Chapitre 40

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La fine bruine s’était transformée en une pluie battante et continue qui rendait leur progression laborieuse. Les nuages avaient pris une couleur foncée signalant l’approche d’un orage et malgré le fait que la journée soit loin d’être terminée, l’environnement s’obscurcissait au point que l’on pouvait croire l’approche de la nuit.

Portant toujours le vieux conseiller souffrant, Cormack avançait difficilement à travers cette végétation morte mais envahissante, les pulsations de son cœur s’accéléraient alors qu’il imaginait avoir entendu un bruit étranger. N’importe quel ennemi aurait pu être à quelques mètres sans qu’il ne le sache et prêt à bondir sur lui au moment opportun. Angoissé au possible, il sentait déjà le mordant d’une lame inconnue s’enfoncer profondément dans sa chair et fouillant ses entrailles. Tomber ici revenait à plonger dans cette inextricable végétation où il mettrait des heures à mourir sans que personne ne puisse le trouver. Le temps ne faisait que rajouter à son angoisse. Il appréhendait déjà le moment où la nuit tomberait pour de bon, les plongeant dans une pénombre plus terrifiante encore.

Caes ouvrait la marche comme toujours alors que Kappa la fermait, les pirates face à lui. Gravis Petitpieds suivait le chevalier brun de son pas sautillant et Ezéquiel se tenait derrière lui, donc devant le Rolf.

Ils prenaient attention à garder les montagnes sur leur droite, et dans cette obscurité progressive, celles-ci prenaient des formes de plus en plus menaçantes, aux allures de repères grotesques et inquiétants.

À quelle distance pouvaient-ils bien se trouver du transporteur ? Combien de kilomètres leur restaient-ils à trimer dans cet inextricable fouillis de hautes herbes mortes avant d’atteindre sa carcasse encore fumante ? Tantôt à gravir, puis à dévaler sans voir plus que le dos de celui qui précédait. De plus, ils pouvaient passer à des centaines de mètres du débris le plus éloigné sans la moindre chance de le voir et louper cette fichue épave qui était pourtant monstrueuse. Ah, si on lui avait dit, par le passé, que l’on pouvait perdre un engin de cette taille ! Il aurait ri au nez du parfait imbécile qui lui aurait alors tenu ces absurdes propos.

Les Architectes en soient témoins, il aurait eu l’air malin !

Il poussa un petit cri lorsqu’il rentra dans Ezéquiel et ce dernier lui intima l’ordre de se taire. Il se figea et tendit subitement l’oreille. La pluie couvrait les bruits les entourant. Mais en se concentrant, il perçut quelque chose… des voix! Non! Des cris, des pleurs… Le Rolf sursauta de nouveau alors qu’une main se posait sur l’un de ses avant-bras. Heureusement ce n’était que Caes qui, un doigt sur la bouche, lui indiquant de faire silence.

— Mais qu’est-ce qui… Aie ! commença Crépin avec Kappa dans son dos.

Le chevalier brun leur fit signe, à tous, de se rapprocher autour de lui. Ils s’exécutèrent.

— Nous ne sommes plus très loin de la carcasse, chuchota-t-il dès qu’ils furent à bonne distance. Mais ce que j’entends au loin n’augure rien de bon.

— Qu’est-ce que ça peut être ? murmura Cormack.

Le chevalier haussa les épaules en plissant le front et fronçant les sourcils. Il était tendu comme un arc et aux aguets.

— Je n’en sais rien, avoua-t-il. Mais les pleurs et les supplications impliquent le danger.

— C’est p’tet des gars à nous, glissa Vacko, plein d’espoir.

Caes lui jeta un regard dédaigneux avant de se donner la peine de répondre.

— Je ne crois pas, pirate. J’ai un très mauvais pressentiment. Nous devrions faire un détour. Tant pis pour le temps perdu. Je ne sais absolument pas ce qu’il y a là-bas mais j’en ai des frissons. Mon instinct me hurle de faire demi-tour.

— Il s’agit peut-être de passagers, souffla Cormack. Nous sommes censés venir en aide à ces gens s’ils sont en situation difficile. Je pensais que vous, chevaliers de l’Ilir, verraient les choses de ce point de vue.

— Seule la mission importe, répliqua Caes. Je n’hésiterais pas à me débarrasser du superflu… Il avisa les pirates dans une œillade inquiétante avant d’ajouter. Il n’est même pas question de s’encombrer.

Le Rolf accusa le coup. Serrant un peu plus fort le vieux maitre dans ses bras et faisant montre d’une angoisse qui n’était pas comparable à celle que pouvaient éprouver les pirates.

