Chapitre 41

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Grimjow quitta enfin sa carte pour reporter son attention sur le jeune Rolf qui lui faisait face avec autant d’aplomb. La force tranquille qui émanait de son regard placide avait quelque chose de terrifiant. Ses yeux reflétaient une intelligence patiente et ne dévoilaient pas la moindre faiblesse. Ils ne dévoilaient rien d’autre d’ailleurs. Ni agacement, ni fureur ou cruauté, ni quoi que ce soit qui puisse éclairer sur ses actions à venir.

Ce Rolf faisait froid dans le dos sans qu’on connaisse l’étendue des raisons pour lesquelles ce sentiment pouvait nous habiter. Grimjow Ravageur était effrayant mais il était impossible de dire pourquoi il l’était.

— Ah oui ? demanda-t-il simplement. Je vais passer ton manque de respect, Arlem et en profiter pour t’informer que je n’ai pas pris les armes. Les Rolfs que tu vois là sont ici uniquement pour protéger nos terres.

Le jeune Arlem balaya la scène des yeux. Affichant une moue interrogatrice, il désigna les prisonniers.

— Est-ce une manière de protéger nos terres ? Des femmes et des enfants sans défense ?

— Pour moi ça l’est, approuva Grimjow en affichant un sourire franc et sincère.

Arlem eut un mouvement de recul face à ce sourire. Cormack ne pouvait l’en blâmer et se demandait comment le petit Rolf pouvait bien encore rester sur ses deux jambes.

— Vous devez attendre la décision du Cranck Pav…, commença-t-il.

— Et attendre que le Prêcheur humilie un peu plus le peuple Rolf face aux hommes ? le coupa le chef de guerre. Ou que les hommes ne prennent plus encore que ce qu’ils nous ont déjà pris ? Demander de l’aide aux habitants des Terres Vertes et à leurs moitiés d’hommes ? Ils ne sont pourtant pas différents.

Sa voix était toujours aussi calme. Nulle fureur alors qu’il posait ces questions qui étaient, pour lui, purement rhétoriques. Face à lui, Arlem avait soudainement serré les poings et tremblait de rage. S’avisant de cela, Grimjow Ravageur haussa un sourcil.

— Le Prêcheur est le Peren Pav Erys, gronda le petit Rolf aux prises avec une colère froide. Il portait haut les valeurs du peuple Rolf et aura presque autant fait que notre chef. Je t’informe qu’il est mort alors qu’il accomplissait son devoir… En héros.

À l’écoute de cette révélation, rien ne changea dans l’attitude du colosse à la fourrure noire. On aurait pu croire qu’il n’avait pas remarqué le passage au tutoiement que venait de se permettre Arlem.

Son regard ne changea pas, de même que le ton avec lequel il s’exprima.

— Je suis navré pour ton père, jeune Arlem GrandRegard. C’est une terrible perte pour le peuple Rolf et comme tu l’as si bien dit, il portait haut nos valeurs. Comment une telle chose a pu arriver ? Nous étions beaucoup à penser que le passage du Grand Mur était chose risquée.

— Il n’est pas passé par le Grand Mur, répondit Arlem. Il avait pris le chemin des Terres Vertes.

— Tu le suivais donc…

— Il a été assassiné !

À ces mots, une clameur se fit entendre dans le camp Rolf. La surprise se montrait sur les visages.

Grimjow resta de marbre et d’un claquement de langue, ramena le silence.

— As-tu vu quoi que ce soit, Arlem ?

Celui-ci baissa les yeux et secoua tristement la tête, toute colère envolée. Le chef Rolf l’observa un instant de son regard tranquille puis après un court silence, il acquiesça:

— Voilà de quoi nous nous protégeons, dit-il à l’assemblée l’entourant. Voilà de quelle menace je veux tenir notre peuple éloigné.

Il n’avait toujours pas levé la voix, mais celle-ci pénétrait tous ceux qui se trouvaient dans le campement. Annihilant toute volonté, toute pensée propre, elle clamait une vérité avec une froide certitude.

