Chapitre 36 : Le repos

9 minutes de lecture

Il claudiquait. Derrière lui traînait un sillage de sang, mettant en évidence le chemin qu’il empruntait. Il lui était inconcevable de se tenir droit, ni même de progresser sans haleter. Toutes les lacérations labourant son dos s’associaient dans une mordante apogée. De quoi défigurer un visage déjà ravagé. De quoi amplifier des gémissements déjà bien prononcés.

Adelris se cramponnait à l’ultime espoir. Un symbole flamboyant dans la direction australe, convergence de luttes si disparates. Plus il foulait cette voie et plus sa vision perdait en clarté. Comme si sa lumière se ternissait peu à peu, sans personne pour lui porter assistance. Méconnaissable, il tirait son impulsion de ses ultimes retranchements, quitte à intensifier ses tribulations. Tout ce qui lui importait était d’apercevoir ses imperceptibles silhouettes, dissimulées derrière une brume d’incertitudes.

Il s’agissait d’une nébulosité apparente. De cela le guerrier prit conscience, pourtant il s’inclinait face à l’obscurcissement des environs. Bientôt, seule persistait son âme esseulée, et la route s’étirant à l’infini. Un chœur emplit ces lieux isolés de leur voix grave, imposa son rythme à un individu à peine debout.

Provisoirement, la douleur se dissipa. Une lueur bénigne inonda le guerrier, le happa, l’entraîna. En son centre prévalait une aura magique que peu avaient rivalisé. À l’affaiblissement des scintillations, aux vibrations du halo iridescent, un visage familier apaisa incessamment l’agonisant. Une paire d’yeux azurs étincela sur son visage rond à la peau laiteuse. Des mèches dorées et filandreuses cascadaient jusqu’à ses chevilles. Elles oscillaient à l’instar de sa cape mordorée, descendant jusqu’à ses chevilles comme sa robe étriquée et anthracite. De stature fière, voire héroïque, rien n’altérait sa sveltesse, alors que l’expérience transparaissait sur ses traits pourtant juvéniles.

— Prophétesse Zinhéra, murmura Adelris, admiratif. La situation… Elle est vraiment désespérée, pas vrai ?

La concernée esquissa un sourire, mais une lippe la distendit sitôt qu’elle avisa l’état d’Adelris.

— Tu t’es bien battu, complimenta-t-elle.

— Pas contre l’adversaire que je voulais…, déplora Adelris. Tout ceci… Est-ce bien réel ? Ou bien… Mon esprit me berce dans de faux espoirs ?

— Qu’est-ce que ton cœur te dit, guerrier ?

— Le cœur n’a pas toujours raison.

Adelris tenta de ricaner, mais ne réussit qu’à cracher du sang. Aussi salvateur était son environnement, son corps le ramenait sans cesse à la réalité. Frôla le soulagement quand Zinhéra atteignit sa hauteur, et ouvrit ses bras pour l’empêcher de s’effondrer. Une moue empathique contrastait avec la puissance de son aura.

— Guerrier, ne mérites-tu pas le repos ? suggéra-t-elle. Ta volonté demeure, mais ta hache est brisée.

— Prophétesse…, dit Adelris, souffrant après chaque mot prononcé. Il est trop tôt.

— Hélas, la mort survient rarement quand on le souhaite. Si loin de chez toi, tu as continué à croire en tes valeurs, et à affronter de redoutables adversaires.

— À quoi bon ? Je n’ai jamais réussi… à protéger les gens que j’aime.

Zinhéra diffusa un flux opalin autour de son serviteur, lequel vacilla quelque peu à défaut de se rétablir.

— Kavel est si proche, rappela-t-elle. Tu l’as sauvé de tes parents. Tu as tout sacrifié pour lui.

— Et il doit le savoir ! s’époumona Adelris. Autrement, tout ceci aura été en vain…

Il continua de fléchir, aussi Zinhéra trima pour le garder sur pied. Au-delà de la souffrance visible se tordait le faciès de son protégé.

— Courageux mais pas impavide, constata-t-elle. Mon pauvre guerrier, je souhaite seulement que tu puisses partir apaisé.

— Si seulement il me restait un peu de force…, se lamenta Adelris. Je pourrais… Je pourrais…

— Retrouver Kavel ?

— Oui… Il doit connaître… la vérité.

Un tourbillon de flux avait beau circuler autour de Zinhéra, elle ne tendait qu’une main hésitante à l’intention du guerrier, d’où quelques particules tournoyèrent. Elle se rembrunit, bien qu’elle s’efforçât de fixer Adelris droit dans les yeux.

— Je ne suis guère faiseuse de miracles, regretta-t-elle. Mes pouvoirs sont limités, mes manifestations aussi, à l’opposé de ce que l’on m’attribue. Mon appui ne pourra être que minime.

— Même insignifiant…, répondit Adelris. Je l’accueillerais… avec joie. Je vous en serais… reconnaissant.