— J’me sens pas si superflu, pas vrai Crépin ?

— Oh oui Vacko ! Et si on peut paraître moins superflu à vos yeux… On peut être conciliant, vous savez ! On a des informations intéressantes et on devrait en parler, Vacko.

Celui-ci acquiesça sombrement. Visiblement peu enjoué à cette idée mais encore moins tenté par la possible suite du programme.

— L’attaque sur le transporteur ? intervint Ezéquiel.

— On a foiré notr’ coup, expliqua Vacko. Et on est qu’des commandités, donc il y a un commanditaire. Et vu qu’on a perdu pas mal de vaisseaux, ça m’étonnerait qu’on voit la couleur d’un dédommagement en plus de la paye. À ça, j’rajoute qu’on est pas spécialement courageux… et ça, ça implique qu’on va pas vous mettr’ des bâtons dans les roues. On tient à nos vies, pas vrai Crépin ?

— Tout à fait d’accord, murmura celui-ci. On est même prêt à filer un coup d’main…

— Tout à fait Crépin ! En plus, il est sympa ce p’tit groupe et j’les aime bien. J’suis presque content qu’on ait foiré…, presque. À part p’tet pour l’autre blondinet dérangé qui nous tâte de l’épée depuis l’début et qui a l’air de vouloir nous égorger…

— Juste l’air ? demanda Kappa.

— Qui est le commanditaire ? demanda de nouveau Ezéquiel.

Un silence s’imposa alors que les pirates échangeaient un regard entendu. Finalement, Vacko prit la parole.

— Si ça t’embête pas, p’tit prince, on va garder ça pour nous le temps de sortir de cette galère. Sinon, autant nous zigouiller tout d’suite !

— Je me doutais d’un truc dans le genre, marmonna sombrement le petit prince en question alors que Caes lançait un regard d’avertissement à son frère d’arme. Pour ce qui est du plan de Caes, je suis d’accord avec lui. Ne prenons pas de risques inutiles.

Comme pour confirmer son inquiétude, un cri plus perçant que les autres se fit entendre. Nul n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Par contre, celui qui suivit apportait une certitude sur l’âge de celui qui venait de le pousser.

Cormack jeta un regard choqué et paniqué à son entourage.

— C’est un gamin, articula-t-il avec effroi. Bon sang, il ne s’agit que d’un pauvre gamin !

— Cormack, ce n’est pas le moment, le pressa Ezéquiel en prenant son bras.

Le Rolf se dégagea avec violence. Dans son esprit, les cris avaient repris mais ils ne faisaient que s’ajouter à ceux-ci.

Il se retrouve à nouveau dans le transporteur. Autour de lui, les gens se bousculent, se piétinent, se griffent et se mordent en hurlant. Il tient Ezéquiel dans ses bras et il se recroqueville. Sa taille et sa force ne sont rien face à cette marée humaine qui a basculé dans la folie la plus totale. Rien que des animaux tentant d’échapper à la mort par n’importe quel moyen. Il pleure alors que la peur le paralyse. Son regard croise celui de cette vieille femme dont les yeux le supplient de lui venir en aide. La foule continue de lui marcher dessus, de la briser…

Il enfonce son visage au creux de l’épaule de son ami, tentant d’y cacher sa lâcheté, sa honte et par-dessus tout la vision insupportable de la pauvre femme qui tend encore vers lui sa vieille et fragile main ridée… Lorsqu’il regarde à nouveau, elle gît face contre terre. Marionnette désarticulée et sans vie le fixant sans le voir.

Il veut hurler mais rien ne sort. Un trop plein d’horreur si conséquent qu’il ne peut s’évacuer de cette manière, le condamnant à vivre et à revivre cela dans ses cauchemars ou même alors qu’il ferme juste les yeux.

Les chuchotements paniqués derrière lui se font de plus en plus faibles et avant même qu’il ne le réalise, il a déjà une belle avance. Maître Cène n’est plus dans ses bras. Il a dû le confier à quelqu’un d’autre. Un chevalier ? Il ne se souvient pas. Il est au-delà de ça. Dans sa tête, il n’y a de place que pour les cris et il doit faire en sorte qu’ils cessent ! Sur ses joues, des larmes coulent à nouveau sans qu’il n’y prête la moindre attention. Il accélère. Vers cet enfant, vers ce cri qui ravive tous les autres, bien trop nombreux. Ne sachant pas comment il a pu les ignorer jusque-là…

Son champ de vision est brouillé, étrécit, alors que sans arme, il se précipite vers les lumières qui ont fait leur apparition plus loin devant lui. C’est de cet endroit que vient la souffrance, telle une fenêtre sur un enfer prenant plaisir à donner un triste aperçu du sort de ses âmes damnées prisonnières.