— Si certains parmi vous doutent, si certains font l’erreur d’éprouver la moindre compassion. Voilà à quoi ils s’exposent. La voie des prêcheurs porte haut nos valeurs et c’est tout à leur honneur ! Nul ne peut les blâmer ou ne pas leur témoigner le respect qui leur est dû. Ils ont choisi le chemin le plus difficile. Ils ont tenté de donner une chance aux hommes, un choix…

Il poussa un soupir. Cormack était fasciné par ce discours et ne comprenait pas pourquoi Grimjow Ravageur continuait à ne pas s’exprimer dans sa langue natale.

Celui-ci décrocha un couteau blanc de son abondante chevelure aux tresses compactes. L’observant un instant, pensif, il finit par le pointer vers le groupe de prisonnier apeuré. Plus précisément vers la femme qui tenait son enfant.

— Viens donc me voir, murmura-t-il.

Les yeux de la femme roulèrent follement dans leurs orbites alors qu’elle luttait pour ne pas défaillir. Un spectacle douloureux qui fit immédiatement sortir Cormack de la léthargie dans laquelle l’avait plongé les mots du Dorak Pav Erys.

— S’il… s’il vous plaît, bredouilla-t-elle. Je n’ai…

Grimjow secoua lentement la tête.

— Pas toi. Mais l’enfant pur et innocent que tu souilles de ton étreinte.

— Il… Non, je vous en supplie ! Il n’a rien fait, il…

Un nouveau coup sourd la fit taire alors que le guerrier qui venait de la frapper récupérait délicatement l’enfant pour le remettre sur ses pieds. Le petit regardait tour à tour la femme ensanglantée au sol puis le guerrier Rolf. Celui-ci l’encouragea d’un signe de tête. Hésitant, l’enfant finit par acquiescer, tremblant de tous ses membres. Étrange tableau que de voir évoluer maladroitement ce petit être au beau milieu de ces immenses tueurs qui faisaient pourtant preuve d’une certaine… tendresse à son égard.

— Il est évident que ce bout d’homme n’a rien fait, approuva doucement Grimjow Ravageur tandis que l’enfant progressait vers lui. Il est bien trop jeune pour cela. Sa tendre enfance est son rempart, le protégeant faiblement de la corruption humaine.

Le gamin s’arrêta devant la carte et devant le chef de guerre. Même assis, le Rolf était immense face à lui. Petit écureuil dominé par le plus grand des arbres.

— Sais-tu qui je suis ? demanda Grimjow.

L’enfant fit non de la tête et le Rolf sourit gentiment.

— Bien sûr que non. Connais-tu au moins le peuple Rolf ?

— Oui…

— Ah ! Et que sais-tu du peuple Rolf, petit homme ?

L’enfant regarda autour de lui, terrifié. Son regard finit par s’attarder sur le couteau que tenait Grimjow et qui sourit à nouveau en avisant cela.

— Ceci ne te fera aucun mal, je te le promets. Maintenant dis-moi, que t’a-t-on dit à notre sujet ?

— Vous allez me faire du mal ? osa le garçon d’une voix pleine de sanglots.

— Et pourquoi t’en ferions-nous, petit homme ?

— Les Rolfs mangent les petits garçons comme moi si je ne suis pas gentil… C’est ce que me disait maman.

— Ce que te disait maman…, répéta Grimjow Ravageur, visiblement amusé. Avait-elle rencontré des Rolfs ? Ou toi ? Ai-je l’air d’avoir envie de te manger ?

L’enfant secoua la tête en reniflant et le Rolf lui tendit les bras, l’invitant à venir s’y blottir. Ce à quoi, après une légère hésitation, il répondit.

Il marcha sur la carte et le chef de guerre l’arrêta d’un geste.

