La Ferme du passé

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  • J’ai toujours dit à qui voulait l’entendre que je détestais le Wyoming. Dans la ville où je me suis installé après mes études, je hausse les épaules quand il faut avouer d’où je viens, l’air presque de m’excuser. Je ne peux même pas mentir, mon accent me trahit trop pour ça. Il ressort quand je crie en haut des gradins lors d'un match, quand je m’énerve dans les embouteillages, ou que je m’enthousiasme sur un film. Il surgit, comme un dernier avertissement, quand je deviens trop vrai.

    Cette fois-ci, je ne sais pas ce qui m’a pris : je suis revenu aux pires heures de l’été. Une erreur de touriste. Après l’avion et les complications habituelles de l’aéroport, ça a été des heures de bus sur une route poussiéreuse. J’étouffe derrière les vitres. Je sue à me noyer sous le chapeau de paille que j’ai oublié au fond de mon armoire et dont les copains se moquent tellement, là-bas. Au terme de bien deux heures, avec correspondances à des carrefours déserts, j’arrive à la ferme des parents. Quelques maisons disséminées autour semblent avoir été oubliées là, dans l'attente de quelque chose. Au loin, les montagnes semblent se ratatiner sur elles-mêmes, écrasées par la chaleur.

    Je suis de ceux qui sont partis. Dans un comté à la démographie en chute libre, « au fin fond du Far West » comme on disait autrefois dans les films, le travail se fait rare. Alors il y a ceux qui perpétuent les vagues lignées de fermiers et commerçants divers (je me souviens d’un piteux motel, à côté du lac où on allait pêcher l’automne, qu’on se léguait comme un château) et ceux qui, parce qu'il étaient très bons à l’école ou avaient le bagout nécessaire, ceux surtout que l’âpreté du climat et des paysages n’avaient pas rendus trop abrupts, qui partent loin, le plus loin possible, là où ils font de « grandes études ». Je fais partie de ces gamins dont les parents s’enorgueillissent, les soirs où l’on se réunit dans le bar-resto du coin, entre deux couplets de la star locale : il est parti à la Ville ! Et chacun met derrière sa majuscule le plus grand fantasme possible. Et puis, les premières rêveries passées, on caresse machinalement son chapeau et on avoue qu'on s'inquiète un peu pour ces moutons partis trop loin du troupeau. On se dit qu'ils doivent être bien malheureux là-bas, finalement, parce qu'on n'est bien que chez soi.

    Du temps où j’étais coincé ici avec les parents, je ravalais ma honte et je ne pensais qu’à partir. Et pourtant, j’éprouve quand je reviens un plaisir bizarre à retrouver la vieille ferme, dont le parquet grince sous les bottes de Papa. Quand il m'ouvre la porte et me tape dans le dos, envolée, la raideur douloureuse de la grande ville, où il faut parler bas, en articulant bien ses syllabes comme on déguste une pâtisserie française ! Au diable, tout le raffinement compassé des fils de qui parlent littérature la bouche en cœur et économie avec un trémolo dans la voix ! Le soir après manger, je bois un café trop noir sur la terrasse avec lui, et le sable soufflé par le vent gratte doucement le vernis de civilisation qui m’a recouvert. Alors je pousse un grand soupir, mes épaules s’affaissent. Le lendemain, je pique une chemise à mon père, plus large et plus confortable que mes t-shirts à la mode, si près du corps. Je suis rentré chez moi.

    Le premier jour, j’avais ignoré les fantômes croisés dans le bus, éleveurs qui s'échangent les dernières nouvelles du comté dans un accent plus fort que je n’ai jamais eu. Il suffit de quelques jours pour que je reconnaisse en eux, derrière les traits burinés et les voix rocailleuses, le fils de la voisine, le cousin Brian ou le beau-frère. Je leur fais un signe de tête tandis qu’ils se précipitent vers moi, sans timidité ni réserve, pour me demander comment se passe ma vie là-bas. Je raconte ce que je peux, en mots choisis : comment décrire la grande ville sans trahir tout le mépris qu’elle a pour des gusses comme eux ? Bientôt, je m’inclus d’instinct : « des gusses comme vous et moi » que cela devient. C’est à ce moment-là qu’il faut partir. Je sens que si j'attends un peu plus, j'arriverai bientôt au point de non-retour : là-bas, il faudrait alors tout recommencer : polissage de la voix, changement d’habitudes vestimentaires, alimentaires. Tu ne restes pas plus longtemps ? qu’il me demande, mon père. Oh, laisse-le, il a beaucoup à faire chez lui, me défend ma mère. Elle n’ose jamais dire le nom de ma rue, de mon quartier, comme si la ville n’existait pour elle que par le rapport qu’elle entretenait avec moi.

    Je fais bientôt mes affaires. La vieille ferme et ses enclos déserts me font presque peur. Je me projette des années plus tard, je m’imagine essayer de la vendre. Mais les maisons se vendent mal par ici. Quand je pense à la garder comme résidence pour les vacances, me voilà condamné, chaque été, jusqu’au bout de ma vie, à faire mon bizarre pèlerinage. Autant la laisser à l’abandon... Je la vois mangée par les herbes folles, avec une tripotée d’adolescents sur les bancs de la terrasse, à semer des bouteilles de bière et à graver leurs noms sur le bois trop sec. Les jeunes du coin sont remplacés par les serpents à sonnettes, et la vieille ferme de mon enfance se déguise bientôt en une de ces bicoques de villes-fantômes, qui font frissonner les touristes.

    Le bus au loin klaxonne. Je cligne des yeux, j’embrasse mes parents, hochant la tête à leurs derniers conseils. Mon sac, lourd de tout ce que je ramène du comté, pèse drôlement sur mon épaule. Quand je m’installe sur la banquette, je jette un dernier regard aux parents, que je salue, et à la maison. La vieille ferme, baignée d’un dernier rayon de soleil, m’apparaît comme incendiée. Et c’est là que la solution à mon problème s’impose à moi. Un jour, quand les parents ne seront plus là, je la brûlerai, la maison. Finie, alors, la tentation d’y revenir ou, pire, d’y rester ; inaudible, le chant des sirènes chanté par les cow-boys au bar, entre deux couplets de la star locale.

  • Le souvenir de la ferme baignée de soleil et polie par le sable sera englouti pour jamais dans le passé et alors, j’en aurai fini, une fois pour toutes, avec ce fichu Wyoming.
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