Chapitre 34 : Décisions

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Si loin du champ de bataille, la compagnie se retrouvait plus isolée que jamais. Tout juste pouvaient-ils se représenter la collision d’une armée contre l’autre, l’afflux constant de magie, et la mort régnante. Ils en étaient réduits à angoisser tant les heures défilaient sans la moindre nouvelle.

Eux-mêmes étaient coincés dans une impasse sur les limites australes de l’île. Entre l’étendue des flots et des bois, l’expédition s’interrompait sur un répit plongé. Plus aucune réponse n’émergeait des sculptures de jhorats et la tour convoitée restait hors d’atteinte.

Si éloigné de la mêlée, le groupe ne concevait guère la progression de l’affrontement. D’aucuns craignaient qu’à tout moment des colosses reviendraient, tout comme les krizacles dont les cris se répétaient en boucle dans leur esprit. Les bardes, en particulier, se détachaient difficilement de l’orée du bois, parfois perturbés par la brusque chute du feuillage. Les secousses restèrent minimes, au contraire des palpitations de leur cœur.

Trois silhouettes apparurent sans que les musiciens ne les reconnussent. Turon, en revanche, écarquilla des yeux sitôt qu’ils rejoignirent le contrebas, mais ce fut Héliandri qui se précipita. Un sourire grandit sur son faciès à mesure qu’elle se rapprochait d’eux, séchant ses larmes une fois à proximité.

— Guvinor…, souffla-t-elle. Vous êtes venu. C’est si bon de vous revoir, même à la fin du chemin.

À la mention de son nom, les compagnons se rassemblèrent autour de la meneuse et dévisagèrent le parlementaire. Lequel peinait à les regarder droit devant les yeux, voire même à conserver sa stature.

— Pas de mon plein gré, précisa-t-il. Je crains d’avoir été découvert dans mon enquête. Comme le parlement ne pouvait pas dissimuler la vérité plus longtemps, mon châtiment fut d’être envoyé ici. Pour affronter les conséquences de mes choix d’antan.

— Voilà pourquoi Nasparian a envoyé ses armées vers le nord ?

— Il s’appelle Nasparian ? Nous étions escortés par son armée, la générale Twéji Huderes à sa tête.

— Nous l’avons rencontrée. Quelle ironie qu’elle ait elle-même fini par traverser le portail. Où est cette armée, maintenant ?

Guvinor se rembrunit, et son expression se propagea alentour.

Des dizaines de minutes durant, ils narrèrent les péripéties des derniers mois, s’appesantirent sur leurs tribulations, soulignèrent leurs victoires. Ils alternèrent entre l’exploration des mystères enfouis au-delà des ruines de Dargath et les machinations politiques au sein des murailles de Parmow Dil. Kavel sourit de prime abord lorsqu’il apprit la coopération de Ferenji, mais ses traits s’obscurcirent à la nouvelle de son incarcération et de son procès. Akhème roula des yeux chaque fois qu’une intervention d’Amathane et Phiren était commentée, aussi ces derniers fuyaient sa roguerie. Yazden, quant à elle, faillit s’abandonner à ses pleurs quand les détails de leur naufrage furent rapportés.

L’aventurière et le parlementaire monopolisèrent la parole, quoique d’autres personnes intercédèrent pour nuancer le récit. Articuler devenait ardu au moment de rapporter la bataille, contraignant les gardes du corps à soutenir Guvinor.

Des yeux s’étaient illuminés, des frissons avaient courbé des échines, des murmures s’étaient répandus. Les discours se conclurent sur une note morose, où Héliandri redressa la tête en même temps que Guvinor l’inclina.

— Nos voies étaient séparées dès le départ, songea l’aventurière. Aujourd’hui nous nous retrouvons, entraînés par cet objectif qui nous avait réunis.

— Pas indemnes, déplora le parlementaire. Ma survie relève du miracle, sachant que je n’avais plus bataillé depuis très longtemps.

