Chapitre 3 : Premiers Pas

12 minutes de lecture

« Chaque premier pas vers quelque chose suit toujours le dernier pas depuis autre chose. C'est une vérité irrémédiable.»


Mes yeux s'ouvrirent subitement et tout était d'une clarté douloureuse comme ces néons d’hôpitaux dont la lumière semble vibrer dans les pièces blanches. Je clignais des yeux à plusieurs reprises, essayant de filtrer la lumière avec ma main. Il faisait jour. Combien de temps étais-je resté inconscient ? Où diable était Stephen ? Je commençais par détailler lentement la pièce, qui n'avait pas changé, si ce n'est qu'elle était sacrément en désordre. Une vitre brisée, la moitié de la moquette trempée et tachée de sang, les meubles débâchés et... eux aussi tachés de sang. Mon sang...

Je baissais les yeux et réalisais que j'étais torse nu. Je ne me souvenais pas avoir enlevé ma chemise. Par réflexe je relevais le drap sur mon torse et tentait de m'asseoir. Ma tête me lança comme si un 36 tonnes m'avait percuté. Une nausée me hantait également. Génial. Je réussis tant bien que mal à m'asseoir. L'opération aurait été beaucoup plus simple si je ne m'étais pas obstiné à garder ce drap sur moi. Mais les complexes ont la vie dure, même quand on a le corps en vrac.

La pièce s'arrêta lentement de tourner lorsque je fermais à nouveau les yeux. Je tentais de me concentrer sur ce que j'entendais, mais du coup ma migraine augmentait. Les bruits semblaient lointains et proches à la fois. Violents et sourds. Un peu comme au cinéma.

- Tu vas t'y habituer bientôt, ne t'inquiètes pas.

Je ne pu m'empêcher une grimace face à l'agression sonore. La voix de Stephen habituellement sexy et posée me sembla plate et j'avais l'impression qu'il me criait dans l'oreille. Je tentais de le chasser d'une main mais il n'était pas à ma portée, apparemment. Je rouvris les yeux et tentait de le localiser dans une expression faciale qui du m'ôter toute sensualité et tout désir possible de sa part. En même temps, après m'avoir vu poignets d'amour à l'air...

Il se trouvait dans la pénombre à l'autre bout de la pièce, assis contre le mur et semblait épuisé et trop stoïque pour paraître serein. Je clignais à nouveau lentement des yeux pour réajuster ma vision. La nausée s'en allait lentement mais pas la migraine. J'avais cette charmante impression qu'elle n'était pas prête à me lâcher les basques. Merveilleux. Je pris une grande inspiration et expirais lentement.

Bon, le bon côté des choses en premier lieu : j'étais en vie, Stephen également. J'avais un avantage tactique certain sur nos ennemis, puisque je connaissais leur planque et également l'endroit de leur prochain coup. Je devais absolument utiliser ces informations à bon escient, et là tout de suite, je n'étais pas certain de pouvoir faire confiance à Stephen. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il m'avait conduit dans leur piège. Malgré lui, certes, mais il restait donc dangereux de se fier à lui. J'essayais de réfléchir à la situation de façon plus globale, à mon état, mais mon esprit était étrangement vide et serein. Comme si le fait d'être changé en quelque chose d'effrayant n'avait aucun impact sur moi. Je soupirais en le regardant.

- Où sont-ils ?

- Partis. Jolan pense que tu es mort, il est parti directement après t'avoir...

- Embroché ?

- Oui, voilà.

Il esquissa un sourire, mais ce dernier mourut aussitôt. Il avait toujours aimé mon don pour résumer les choses avec pragmatisme. Si il avait dû trouver un mot, il se serait sûrement contenté de « blessé » ou « presque tué ». J'étais un peu plus incisif et moins chochotte, enfin quand il s'agissait de choses terre à terre. Je continuais à avoir peur des serpents et des aiguilles. Pas la peine de vous moquer, tout le monde a des peurs, et certaines sont même plutôt farfelues. Les miennes étaient standards et n'avaient rien d'original.

J'avais la gorge sèche et je me demandais depuis combien de temps j'étais là. Je déglutis.

- Tu dois commencer à ressentir la « faim », on devrait te trouver quelque chose à te mettre sous la dent. Cela fait quand même 72 heures que tu n'as rien avalé.

