Chapitre 37 : La tour du savoir (2/2)

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— Tu étais mort, voilà ce qui est arrivé ! s’époumona Guvinor. Nous avions traversé le temple, et puis cette épouvantable créature a surgi depuis les abysses. Semblable à celle que tu chevauches désormais.

— Un krizacle. Respectables montures, conquérants des cieux. Bien sûr, il y un a demi-siècle, je ne considérais pas la situation ainsi. J’étais un pauvre gamin effrayé, qui comptait son aîné pour le protéger. Hélas, il m’a trahi.

— Alors tu t’en souviens très bien… Quand le krizacle t’a transpercé de ses queues. Quand tu as succombé sous mes hurlements.

— À mon réveil, tu n’étais plus là. Tu as fui sans revenir pendant tout ce temps. Envoyant une compagnie au danger à ta place. Et lorsque les retombées politique te cernent, tu es entouré d’une armée. Ne soit pas étonné que des assassins t’aient ciblé.

— J’ai fui parce que je craignais pour ma propre vie. Parce qu’il était trop tard pour la tienne. Crois-moi, j’aurais souhaité ramener ton corps au clan, pour que tu reçoives de dignes funérailles.

— Tu ne l’as pas fait. Tu avais d’autres projets.

Pendant que des étincelles se propageaient au milieu de la pièce, que les compagnons se suspendaient abasourdis à la conversation, Héliandri chercha à s’interposer. Wixa la retint d’une fort poignée, d’où un flux comparable émanait.

— Pourquoi ne pas avoir mentionné Gonel, Guvinor ? demanda l’aventurière. S’il était mort, vous n’aviez aucune raison de le dissimuler !

Nasparian contracta ses poings à hauteur de sa taille. Turon et Akhème s’érigèrent en égide en face de leur ami, toutefois leur adversaire ne ciblait que Guvinor, à qui il assena un coup d’œil dédaigneux.

— Pouvez-vous lui faire encore confiance ? lança-t-il. Tant qu’il atteint ses ambitions, il se moque bien des sacrifices !

— Je ne suis pas ainsi, répondit Guvinor.

— Veux-tu bien enfin admettre tes erreurs ? C’est ainsi que tu t’es bâti. Un explorateur, un guerrier, un parlementaire exemplaire. Insensible à l’échec tout comme à la corruption. Prêt à tout pour préserver ta précieuse image. Pour que ta légende se construise par-delà la mort ! Permets-moi de contraster cette réputation. De dévoiler ton opportunisme et ton hypocrisie.

Guvinor s’inclina quelque peu. Akhème et Turon se positionnèrent à côté de lui et acquiescèrent avant de se mesurer au pénétrant éclat de leur ennemi.

— Restez derrière, ordonna Turon en regardant les bardes. Cette affaire devient plus personnelle que je ne l’aurais jamais cru.

— Tes accusations sont infondées, argüa Akhème. Guvinor a toujours regretté de s’en être allé, de ne pas avoir pu te secourir. Il ne disait que du bien de toi.

— Si seulement il l’avait montré quand je m’appelais encore Gonel, rétorqua Nasparian sur un ton sombre. J’étais toujours derrière lui, insignifiante figure du clan Kothan. Il m’a fallu mourir pour acquérir un pouvoir digne de ce nom. Patienter des années, des décennies. Et maintenant que le moment survient, je ne peux remercier personne.

L’air semblait s’alourdir, voire même se fendre, sous le poids de ses mots. De lui jaillissait une magie qui creusait des fissures sur le dallage, bientôt aussi nombreuses que celles sur son masque. Nasparian continuait de se dresser face à ses vieilles connaissances, au mépris de la désapprobation de Wixa.

— Laisse-les tranquille, tu as promis ! s’égosilla-t-elle.

— Notre accord concernait Héliandri Jovas et ses compagnons, spécifia Nasparian. Aucun de nous deux n’avait anticipé que Guvinor aurait finalement le courage de se rendre ici lui-même.

Héliandri se détacha du contact de Wixa. Une onde de déception étira alors ses rictus.

— Nous ne sommes en vie que grâce à un compromis, dit-elle. C’était évident ! Comment aurions-nous pu arriver aussi loin, sinon ? Nasparian s’est bien joué de nous. Et tu y as participé, Wixa.