Secouant tristement la tête, Grimjow Ravageur reprit à l’attention de tous:

— Le combat des prêcheurs est plein d’honneur et de sacrifice de soi. Il est un exemple même de ce que les hommes décrivent comme l’Humanisme… une contradiction propre au mot même. Nous n’avons pas de mots pour décrire cette voie pleine de compassion et de compréhension. Avant de comprendre, il faut connaître…

Il tendit le couteau à l’enfant et, devant son hésitation, le lui posa dans la main.

— Pourrais-tu me donner une mèche de tes cheveux, petit homme ?

Le gamin écarquilla les yeux mais s’exécuta, coupant une belle mèche de ses boucles brunes. Il tendit le tout à Grimjow qui se perdit un instant dans la contemplation de la mèche avant de reprendre à l’attention de l’auditoire suspendu à ses lèvres.

— Vous, mes guerriers ici présents, comprenez tous au moins la langue des hommes si vous ne la parlez pas. La majorité d’entre vous a combattu avec moi dans ce que Soreth a fini par désigner comme « la Horde ». Cette appellation résonne encore comme une insulte, nous réduisant à l’état d’un groupe sauvage désorganisé et fou furieux. Une meute ne possédant aucune pensée propre à part le besoin de détruire et de se nourrir.

En plus de nier nos croyances et notre culture, ce terme nous réduit à l’état de bête. « Humanisme » qu’ils disent. Ce mot, adapté uniquement à la condition humaine, reste une plaisanterie. Je le répète, avant de comprendre, il faut connaître. Nous même connaissons beaucoup de la culture humaine. Nous avons fait le premier pas.

Il désigna le groupe de prisonniers.

— Si l’un de vous parle ou même comprend le langage Rolf, qu’il se lève.

Personne ne bougea alors que Grimjow Ravageur dardait sur eux son regard particulier. À ce moment-là, Cormack crut même y voir une certaine pitié tandis que le chef le reportait sur l’enfant.

— À toi, je ne te le demande même pas, lâcha-t-il, toujours avec douceur.

Le jeune garçon sourit innocemment et les yeux du Rolf noir se fermèrent un instant avant qu’il ne reprenne la parole.

— Le combat des prêcheurs est noble et ce qui m’attriste est qu’il est irréalisable. Non parce que Takem GrandRegard, le Peren Pav Erys, a perdu la vie. Non parce que ceux que nous avons envoyés en Irile sont morts…

Il ouvrit les yeux et fixa l’enfant debout sur la carte.

— Imaginez tous ces esprits innocents et purs qui ne demandent qu’à apprendre. Qu’il est facile d’y instiller d’insidieuses idées. Qu’il est simple de les conditionner. De faire naître chez eux une image erronée de notre peuple. Cette image se transforme alors en une succession de tableaux plus terribles les uns que les autres, prenant pleine part dans le raisonnement de ce que cet enfant deviendra. Un homme adulte plein d’idées préconçues et persuadé d’être supérieur à tout ce qui vit. Convaincu que nous ne sommes pas plus évolués que des animaux. Dans la tête de cet homme, nous ne sommes bons qu’à être utilisés, apprivoisés et exploités. Par le passé, ils ont voulu nous soumettre à une idéologie absurde qui supplanterait nos croyances. Lorsque nous avons refusé, ils nous ont combattus. Maintenant, ils ont une approche différente et nous volent notre futur, toujours dans cet optique de nous soumettre un jour. C’est bien parce que l’esprit d’un enfant est pur que l’on peut en arriver à en faire un homme. Voilà la cause de ce qui tient en échec nos prêcheurs. Voilà pourquoi nos représentants sont morts et voilà pourquoi nous devons protéger notre peuple. Car ils utilisent cette arme terrible de diverses manières et feront de même avec nos propres enfants…

Il caressa la tête de l’enfant qui souriait toujours, ne comprenant pas un mot de ce que disait Grimjow.