Il trébuche sur quelque chose et se retrouve le visage contre la terre boueuse. Un poids étranger se fait soudain ressentir sur son dos. Se tortillant tant qu’il peut, il finit par se dégager, attrape l’inconnu et s’apprête à lui briser le cou. Leurs regards se croisent. Arlem!

Tout à coup, Cormack revint à la réalité, effrayé de son inconscience et de ce qu’il aurait pu faire. Alors qu’il ouvrait la bouche pour s’excuser, le jeune Rolf lui fit signe de se taire. Les yeux brillants d’angoisse. Du mouvement se fit sentir derrière eux. Ne tardèrent pas à apparaître Caes et Ezéquiel, visiblement à bout de souffle et qui avaient l’air d’avoir un mal fou à contrôler leurs respirations. Sur un signe d’Arlem, ils se mirent aussitôt à terre à leur tour.

— Nander er bogna ! cria une voix gutturale à une vingtaine de mètres d’eux.

La peur qu’il lue dans les yeux d’Ezéquiel et de Caes, à l’écoute de cette voix, fit comprendre à Cormack qu’il avait commis une terrible erreur. Car elle appartenait à l’un des tortionnaires à l’origine de la souffrance de l’enfant et de ceux qui l’accompagnaient.

Un Rolf. Un adulte. Et il n’était pas seul.

— S’il vous plaît ! cria une femme. Nous ne sommes pas…

Un coup sourd la fit taire alors qu’un autre Rolf prenait la parole.

— Ferme-là, chienne humaine ! commença-t-il avant de continuer en langage Rolf à l’attention du premier qui avait parlé. Nokta er bogna ?

Des pas se firent entendre, se rapprochant dangereusement d’eux. Cormack allait se lever, prêt à faire gagner le temps nécessaire à ses camarades pour qu’ils puissent s’échapper. Alors qu’il prenait appui, Arlem le retint une nouvelle fois, ses yeux le suppliant de rester tranquille.

Une fois sûr que Cormack ne ferait rien d’irraisonné, l’enfant Rolf prit une grande inspiration et se leva. Partant à la rencontre du guerrier qui venait les débusquer. Après quelques pas, le temps de s’exposer à la vue de son congénère, Cormack et ses compagnons l’entendirent s’exprimer d’une voix forte… et en langage humain.

— Ce n’est que moi.

Alors qu’avait pris place un silence inconfortable, le guerrier finit par répliquer dans sa langue natale.

— Je n’ai pas à en répondre devant toi, répondit simplement Arlem, toujours dans la langue des hommes.

C’est alors qu’une voix tranquille, plus profonde que les autres retentit. Une voix douceâtre… qui annonçait le danger.

— Arlem GrandRegard, dit-elle avec un accent parfait. Que nous vaut ce plaisir ? Tu es bien loin de chez toi.

À l’écoute de cette voix, l’air prit comme de la substance. S’imbibant d’une pression presque palpable qui fit frissonner Cormack. Il ne voulait pas voir à qui elle appartenait, désirant soudainement fuir au plus vite. C’est ce que lui hurlait chaque fibre de son corps. Le regard qu’il jeta à Ezéquiel et Caes lui fit comprendre qu’ils ressentaient absolument la même chose que lui. Leurs yeux affolés lui apprenaient qu’ils avaient du mal rien qu’à ne pas prendre leurs jambes à leur cou.

Cependant, sa peur pour Arlem était encore plus grande. Il fit alors la seule chose qui s’imposait réellement dans son esprit et rampa vers la lumière. Ne sachant pas ce qu’il pourrait faire, mais abandonner le petit guerrier à son sort était tout simplement hors de question. Le faible bruissement derrière lui assura que ses compagnons l’imitaient. Ils ne le laissaient pas tomber et cela lui donna plus de courage encore. Encore caché par la végétation, il s’immobilisa dès que le fin rideau d’herbe haute, limite à une petite clairière, lui permit d’observer la scène.

Cette clairière n’était pas naturelle. Elle avait l’air d’avoir été aménagée pour la mise en place d’un campement. D’un avant-poste peut-être… Un groupe de personnes était entouré de guerriers Rolfs à l’air sauvage. Cormack crut en reconnaître quelques-unes. Des passagers comme il l’avait suggéré à Caes plus tôt. Certains étaient couchés et pleuraient, vautrés dans la boue comme du vulgaire bétail. D’autres étaient à genoux, suppliant de leurs mains et de leurs regards qu’on les laisse repartir sains et saufs. Une mère, le visage en sang, tenait un enfant qui ne devait pas être âgé de plus de six ou sept ans dans ses bras. C’était de lui que venait le cri qui lui avait brisé le cœur et réveillé ces horribles souvenirs enfouis.

