomberait sur le lac, signant la mort du cygne blanc et du rêve inaccessible qu’il incarnait, Junie aurait déjà enfilé son jean, un pull vieux-rose de la même couleur que son dernier costume, et serait dans le métro en train de rentrer chez elle. Seuls les cygnes blancs saluent au dernier acte, avant le dernier tomber de rideau.

Le souci avec les rêves de réussite, c’est qu’ils sont accessibles à tout le monde.

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