— Je suis triste de voir que nous ne pouvons sauver celui-ci. Il est déjà souillé par ces idées insidieuses et commence déjà à penser comme un homme. Voyez comme il se tient sur cette carte du monde, la piétine et la macule de boue. Symbole même de son égo et de son mépris pour ce qui l’entoure. Une fois devenu homme, il n’aura de cesse de rêver que ce soit nous, sous ses même pieds…

Le sourire de l’enfant disparut alors qu’il regardait autour de lui et ne rencontrait que des regards durs. Il baissa les yeux sur la carte, puis les reporta sur Grimjow toujours sans paraître comprendre la situation.

Le Rolf lui fit un geste apaisant et posa son index sur sa bouche.

— Voilà de quoi je nous protège, murmura le Dorak Pav Erys en posant les yeux sur Arlem. Voilà ce à quoi je suis contraint…

Un de ses guerriers s’approcha de lui. Il tenait une petite boite en bois qu’il ouvrit. À l’intérieur, des mèches de cheveux différentes s’y trouvaient. Il était impossible de dire combien. Grimjow y déposa délicatement celle qu’il tenait. De l’autre main, il caressait toujours la tête du gamin dont les larmes coulaient de nouveau.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que c’est ? bredouilla celui-ci.

Grimjow Ravageur soupira profondément.

— Ceci est un symbole, petit homme. À l’inverse de ceux de ton peuple, mon vœu n’est pas de souiller la pureté. Ce symbole est la preuve que je t’ai libéré. Leur travail sur toi ne portera jamais ses fruits. C’est tellement plus que ce qui nous est accordé…

— Je ne comprends pas, sanglota l’enfant.

— Et je n’attends pas de toi que tu le comprennes, petit homme. Jamais je ne l’exigerai…, jamais.

— Je vais…

Grimjow lui brisa la nuque.

Caressant une dernière fois l’enfant sur la joue, il le jeta derrière lui comme une poupée de chiffon alors que les prisonniers criaient d’horreur et de désespoir.

Le cri le plus déchirant fut celui de la femme ensanglantée.

Le chef Rolf se leva et s’avança vers le groupe d’humains. Au passage, il s’empara d’une gigantesque masse que tenait l’un de ses guerriers.

— Vous êtes responsables de tout cela, expliqua-t-il sur le même ton et en affichant toujours son regard tranquille.

— Non ! cria Arlem en se précipitant vers les passagers.

L’un des guerriers l’attrapa au vol avec nonchalance. Le jeune Rolf se débattit avec vigueur mais c’était peine perdue. Son aîné était bien trop fort pour lui. Grimjow Ravageur progressait toujours vers les humains sans défense qui se serraient les uns contre les autres en poussant des hurlements à fendre l’âme.

— Vous êtes les artisans de votre propre perte et vous entraînez votre descendance dans cet abîme de folie. Puissiez-vous y trouver la paix !

Il leva sa masse.

Cormack détourna le regard en serrant les dents. Il pleurait. Derrière lui, Ezéquiel et Caes affichaient des visages décomposés qui se crispaient à chaque craquement d’os, à chaque membre écrasé, à chaque cri étranglé et râle d’agonie. Alors que la fureur de Grimjow s’exprimait de la manière la plus sauvage possible, Cormack comprenait enfin ce qui l’effrayait tant chez ce chef de guerre. Il était fou. Complètement fou.

Ezéquiel plongea brusquement sur son ami et lui plaqua la main sur la bouche. Celui-ci comprit alors qu’il criait en même temps que les suppliciés. Il gémit en s’en apercevant mais il était trop tard.

Grimjow avait fini son carnage et nul ne respirait parmi ses victimes. S’il avait été éclaboussé de sang durant son horrible travail, sa fourrure d’ébène ne le montrait pas. S’appuyant d’une main sur son arme plantée dans le sol boueux, de l’autre il ramena ses épaisses tresses en arrière tout en poussant un nouveau soupir.

Tournant son regard vers Arlem, il lui dit doucement:

— Et maintenant, voyons voir qui tu essayais de protéger…

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