Zinhéra posa sa main sur la joue de son protégé. Des lignes de flux irradièrent alors, allégèrent ses maux. Adelris restait cependant meurtri. Il continuait à se vider de son sang, et malgré tout ne cessait de s’ériger.

— Nombreux sont mes fidèles à avoir mal saisi mon message, désapprouva-t-elle. Toi, Adelris Frayam, tu n’as jamais failli. C’est avec un grand honneur que je te recevrais après ton trépas.

— Et j’apprécie cette considération, confirma Adelris. Rien ne me réjouira plus… que de me tenir à vos côtés. Mais avant… j’ai une dernière chose… à accomplir.

— Oui, Adelris. Fais ce qui est juste. Nous nous retrouverons bientôt.

À contrecœur, Zinhéra libéra son fidèle de son étreinte. Un rictus plissait sa figure au moment où son aura déclina. Sa main se courba en un geste d’adieu, semblable à un signe de bienvenu, alors qu’elle disparut dans sa propre lumière.

Des larmes glissèrent le long de ses tempes. Frissons et vacillations s’accumulèrent dangereusement. De retour sous la clarté naturelle, le guerrier se contracta et, dans un élan nouveau, s’opiniâtra le long de cette voie.

À chaque pas, il bénéficiait des murmures de la prophétesse. À chaque foulée, les réminiscences surgissaient l’une après l’autre, comme si perdurait sa connexion avec la fontaine. Tous les importants moments de son existence émergèrent l’un après l’autre. Lui conférèrent pendant quelques minutes la vigueur nécessaire à son ultime épreuve. Pour le guerrier privé de tout, sinon de fragments d’énergie.

Ses halètements s’accentuèrent. Sa progression ralentit. Tout son corps se tordait de douleur. Par-delà la doléance, par-delà les sillons écarlates, Adelris céda contre l’incapacitante géhenne. À terre, néanmoins, ses mains s’agrippèrent envers et contre tout. Il se traîna mètre après mètre, rampa vers la tant espérée destination.

Des chatoiements se montraient depuis la frondaison de l’île voisin. Un éclat salvateur, prompt à produire un faible sourire chez l’agonisant. Il s’y référa lors de ses tractions, et sur son souhait psalmodia une prière.

Une sombre silhouette lui obstrua soudain la vue. Bien trop connue, bien trop persistante.

— Quel gâchis, commenta Nasparian.

À ce moment, Adelris fut tenté de baisser la tête. La présence était néanmoins tenace. Son aura exsudait de surpuissance, quoique d’une autre teneur. Et même si son expression restait dissimulée derrière son masque craquelé en pierre, le guerrier la déchiffra sans peine.

— Tout peut toujours s’empirer…, se plaignit-il.

Nasparian se cala devant l’agonisant, les mains croisées derrière son dos, et l’étudia avec intérêt.

— Suis-je un mauvais présage ? ironisa-t-il. Ce n’est pourtant pas moi qui t’ai blessé mortellement.

— Que veux-tu… dans ce cas ? demanda Adelris en crissant des dents.

— Contempler l’échec de Vazelya. J’attendais ardemment le moment où ses principes moraux failliraient. Sache aussi que je regrette.

— Permets-moi… d’en douter.

— Tu te rapprochais de la tour du savoir. Tes compagnons s’y dirigent en ce moment, marchant sur le pont que je leur ai dressé. Là-bas s’amorcera la rencontre décisive. Là-bas sera déclenchée l’avènement d’une nouvelle ère.

— Parce que tes pouvoirs… ont la possibilité de tout changer ?

— Je croyais en avoir fait assez la démonstration. Est-ce encore trop difficile à appréhender pour un guerrier ?

— Jusqu’au bout je serai considéré ainsi… Incapable de comprendre… des forces qui me dépassent ? Tout juste bon… à brandir ma hache au service d’autrui ?

Une lueur s’intensifia à travers le masque de Nasparian, qui se penchait davantage vers Adelris. Étendu, secoué de spasmes, le guerrier anhélait sous la domination de son opposant.

— Je ne me suis pas rendu ici pour me réjouir, clarifia-t-il. Au contraire, je suis attristé de savoir que tu vas mourir pour rien, si loin de chez toi.

— Mon foyer… est Menistas ! affirma Adelris.

— Où tu as subi un rejet massif. Et l’expédition qui était censée donner du sens à ta présence sur ce continent, t’aura coûté la vie. Par ailleurs, je croyais vous avoir fait comprendre que nous n’étions pas à Menistas. Pas vraiment, en tout cas.

— Omniscient, en effet… Détenteur d’un pouvoir inimaginable… qui pourrait…

— Te sauver ? Certes, Vazelya était si horrifiée par la gravité de ses actes qu’elle s’est volatilisée, sans s’apercevoir que tu respirais encore. Elle avait le pouvoir de te soigner, et je le possède aussi. Hélas, je ne t’aiderais pas.

— Pour… Pourquoi ?

