Nigel

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Cela faisait longtemps que les oiseaux aux pieds bleus avaient déserté l'île. Étaient-ils assez fous pour penser les ramener grâce à un simple subterfuge ?

Dans les couloirs carrelés du centre de recherche, les silhouettes crient et s'activent : comment faire revenir l'espèce sur un de ses territoires millénaires ? V., qu'on n'entend jamais d'habitude, propose d'installer des leurres, et c'est l'illumination. D'élégants oiseaux coulés dans le béton pour résister aux caprices de la mer, apparaissent sur l'île, chantant le langage de l'amour à travers des enceintes alimentées par l'énergie solaire. Pour parfaire l'illusion, V. parsème de plumes et de fientes le lopin de terre abandonné, battu par les vagues et le vent. Un piège de bonne volonté.

Si les migrations saisonnières avaient pu atteindre la lune, le premier pieds-bleus à se poser sur l'île aurait pu se rêver en nouvel astronaute. Les chants de cette terre ressemblent à ceux qui ont imprégné sa mémoire, et ils s'inscrivent en lui comme autant de jalons ineffaçables. C'est gravé dans son esprit volatil : il est ici chez lui. Home sweet home, chantonne V. en imaginant le fou voler de groupes en familles, de colonies en déserts d'eaux : l'oiseau a tout vu, tout entendu, son premier, les prises de bec, les vols dans les plumes. Chaque fois, quelque chose cloche – sous-entendre : les femelles préfèrent un autre que lui. Un grand gaillard avec les pieds un peu plus bleus, un peu moins gris. Alors que sur cette terre, il y a quelque chose de différent dans l'air. Les congénères pointent vers le soleil et demeurent, gorge serrée, impassibles. Il se pose dans l'odeur rassurante des plumes fraîchement perdues – duvet de sol des mues de printemps. Il crie un bonjour et s'ils ne répondent pas tout de suite, il n'insiste pas, ce n'est pas grave : ils ne se sont pas encore habitués à sa présence.

L'équipe hurle de joie dans les couloirs aseptisés. Sur proposition de V., le premier oiseau à s'installer sur l'île est baptisé Nigel.

Construire un nid n'est pas une tâche aisée. Il faut d'abord marteler le sol, bien écraser, que ce soit bien plat et le recouvrir pièce à pièce de mousses, algues et brins de bois parfumés aux embruns. Fondation d'un établissement futur, institution pensée pour durer. Au son des cris rauques de la parade nuptiale, il lui fait sa plus belle révérence, et se love contre son cou recourbé comme un point d'interrogation. En retour, elle demeure l'œil fixe, silencieuse, tandis qu'il tasse le monde autour d'elle.

Au labo, V. ramène avec le café quelques blagues attendries sur la solitude de Nigel, éconduit par une poupée de ciment. Les membres de l'équipe l'ont regardé avec insistance, pensant à leurs rendez-vous manqués. V. a rougi et a rajouté, du ton qu'on utilise pour annoncer aux enfants que le chat est mort, que d'autres fous arriveront bientôt, ce n'est qu'une question de temps.

Par un singulier effet d'optique, elle n'a l'air de bouger que lorsqu'il détourne la tête. Lorsqu'il survole l'île en quête de poisson, il discerne mal sa voix parmi celles des autres. Repère éclatant de rondeur dans la boue et les fientes, son nid l'appelle, cercle originel, premier à avoir été tracé sur cette terre depuis des générations. Sa compagne ne s'y est encore jamais aventurée.


Les semaines passent et Nigel s'est orchestré la plus belle des solitudes. Par écran interposé, V. l'observe saluer d'un tour de cou un congénère figé tel qu'il a été sculpté. Parfois, il diffère l'heure de rentrer chez lui, parce que personne ne l'attend dans le lit rond le soir, et il se demande, face à l'oiseau trompé, s'il n'a pas créé un monstre.

Dans le calme rompu par les siestes chantantes, des oiseaux crient maintenant plus fort que les autres. Il ne s'en soucie pas : quoi de plus normal, il n'est pas habitué à eux. Il a fort à faire pour s'occuper des dissonances de sa colonie idéale. Ses escales ne sont dédiées qu'à elle. Pourtant, le nid dort inoccupé en leur présence.

Trois individus, attirés par Nigel, se sont installés sur l'île. V. a accueilli la nouvelle avec la joie du désespoir. Il a tout de suite imaginé son protégé cesser de courir après l'approbation d'une ombre et perpétuer l'espèce pour de vrai. L'oiseau, à chaque nidification, a rendez-vous avec un mirage.

Les cris des nouveaux ne lui arrachent pas un tressaillement. C'est la dernière fois qu'il joue avec la rose des vents pour se poser sur le rivage. En désespoir de cause, une dernière fois, il a cherché l'éclat bleuté d'une coquille dans le nid longtemps préparé. Par chance, il n'y a plus de déception possible à cet âge et il frotte son bec, raclement doux, contre celui de sa partenaire stérile.

Nigel a été retrouvé mort au milieu de ses statues. Sa présence aura permis la lente recolonisation de l'île. Leurré, il est devenu leurre. Produit d'appel pour marée de plumes. V. a demandé sa mutation. Il n’en peut plus de la lumière crue des néons sur les allées blanches. Il est parti étudier les perroquets-hiboux de Nouvelle-Zélande ; ceux qui disparaissent parce qu'ils font l'amour à des pierres.




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