— Ces politiciens et militaires auraient dû l’anticiper ! Mais bon, notre voyage n’a pas été de tout repos non plus. La compagnie qui se dresse devant vous est incomplète, après tout. Disloquée, divisée, séparée.

— Héliandri… Est-ce que j’ai été lâche ?

Un air d’incompréhension flotta sur les traits de l’aventurière. Son regard devint plus insistant face à un interlocuteur peinant à s’exprimer.

— Tu as couru d’importants risques pendant que je restais en sécurité à Parmow Dil, rappela Guvinor.

— Trente années d’exploration m’ont préparée pour cette expédition, rétorqua Héliandri. Malgré les difficultés, je ne regrette rien. Je n’ai pas encore accompli ce que je voulais ici.

— Tout de même, je souhaitais m’excuser. Du temps où j’avais franchi le portail, il n’y avait peut-être pas Nasparian ni les jhorats, mais cette créature ailée me tourmente encore dans mes cauchemars. Savoir qu’une d’entre elles vous a attaqués et aurait pu vous tuer… J’aurais dû vous prévenir, mais une part de moi refusait toujours de réellement croire en leur existence.

— Vous avez pris des risques aussi. Vous avez été accusé de trahison, attaqué par la moitié du parlement. Et pour vous récompenser d’avoir avoué la vérité, on vous a envoyés ici, où vous avez frôlé la mort.

— Juste frôlé. Combien de militaires ont péri aujourd’hui ?

— Ne culpabilisez pas, Guvinor. C’est tragique, je sais… Combien de maris et de femmes vont se retrouver esseulés ? Des parents devront enterrer leurs enfants, et des enfants leurs parents… Mais ce n’était pas votre décision. Quant à nous, même si nous explorions l’inconnu, nous étions conscients des risques. Espérons que plus rien ne nous surprendra.

Une vague de résolution s’imprima sur la mine de Héliandri alors que Guvinor échouait encore à esquisser un sourire. Il avisa toutefois la compagnie dans une vision d’ensemble. Il s’évertua à interpréter leur expression, à distinguer leur individualité du groupe. Exhalant un soupir malgré lui, il ne pouvait s’extirper de leur curiosité, même lorsque l’ombre du bloc central l’enveloppa.

Turon le salua avec alacrité, posant une main sur son épaule, avant d’étreindre Akhème. Le geste les détendit et se prolongea sur des dizaines de secondes, de quoi prodiguer du baume au cœur des témoins. Loin de leur aspect guindé habituel, les deux gardes du corps s’abandonnèrent à ce moment. Fût-ce éphémère, les plaies seraient oubliées. Fût-ce passager, les épreuves patienteraient.

— Jamais nous n’avions été séparés si longtemps, fit Turon. Qu’il est bon de te revoir.

— De même, camarade ! s’exclama Akhème. Tu as bien ton accompli ton rôle.

— J’ai fait de mon mieux pour protéger Héliandri.

— Tu lui as même confié une de tes lames, c’est une marque d’honneur !

— Ce n’est rien en comparaison de tes faits d’armes. J’aurais voulu occire un de ces monstres moi-même !

— Peut-être en auras-tu l’opportunité prochainement. Ils étaient encore nombreux à fuir vers les abysses, et peuvent ressurgir à tout moment…

Une lippe dépara le faciès d’Akhème comme elle tapotait la poignée de ses armes. Si Turon soutint encore son coup d’œil, il s’orienta vers Yazden, laquelle s’était raidie outre mesure.

— Un plaisir de rencontrer ma remplaçante, commenta-t-il.

Yazden s’empourpra tout en ricanant légèrement.

— Remplaçante ? douta-t-elle. Je crains de ne pas le même rapport avec Guvinor.

— Tu t’es pourtant rendue jusqu’ici, souligna Turon. Et survécu à une bataille sanglante.