— Pourquoi tu t’exprimes comme si je t’avais trahi ? s’inquiéta Wixa. Que tu aies bravé les risques et les interdits pour moi, je ne saurais jamais t’en remercier assez. Il fallait juste m’assurer que notre réunion puisse avoir lieu. Avant que…

— Avant quoi, Wixa ? Avant que cet individu, auquel tu t’es fiée aveuglément, ne déclenche l’irréversible ?

— Non, il s’agit d’autre chose… Quant à Nasparian, je lui dois ma vie. Ma nouvelle vie.

— Mais comment es-tu morte, Wixa ?

L’aventurière se rembrunit encore. Plusieurs fois elle s’évertua à affronter le regard de son amie, plusieurs fois elle se heurta à son désenchantement. Ravalant sa salive, sondant celles et ceux qui l’avaient remplacée, Wixa sortit de son silence :

— Je dois te raconter. Tout te raconter. Seule à seule.

— Et très loin, ajouta Nasparian. Ainsi tu pourras protéger ton amie. Une excellente manière d’exprimer ta gratitude, tu ne trouves pas ?

Un air d’incompréhension flotta sur le visage de Héliandri. À peine digéra-t-elle les propos que Wixa déposa une main saturée de flux sur son abdomen. Dans une inspiration s’entama le sort, dans une expiration percèrent les sifflements. Les aventurières ne laissèrent derrière elles que les mornifles du vent régnant, qui s’introduisaient jusqu’à la dernière interstice.

Stupéfaits, calés, les compagnons assistèrent à la disparition de leur meneuse.

— Je connaissais la capacité de se téléporter, commenta Makrine. Mais emmener quelqu’un d’autre avec soi ?

— Wixa a bien appris de mes enseignements, souligna Nasparian avec fierté. Combien l’orgueil de certains ludrams sera touché quand ils verront qu’une humaine les a surpassés. Ne vous inquiétez pas pour Héliandri. Elle s’en sortira bien mieux que vous.

Un sourire des plus alarmants se déploya. Une vivacité supplémentaire apparut sur son faciès auréolé de filaments ténébreux. Des lignes de flux tournoyèrent autour de ses bras en grésillant et s’assemblèrent au niveau de ses paumes.

Là où la tension prévalait, d’aucuns fléchissaient. À l’écart jusqu’alors, escomptant s’invisibiliser sous les ostensibles richesses, les collectionneurs frissonnèrent sous le féroce coup d’œil de Nasparian.

Il les attira vers lui d’une force invisible. Alors ses bras fusèrent prestement, à l’instar de la magie les enveloppant, réceptacles d’une magie inexpugnable. Quand la main frappa la poitrine de Phiren, il se volatilisa aussitôt, figé d’hébétude. Amathane, quant à elle, eut le temps de s’agiter, et même de vociférer. Nasparian lui réserva pourtant le même sort.

Nul ne fut assez rapide pour intervenir. Les bardes reculèrent face à pareil, Guvinor et ses gardes tinrent bon.

— Mon pouvoir est encore supérieur, se targua Nasparian. Je peux téléporter d’autres personnes par le simple contact de ma main.

— Et où sont-ils ? demanda Zekan en essuyant une goutte de transpiration.

— Ils contemplaient l’opulence plutôt que leur propre sauvegarde. À force de fuir leur destin, je devais bien les y ramener, fût-ce par la contrainte. Vous n’allez pas les regretter, tout de même ? Ces gens-là n’avaient rien à faire dans votre compagnie.

— Nous avons forgé des liens ! défendit Mélude. Ils se sont montrés utiles à plus d’une reprise !

— Dit celle qui doutait de son propre rôle parmi son groupe.

— Il n’y a vraiment plus de secret…

— Surtout maintenant que je n’ai plus de restrictions.

Guvinor dégaina ses lames avant toute tentative de son frère. Quelques scintillations les parcouraient, même si elles étaient loin d’égaler le flux dominant. Sa vision se resserra sur Nasparian, en qui il percevait encore qui il fut autrefois.