Autour des rescapés, les guerriers Rolfs prenaient un malin plaisir à se moquer d’eux. L’un d’entre eux s’octroyait même par moment la liberté de frapper du pied ou d’un revers de la main ceux qui venaient le supplier de trop près.

Leur arsenal était impressionnant. Fléaux, masses hérissées de pointes, de gigantesques épées au tranchant inquiétant. Vêtus de cuir pour la plupart, ils arboraient aussi des protections métalliques à l’étrange fuselage et qui devaient peser plusieurs dizaines de kilogrammes.

En tout, pas moins d’une quinzaine de passagers avait été fait prisonniers. La moitié d’entre eux présentait même comme des marques de morsures sur les bras et jambes, dévoilées par leurs vêtements déchirés.

Les Rolfs, eux, étaient bien trois fois plus nombreux. Outre les geôliers, d’autres s’affairaient dans le camp de fortune et certains montaient la garde. L’attroupement le plus conséquent se trouvait à une quarantaine de pieds de là d’où ils se trouvaient et c’était de là que provenait la voix.

L’espace d’un instant, le temps s’arrêta pour Cormack. Il venait de réfléchir à quelque chose dont les conséquences pouvaient s’avérer terribles pour son petit groupe. Le flair des Rolfs ! Il se tourna vers Ezéquiel, son angoisse atteignant un pic. Mais le jeune prince, qui avait compris la raison de l’affolement de son ami, lui fit signe de la main de se calmer. Il désigna son nez, puis pointa un doigt vers le ciel, avisant la pluie. Enfin, il engloba d’un geste les passagers présents.

Cormack poussa un soupir de soulagement et fit signe qu’il avait compris. La pluie ramenait presque le flair des Rolfs à l’égal de celui des humains. De plus, la présence des prisonniers imprégnait l’air de l’odeur humaine. Il aurait dû y penser tout seul ! Il était Rolf après tout et n’avait même pas vu venir Arlem, ni sentit les autres Rolfs présents en ce moment. Alors qu’il s’agissait d’une petite armée !

Il s’obligea à respirer le plus calmement possible. Devant lui, Arlem était comme tétanisé et n’avait toujours pas répondu à cet être qui le connaissait…

Arlem GrandRegard ! Cormack serra les dents.

— Tu peux en répondre devant moi, reprit doucement la voix. Je t’ai posé une question.

L’attroupement de guerriers Rolfs s’écarta avec une précipitation mal contrôlée. Apparemment ces colosses, pour la plupart bien plus costauds que Cormack, craignaient cette voix autant que le jeune Arlem.

Celui qui devait être le chef, selon toute vraisemblance, apparut enfin. Assis sur une simple caisse en bois qui, on ne savait par quelle opération, supportait son poids, il semblait aussi imposant que le plus impressionnant de ses guerriers. Habillé d’un simple pagne, malgré le temps, il laissait à la pluie le soin de tremper son abondante fourrure d’un noir luisant. Bien plus fournie que celle de Cormack, qui aurait passé pour un imberbe face au moins poilu de ces guerriers. À ses pieds était posée une carte. Et tout en posant sa question, il continuait de la déchiffrer.

— Alors ? demanda-t-il à nouveau.

Cormack sentit plus qu’il ne vit qu’Arlem avalait sa salive avant de répondre.

— J’ai… j’ai quitté nos terres.

— Je le vois bien, soupira le colosse à la fourrure noir sans même lever les yeux de sa carte. Je te demande pourquoi ?

Sans hausser le ton, celui-ci se chargeait pourtant d’une menace invisible. Prenant la forme onirique d’un couperet pouvant s’abattre à tout moment en cas d’une réponse inadéquate.

— Je pourrais vous retourner la question, osa le jeune Rolf qui n’en menait pourtant pas large. Le Cranck Pav Erys n’a pas encore pris de décision en ce qui concerne la guerre, à ce que je sache. Même le Dorak Pav Erys est soumis à l’autorité de notre chef spirituel et ne peut prendre les armes sans son consentement. Vous n’êtes pas à votre place ici, Grimjow Ravageur !

Cormack et ses compagnons sentirent les poils de leurs nuques s’hérisser en apprenant l’identité du Rolf noir assis sur sa caisse. Grimjow Ravageur ! Un nom tristement célèbre, contemporain de la Guerre de la Chair, dont la simple référence glaçait les sangs.

L’impitoyable meneur de la Horde en ces temps sanglants.



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