— Je ne suis pas une guerrière… Mon corps s’est défendu, mais mon esprit se figeait.

— Pourtant tu as empêché Guvinor d’être assassiné.

— Même moi, ajouta Akhème, je n’ai pas été assez réactive.

Peu accoutumée à recevoir autant de louanges, Yazden chercha une échappatoire, en vain. Elle inclina la tête sur le côté, s’efforçant de sourire. Il lui était impossible de se replier lorsque même Guvinor partagea sa gratitude.

— Je n’avais pas encore eu le temps de te remercier proprement, dit-il. Et détrompe-toi, Yazden. Tu te souviens de ce qui nous lie.

— Très indirectement ! rectifia Yazden. Venior ne dormira pas en paix tant qu’elle ne saura pas ce qu’il est advenu de mon grand-père.

— Je suis curieux, moi aussi. Malheureusement, à force de découvrir ces terres, les espoirs s’amenuisent. Bien peu d’âmes résident en ces lieux. Sur leur partie émergée, du moins.

Toute consolation s’estompait entre les non-dits. Yazden se rembrunit tant les mots assénèrent de plein fouet. Elle qui souhaita se réfugier ailleurs trouva du soutien auprès de Héliandri, qui interpella tout un chacun.

— Nous ne serions pas parvenus jusqu’ici en étant si défaitistes, avança-t-elle. Yazden, je te connais depuis peu, mais je t’aiderai. Je suis vétérane de l’exploration, retrouver les disparus fait partie de mes expertises.

Sur cette impulsion, l’aventurière contourna le pilier central, pleinement concentrée sur la dernière île du sud. Là où la tour s’érigeait, là où ses rêves se concrétisaient. Une lueur teintée d’ombres, un invisible réceptacle d’enchantement. Prompt à éclaircir les plus sombres mines. À en laisser plus d’un pantois.

Quand Héliandri s’enquit de ses compagnons, son élan s’interrompit. Kavel la fixait en tressaillant, incapable de tenir sur place.

— Je ne peux pas vous suivre, déclara-t-il. Je regrette.

Beaucoup se calèrent, bouche bée. Tout s’éclaircit cependant au moment où l’historien pointa la direction du levant.

— Je n’ai jamais cessé d’y penser depuis notre séparation, s’épancha-t-il. Je dois le retrouver. Pour connaître enfin toute la vérité.

Dans la confusion s’amorça son départ. Mais alors qu’il entreprit de tracer sa voie, Amathane agrippa son poignet avec fermeté, la sévérité imprimée sur ses traits. Kavel eut beau s’agiter, la douleur se propagea sur son avant-bras.

— Tu n’y penses pas ! s’opposa-t-elle. Retourner auprès de ton meurtrier de frère ? Tout seul, en plus ¸Tu veux finir comme tes parents ?

— Et s’il n’en était pas un ? proposa Kavel.

— Tu es encore dans le déni, rétorqua Phiren. La vision du passé ne trompait pas.

— Plus j’y repense et plus je me dis qu’elle est incomplète. Qu’il manque le contexte.

— Aucun contexte ne justifie le fait de porter une hache ensanglantée par-dessus le cadavre de ses parents !

Précipitamment, Phiren saisit l’autre poignet du jeune homme, bien qu’il lui manquât la force de sa partenaire. Kavel lutta par-devers la stupéfaction de ses compagnons, mais n’assena aucun coup d’œil malveillant à l’intention des collectionneurs.

— Nous t’avons libéré des griffes d’un meurtrier, insista Phiren. Par pitié, Kavel. Pour un académicien, tu écoutes trop ton cœur.

— Adelris avait prétendu t’accompagner pour te protéger, renchérit Amathane. Nous pouvons accomplir ce rôle à sa place. Tu as encore prouvé ta valeur ici ! Pourquoi tu…

— Lâchez-le, somma Héliandri.