72 heures... Ce qui voulait dire que j'étais resté inconscient trois jours. Mon Dieu...Donc les plans de Jolan seraient mis à exécution dans moins de trois jours. Je devais me dépêcher.

Je glissais mes jambes sur le côté du lit et j’eus l'impression de recevoir une poutre en fer sur la tempe. Mauvaise idée, donc. Mais je n'avais pas le temps de faire du chichi, Jolan et son équipe avaient en tête d'assassiner plusieurs hauts placés du conseil des Regenero et d'ainsi bouleverser l'équilibre en son sein. Bien évidement tout cela ressemblerait à un accident.

Je pu sentir Stephen se lever comme je pouvais sentir mon orteil bouger, comme si il était une extension de mon corps. Intéressant. Flippant également. Je rangeais cette information dans un coin de ma tête pour plus tard. Oui, j'étais excessivement doué pour le déni et pour l'archivage. Remettre mes problèmes à plus tard était un talent que je cultivais depuis des années et qui me réussissait bien, du moins dans un premier temps.

Les Regenero étaient organisés dans une sorte de hiérarchie familiale démocratique. Une quinzaine de famille se partageaient les 8 sièges par vote toutes les décennies. Cela pouvait sembler plutôt vieillot, mais les Regenero inscrits sur les listes électorales pouvaient voter via smartphone. Ça vous en bouche un coin, hein ? A moi oui, en tout cas. Oubliez cette image sur-usée du suceur de sang en chemise à jabot dans son manoir sombre. Les Regenero étaient en avance sur tout et chaque invention ou innovation humaine était en fait une redite d'une invention de Regenero. Quand cela leur était utile, ils partageaient leur savoir avec nous. Certains grands scientifiques morts « prématurément » n'étaient rien d'autre que des Regenero punis par leur communauté pour avoir donné du savoir à notre espèce sans consulter le conseil.

Stephen contournait prudemment la lumière pour se diriger vers moi. Étrange, puisqu'il pouvait se balader en plein jour. Un des avantages à ne pas être un Regenero pur. Il ne devait pas s'être nourri depuis... Hé merde, 72h, il devait être à bout de forces. Je me levais lentement et le laissais s'approcher suffisamment pour pouvoir m'agripper à lui si je devais me casser la gueule. J’espérai ne pas avoir à le faire mais si la vie m'a bien apprit une chose, c'est qu'on peut espérer cent sept ans et faire le mariole, ça ne change pas les faits. Donc pour l'instant ma fierté passait devant. Je ne donnais pas cher de sa peau sur le long terme, à mon grand regret.

- Tu ne t'es pas nourri depuis 72h également, imbécile.

La colère allait m'aider à gérer le reste, il avait été imprudent de me surveiller toutes ces heures sans aller prendre un casse croûte. Oui, je suis de mauvaise foi et le fait qu'il se soit inquiété suffisamment pour moi devrait m'adoucir. Mais que voulez-vous, on ne se refait pas. Je suis le genre de personne qui vous fait la gueule si vous l'aidez. Chacun sa croix.

- Je ne pouvais pas te laisser tout seul avec eux dans les parages et sachant que tu pouvais te réveiller n'importe quand et être dans un état, disons, pas très... cohérent.

- Tu veux dire « animal » ?! Destructeur ?

- Quelque chose dans ce goût là.

- Hé bien effectivement je suis en rogne.

Et ce n'était pas peu de le dire. Quelque chose clochait. J'étais un chieur mais rarement sans maîtrise et là, je me sentais prêt à exploser. Non, rien ne clochait. J'étais devenu l'un deux. Je le fixais droit dans les yeux puis soupirais bruyamment.

- Je dois parler au conseil. Et téléphoner au boulot et aux autres. Et savoir tout ce que mon état implique. Et tu dois te nourrir. Et je suppose que je devrais me nourrir aussi mais je n'ai pas spécialement « faim ». C'est sensé être alarmant ?

Il paru perplexe puis se ressaisit. C'était une grande qualité chez lui, il avait un don pour se reprendre et revenir à l'essentiel. Il avait aussi un don pour les yeux de chien battu et pour me taper sur le système. Mais personne n'est parfait. Croyez moi, j'en sais quelque chose.

- Ce n'est pas normal. Les nouveaux ont tendance à être agités, violents et à réagir plutôt à l'instinct les premiers jours. On les enferme souvent avec un ancien pour qu'ils ne pètent pas trop les plombs et que la personne qu'ils étaient avant reprenne peu à peu le dessus.