— Une once d’audace ? fit le mage. Se pourrait-il que Guvinor protège ses compagnons, au lieu de l’habituel inverse ? Faire face à tes responsabilités relèverait d’un conséquent changement.

— Assez de détour et de vocabulaire guerrier, répliqua Guvinor. Que tu sois Gonel ou Nasparian, tu as souhaité que nous nous rencontrions ici. Quelles sont tes intentions ?

— Je les ai déjà déclinées, et à des multiples occasions. Hors du monde, je me suis trouvé un nouveau but, dont la finalité consiste à rétablir leur lien.

— Si tu as ramené Wixa à la vie… qui t’a ressuscité ?

— Tu le connais, Guvinor. Il nous a inspirés à venir ici.

Ce fut comme si la foudre frappa Yazden de plein fouet. Le vide emplit son regard tandis que les mots s’étranglaient dans sa gorge. Un pas hésitant après l’autre, ses jambes flageolantes, elle s’inclinait vers l’avant. Quémandait cette étincelle nécessaire pour s’imposer.

— Onjuril Seran ! s’écria-t-elle. Alors… il a lui aussi survécu ?

— Mieux encore, éclaircit Nasparian. Contrairement à moi et Wixa, il est parvenu à prolonger sa jeunesse sans même avoir dû goûter au trépas. Il était le gardien de ces lieux avant moi. Caractérisé par un entêtement aveugle qu’il nommait sagesse.

— Et où est-il, maintenant ? Sa voix permettrait sans nul doute de nuancer le conflit actuel !

— Nous avons eu… un désaccord. D’importance capitale, je précise. Sur l’avenir du monde. La patience est une vertu seulement à dose raisonnable.

— Il est parti ?

— En quelque sorte, puisque je l’ai tué. Tu peux toujours t’adresser à ses cendres. Il fallait bien m’assurer que nul ne puisse altérer son âme par le biais de la nécromancie.

Des nerfs crispèrent Yazden, ce qu’elle passa outre, s’emparant de ses lames avec prestesse. Maugréant, injuriant, elle fusa vers Nasparian. Seulement pour être immobilisée après plusieurs mètres. Du flux invisible l’entortillait, propageait une douleur le long de ses muscles, sous les cris alarmés du trio de bardes.

Une raillerie se glissa dans l’expression condescendante de Nasparian.

— La rage voile ton bon sens, garde ? persiffla-t-il. Tu as été témoin de mes capacités, et pourtant tu te jettes sur moi sans réfléchir ?

— Tu es indigne d’être un gardien, lâcha Yazden, ses traits envahis de plis. Tu ne répands que la mort. Quel que soit l’objectif de ces lieux, Onjuril aurait été un meilleur représentant. Hélas, je vais devoir annoncer cette morose nouvelle à ma tendre Venior…

— Ta pauvre femme sera attristée de la mort de son grand-père, qu’elle n’a jamais connue ? Elle devrait plutôt s’indigner que son épouse se mette au service d’un parlementaire malhonnête. Et tu agis par amour, dis-tu ? Si tu les aimais vraiment, tu ne les aurais pas abandonnés pour un voyage aussi futile !

— Tu ne connais rien de Venior !

— Non, Yazden. C’est le moment où tu dois supplier pour ta vie. Me capturer par les sentiments, affirmer qu’il ne faut pas ajouter de la tragédie à de la tragédie. Tu as une femme et un enfant à retrouver ? Peut-être aurais-tu dû éviter de te rendre ici en premier lieu.

Soudain appela la libération salvatrice. Yazden chuta doucement sur le dallage, pantelante, comme le flux se tarissait autour d’elle. Guvinor constituait l’obstacle, flanqués d’Akhème et de Turon. Un air grave s’était imprimé sur leurs traits, avec lequel ils toisaient un adversaire impavide. À force de l’examiner de plus près, néanmoins, ils remarquèrent ses sourcils se froncer.

— Tu as neutralisé mon sort d’immobilisation ? s’étonna-t-il.

— J’ai continué d’explorer les voies de la magie après avoir acquis mon siège au parlement, expliqua Guvinor.

— La discussion n’est plus possible, déplora Akhème. Si l’ambiguïté est permise pour Wixa, toi, Nasparian, ta transparence te fait défaut. Nous ne te laisserons pas accomplir ton rôle de gardien. Car il ne peut être que néfaste.