— Comment faire culpabiliser Vazelya, si elle n’endosse pas ses responsabilités ? Je crains que ton sang ne soit la marque de ses erreurs.

Adelris se tordit d’un ricanement nerveux. Long et grave, il déstabilisa Nasparian, dont le flux s’affaiblit quelques instants. Il recula de plusieurs pas en observant cette stature effondrée, pourtant encore apte à se courber.

— Je ne suis donc pas… ma propre personne ? s’indigna-t-il. Juste un banal guerrier… que l’on sacrifie pour des causes et des personnes… jugées plus importantes.

— Je comprends ta frustration, concéda Nasparian. Dans une autre existence, peut-être aurais-tu reçu la reconnaissance que tu méritais.

D’abrupts bruits de pas perturbèrent le mage qui faillit sursauter.

— Il te reste une étincelle d’espoir, remarqua-t-il. Une ultime chance de partir en paix.

L’acquiescement de Nasparian raviva l’impulsion manquante chez Adelris. Il ne put même pas s’ébaudir lorsque la mage se téléporta derrière un voile de ténèbres, car il était conscient de sa prochaine destination.

Mais il aperçut Kavel, ce qui le détendit au mépris de sa douleur.

L’historien se hâtait. Quitte à butter sur une aspérité ou à s’écorcher sur une racine. Il n’avait cure de là où il sprintait, tant sa priorité s’étendait droit devant lui. Étendu à la limite de ses capacités, ses inspirations entrecoupées de râles d’agonie, Adelris trouva la salvation chez son cadet inondé de larmes.

Il y eut adoucissement au mépris des sanglots.

— Adelris ! paniqua Kavel. Comment ? Qui t’a fait ça ? Tu…

— Tout ce que je voulais…, souffla l’aîné. Te protéger… Nos parents… Ils voulaient te tuer…

Kavel hoqueta comme ses yeux s’écarquillèrent au milieu de son visage rouge d’affliction. À peine avisa-t-il la présence de Dehol, lequel s’arc-boutait entre des halètements.

— Nous avons atteint la fontaine de mémoire, expliqua-t-il. Kavel… Ton frère dit la vérité. Je l’ai vérifié de mes propres yeux Vos parents étaient furieux contre toi, jusqu’à envisager de te tuer. Tu aurais dû l’apprendre autrement…

Impuissant, Dehol se pinça les lèvres pour conclure ses propos. Il se heurta à la détresse de l’historien, frappé par l’étendue des blessures de son aîné. Adelris peinait à prononcer le moindre mot, mais réussit à désigner l’emplacement de la statuette de Zinhéra. Aussitôt Kavel s’en empara, et le plaça sur sa poitrine.

— J’aurais dû…, regretta Adelris. Tout te raconter, bien plus tôt… J’ai payé.

— Tu n’avais pas à payer quoi que ce soit ! cria Kavel. Jamais !

— Oui… J’aurais voulu vivre… Trop tard. Pas pour toi.

— Et quand vis-tu pour toi, Adelris ? Pense à toi !

Le guerrier enserra la statuette de la prophétesse. Fixa son cadet d’un demi-sourire, avant de se river vers le ciel. Entre ses expirations tenant lieu de l’étouffement, et ses crachats de sang, le cœur de son frère ne cessait de battre la chamade.

— Prends soin de toi…, supplia-t-il. Je prendrai soin de moi.

— J’espère que Zinhéra accueillera ton âme, souhaita Kavel.

— Oh, elle le fera… Elle m’a parlé. Elle m’appelle.

Lorsque la dernière mélodie retentissait, chaque geste comptait. Adelris maintenait fermement la statuette contre sa poitrine. Il se focalisait vers la supposée prochaine étape, sans oublier d’adresser un ultime regard à son cadet. Kavel eut beau le secouer, submergé de pleurs, il ne gagna qu’à retarder l’instant fatidique. Celui où la vie abandonnait les yeux de son aîné. Où il expira dans un soupir d’agonie, ponctué de borborygmes, malgré ses tentatives de partir dans l’honneur et la dignité.

Kavel enveloppa le corps d’Adelris dans une longue étreinte, et le couvrit de ses propres larmes.

— L’esclavagiste survit et le guerrier s’éteint, dit Dehol. Quel triste monde.

C’était comme si la réplique passait au travers des oreilles de Kavel. Il ne parvenait pas à lâcher son frère, encore moins à ralentir ses lamentations. Tout ce qu’il exprimait se réduisait à d’indicibles murmures, qu’il répétait encore et encore. Jusqu’à secouer une dépouille qui ne lui répondrait plus jamais. Jusqu’à solliciter une âme partie pour de bon.

Puis la lumière naquit. S’exacerba jusqu’à une intensité inouïe. Un pilier opalescent, d’une épaisseur comparable à la tour, issue de celle-ci. Un déferlement inouï de magie que les témoins observèrent avec fascination. La colonne perça les cieux, triompha des minutes durant.

— Le reste ne dépend plus de nous, conclut Dehol.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0