-Pour résumer je devrais te taper dessus, hurler et bouffer tout ce qui bouge ?

- C'est un peu ça, oui.

- J'ai quand même envie de te taper dessus. Mais ça, c'était déjà le cas avant.

Il sourit et je lui rendis son sourire. Pendant un court instant, le reste n'avait pas d'intérêt et j'avais envie de continuer à prétendre que tout se passerait bien. Il m'emboîta le pas alors que je me dirigeais vers la porte tout en m'expliquant qu'il avait déjà appelé le boulot pour me porter malade. Il avait aussi prévenu mes amis proches d'un soucis de téléphone et d'un besoin d'être seul. Un peu plus et je l’appellerais mon assistante de gestion.

Je me décrispais légèrement. Il tentait de se rattraper et d'être le plus efficace possible en situation de crise. Un bon point pour le « vampire ». Et je ne lui avais pas vraiment fait de scène. Un bon point pour moi. Je distribuais les bon points à la volée depuis que je m'étais réveillé, ou devrais-je dire « éveillé » ? Un élan de positivisme ? Ne rêvons pas non plus, un moment d'égarement tout au plus. Là où ma nouvelle vie commençait, il n'y avait ni lumière, ni retour en arrière, ni Happy-End. Je n'aurai jamais d'enfant, je ne vieillirai plus vraiment, je verrai mourir tous mes amis, du moins dans l'optique où je survivrais aux plans machiavéliques des méchants. Un peu d'optimisme n'était pas de trop.

Une fois les escaliers descendus et un t-shirt un peu trop grand enfilé, je vis l'état de la porte d'entrée qui semblait avoir été arrachée par un mammouth. Je gloussais à l'idée que ce mammouth dépassait à peine le mètre soixante et avait l'air d'un banquier. L'image du grand méchant loup n'était plus ce qu'elle était. Mais la menace était la même, et ce depuis la nuit des temps. On ne plaisante pas avec les prédateurs. Quelque chose en moi me souffla l'ironie de la situation et je souris avec malveillance. J'étais également devenu un prédateur. Je ne marchais pas droit, j'avais mal au crâne et je m'appuyais à moitié sur Stephen pour passer par dessus les débris. Ce dernier était plus pâle qu'un linge et je voyais bien qu'il avait autant de mal que moi malgré le fait qu'il se donnait un mal fou pour ne rien laisser paraître.

Son cœur battait excessivement lentement, à une vitesse qu'un cœur humain ne supporterait pas s'il devait rester en vie. Et la triste réalité me frappa comme un boomerang. Nous n'avions plus rien d'humain. Mon cœur se serra et nous nous engouffrâmes dans une petite voiture laissée là par un contact à Stephen. J'avais bien évidement pris le temps de l'inspecter sous toutes ses coutures ( prudence oblige) et Stephen avait profité de ce moment là pour récupérer des poches de sang dans une glacière sur la banquette arrière. Il m'en tendit une mais je refusais. Je finis par suçoter le reste de la troisième poche qu'il avait entamée, sans grand conviction. Le goût me donnait la nausée, mais cela faisait son petit effet. Ou du moins un effet, parce que je me sentais nauséeux.

Stephen en profita pour m'expliquer qu'il arrive que les nouveaux parasités fassent un rejet les premières fois et que ça n'allait pas me plaire. Je le croyais sur parole et me calait dans le siège passager, à nouveau en rogne. Plus qu'en rogne, j'étais perdu, confus, fatigué et même si je ne voulais pas me l'avouer, effrayé.

De jour, l'immense propriété était bien moins inquiétante que de nuit. Elle ressemblait plus à une villa de star qu'à un manoir isolé et la forêt semblait presque accueillante. Les grands murs blancs et les formes arrondies et design ne m'avaient pas marqué la première fois. Un des inconvénients des courses-poursuites où l'on joue sa vie, on admire rarement le paysage.

Des milliers de questions me traversaient la tête alors que Stephen mettait sa ceinture. J'en fis de même et baissais le pare-soleil pour utiliser le miroir. Et la réalité vint à nouveau me frapper de plein fouet. Je devais avoir une relation sadomasochiste avec la réalité car elle avait tendance à faire ça souvent, me gifler. Mes yeux étaient d'un bleu-gris clair. Le changement était radical et me donnait un air plus jeune que mes yeux marrons naturels. Je tournais la tête vers Stephen. Il me regarda avec une expression grave et coupable. Il m'avait sauvé la vie, m'avait donné la quasi-immortalité et des yeux de star de cinéma.