Pas un frisson ne fendait le parlementaire et ses deux gardes. Face à leur ennemi, ils brandissaient fièrement leur arme, leur regard empreint de détermination. Ils guettaient chacun de ses déplacements, le moindre signe qu’un brin d’énergie se canalisait auprès de son aura. Entre ses soupirs agacés et son sourire, Nasparian se riva plus loin que ses cibles ostensibles.

Vers les musiciens dont les mouvements se réduisaient à des tressaillements.

— Il ne vous reste plus qu’eux à protéger, déclara-t-il. Ces personnes qui ont promis d’immortaliser l’histoire à leur manière. Qu’y a-t-il, ménestrels ? Vous ne poussez plus la chansonnette ? Je croyais que la peur vous inspirait.

— Mesure-toi à nous, pas à eux ! tonna Turon.

— Laisse-leur le choix. La liberté de narrer leur quête épique. Ils vous ont irrités, ils vous ont fait vibrer. À la fin, ils prendront conscience que l’histoire ne se raconte pas dans les auberges.

Si minime fût-il, du flux se concentrait autour d’une Makrine tremblotante. Si timide parût le geste, une Mélude vacillante sortit son épée de son fourreau. Si lent se montrât-il, un Zekan chancelant encocha une flèche à son arc.

— Vous ne voulez plus profiter des bienfaits de la vie ? demanda Nasparian. Vous ne serez pas moins vaillants si vous fuyez maintenant.

— Ils auront besoin d’un soigneuse, affirma Makrine.

— Une lame en plus ne fera de tort, renchérit Mélude.

— Ni un arc, termina Zekan.

La mine de Nasparian s’assombrit outre mesure. Il parcourut l’ensemble de la salle du regard, s’attarda sur chacun de ses opposants, indistinctement de leur individualité. De la tension s’exacerbait partout comme les rafales persistantes perturbaient le mutisme environnant.

— Vous avez abusé de ma patience, lâcha Nasparian. Et de mon indulgence.

Guvinor se précipita avant même la fin de sa réplique. Prêt à trancher vif, à contrebalancer l’énergie souveraine. Derrière Nasparian s’étaient accélérés les cerceaux, entre lesquelles des piliers de flux jaillirent de la sphère aux pulsations effrénées. Une énergie éblouissante et considérable s’accumulait. Une magie coruscante et incoercible se déployait.

Et les fissures s’élargirent sans précédent.

Si les arches résistèrent aux sollicitations, des lézardes traversèrent tant des obélisques qu’ils se fendirent et dégringolèrent le long de la tour. Ouvrages après ouvrages se perdaient dans l’obscur gouffre, abandonnés dans les profondeurs de la sorgue. Des dizaines de dalles se disjoignaient sous l’effet des secousses, sur des crissements s’intensifiant à chaque seconde.

Une faille s’ouvrit sur le pavé morcelé, juste en-dessous des bardes. Même si leurs veines se glacèrent, même si leurs membres se contractaient, ils sprintèrent en vue d’une échappatoire.

Les hauteurs s’éloignaient sous leurs yeux effarés.

Turon rattrapa Zekan et Makrine alors que Yazden s’occupait de Mélude. Tous deux tirèrent vigoureusement. Leurs traits eurent beau se déformer la transpiration eut beau coller à leur front, jamais ils ne relâchèrent. Ils ne laisseraient pas leurs mains moites enclencher la fin des notes.

Il y eut un silence alarmant, que de faibles bruits interrompaient. Des armes tombant et cliquetant sur la brèche. Des glapissements que les cieux brocardaient. Un répit qui n’en était pas un, un signal précédant la chute.

La dislocation se produisit sur la moitié de la salle, emportant les deux gardes avec les bardes. Guvinor et Akhème se précipitèrent trop tard à leur rescousse, et ne purent que témoigner de leur silhouette s’effaçant. Chaque étage de la tour se fissurait sous le poids du précédent, entraînèrent des compagnons dont les cris s’évanouirent dans l’abime.

Préservés, Guvinor et Akhème se figèrent à l’accalmie d’une magie pourtant encore éveillée.

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