Une seconde d’hésitation et puis ils s’exécutèrent. Face à dureté de son ton, cumulé à l’inclémence inscrit sur son regard, ni Phiren ni Amathane n’osèrent riposter contre Héliandri. Ils s’écartèrent même dès qu’elle s’approcha.

Héliandri enlaça Kavel et tapota ses épaules. Rien ne lui importait d’autre que de lui octroyer son soutien. Un acquiescement résolu marqua ses traits, immobile telle une statue. L’historien ne sut quoi répondre, sinon des mots désarticulés et des phrases incomplètes.

— Va, dit l’aventurière. Il serait hypocrite de ma part que de t’empêcher de rallier quelqu’un que tu connais depuis toujours.

— Tu en es certaine ? demanda Kavel. On m’a fait comprendre combien j’étais nécessaire pour la progression de la quête.

— Je suis la première à penser ainsi, mais à présent, nos priorités divergent.

— Mes excuses… Dans d’autres circonstances, je vous aurais suivi sans hésiter.

— Je sais. C’est à moi de m’excuser, car nous ne pouvons pas t’attendre. Personne ne pourra t’accompagner, Kavel, car la tour importe plus que tout. C’est notre destination, l’aboutissement de notre quête.

— Je comprends. J’ai la mienne à mener, non moins personnelle. Je ne sais peut-être me défendre, mais ce n’est pas ma vie pour laquelle je crains le plus.

— Alors tu ne nous en veux pas de te laisser derrière ?

Kavel opina à son tour. Ses yeux se posèrent un moment sur la tour, après quoi il se riva vers l’île voisine, dont il chercha la lumière depuis longtemps affadie. Peu à peu, pas à pas, il se détacha du contact de Héliandri. Des plis ravinèrent son faciès même s’il s’efforça de les réfréner.

— J’espère que cette quête sera couronnée de succès, dit-il. Pourvu que Wixa soit saine et sauve. Pourvu que le monde soit prêt pour les conséquences de notre exploration.

— Et pourvu qu’Adelris soit innocent.

Une esquisse de sourire précéda la séparation. Bientôt Kavel s’éloigna de ses compagnons et trotta vers l’est. Phiren et Amathane gardèrent la tête baissée, intériorisant leurs réflexions, là où Mélude sanglota en dépit du soutien de Makrine et Zekan. Quelques moments durant, les bardes faillirent poursuivre l’historien, avant de se retourner vers leur meneuse.

Guvinor rejoignit Héliandri et observa Kavel jusqu’à ce qu’il devînt une indistincte silhouette perdue dans la vastitude du panorama.

— Ce garçon est brave, complimenta-t-il. J’aurais aimé discuter davantage avec lui.

— Vous en aurez l’occasion, assura Héliandri. L’avenir préservera ce gamin, j’en suis persuadée. Je suis sûre que Ferenji sera fière de lui, une fois libérée de son incarcération injuste.

Subitement, inopinément, un puissant grondement interrompit tout espoir de répit. Par-delà la structure en apparut une autre, sous les yeux ahuris de l’ensemble du groupe. Un pont jaillit des profondeurs et souleva d’importantes masses d’eau, qui se fracassèrent en un tonitruant clapotis. Par-dessus l’écume scintilla un enchantement aux subtiles nuances, un passage si similaire à ceux qu’ils avaient emprunté auparavant. Il se stabilisa après plus d’une minute, prodigua cet éclat dûment souhaité.

— Kavel a pris sa décision, conclut Héliandri. À nous d’assumer la nôtre. De mettre un terme à notre voyage.

Fût-ce une inspiration ou un appel, la force les entraîna tous. Chaque appréhension se dissipait au rythme de leurs foulées comme la compagnie s’engagea vers l’ultime jonction. Pour qu’enfin la tour leur apparût nettement. Et même s’ils s’imposèrent un silence lors de leur traversée, murmures et vrombissements les accompagnaient.

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