Bien évidemment, tout cela avait un prix mais il avait fait le bon choix. J'étais heureux d'être encore « là », de respirer, de sentir, de ressentir et de d'avoir une chance de pouvoir aider à buter les salauds qui comptaient mettre à feu et à sang la ville.

- Je suis désolé, Seth.

Je posais ma main sur son épaule et une sensation étrange me parcouru. Du bien être, du réconfort, un sentiment d'être à la maison, et aussi le tissu, j'avais l'impression de sentir les fibres séparément les unes des autres. La plupart de mes sens étaient en pagaille. Je secouais lentement la tête, plus pour chasser les sensations que pour appuyer ce que j'allais dire.

- Je sais, Stephen, je sais.

Je baissais la tête et humais l'air. Le cuir des sièges, l'odeur du sang des poches, l'huile, l'essence, le plastique. Tout était présent, par touches, subtiles et désordonnées. Les trier était épuisant et fascinant à la fois... Un peu comme un état d'ivresse permanent qui défierait les sensations tout en les embrouillant. Je pris une longue inspiration et expirait lentement avant de le regarder à nouveau dans les yeux.

- Merci, Stephen.

Ses yeux s'écarquillèrent pendant quelques secondes avant de revenir à son expression neutre qu'il utilisait quand il voulait sciemment planquer ce qu'il pensait. Je laissais filer pour une fois en espérant ne pas m'en mordre les doigts plus tard. Je farfouillais dans le petit sac à mes pieds et entrepris de remettre mes bagues et mon collier. Je me sentais encore nu sans eux et maintenant que la situation était plus stable et calme, j'avais étrangement besoin de me raccrocher à des choses très terre à terre et insignifiantes. Oui, encore du déni.

Je remontais le pare-soleil et consultait mes divers SMS et mails. Je réalisais alors que Stephen avait du plonger dans mon intimité pour envoyer les différents messages et cela ne me plaisait pas. Je n'avais rien à cacher, mais j'aimais garder ma vie privée... privée. Je posais mes mains sur mes genoux après avoir soigneusement remis mon portable dans la poche de mon jeans déchiré. Je comptais mentalement jusqu'à dix pour ne pas m'énerver et je me surpris moi même à réussir.

Ces troubles de l'humeur étaient vraiment hallucinants. La colère brûlante et dévastatrice et le calme olympien et analytique se succédaient tellement rapidement que je n'étais moi même pas sûr des les ressentir vraiment. Je sentais également le peu de sang que j'avais bu couler en moi et me redonner de l'énergie. C'était étrange. Je me sentais nauséeux, mais la migraine s'estompait. Je suppose qu'on ne pouvait pas avoir le beurre et l'argent du beurre...

Je jetais un œil aux alentours pendant que Stephen démarrait et quittait lentement la propriété. Un chemin sinueux en gravier blanc menait à une route plus conventionnelle une centaine de mètres plus loin. Il mit son clignotant et s'engagea enfin sur une route à deux voies, ce qui eut le don de me rassurer, étrangement. C'est bien connu, les méchants n'attaquent jamais sur les grandes routes...

Je chassais mes idées farfelues et scrutait les panneaux de patelins plus imprononçables les uns que les autres. Bienvenue en Alsace. Je souriais et me senti rassuré de voir « Strasbourg » en toutes lettres sur des panneaux. Je laissais ma main flotter dans le vent, hors de la voiture aux vitres légèrement teintée sous les yeux perplexe de Stephen. Pour une raison qui m'échappait le soleil ne semblait pas le moins du monde me déranger, il me faisait même du bien. Le ronronnement de la voiture, les bruits extérieurs familiers, tout cela me réconfortait. C'était un peu comme un doudou. Ça ne chassait pas les monstres sous le lit mais ça leur donnait moins d'importance. Et si une chose était bien vraie, c'était que donner trop d'importance à un monstre lui donnait plus de pouvoir qu'il soit humain, ou pas.

Mais quelque part, tapis dans l'ombre, les monstres rodaient toujours et ce picotement permanent me le rappelait. Et il avait un nom : l'instinct de survie.

Annotations

Vous aimez lire Seth Sevii ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0