Chapitre 35 : La fontaine (1/3)

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Dans les profondeurs de la montagne, la caverne s’étirait davantage que quiconque l’eût anticipé.

Adelris et Dehol s’accrochaient à l’humidité des parois tout en se prémunissant d’une glissade fatale. Leurs chaussures ripaient sur la roche marquée d’aspérités comme ils parcouraient une voie resserrée. Ils étaient perchés à bonne hauteur, depuis laquelle l’étendue du contrebas les frappait de toute sa beauté. Un étroit cours d’eau rayonnait d’un pur bleuté et sillonnait entre les saillies et stalagmites, pour ensuite se jeter vers une large chute qui paraissait sombrer dans les abysses. Entre ce paisible écoulement scintillaient des poches d’eau, d’autant de nuances que le spectre lumineux offrait.

Plus Dehol les observait, tels des repères dans l’inconnu, et plus il en était happé. Ralenti, même. Chaque foulée s’entrecoupait de visions d’une nébulosité sans pareille. Des râles s’échappèrent, des lancinements semblèrent transpercer son crâne. Jusqu’au moment où Adelris le soutint à l’agrandissement du chemin.

Des craquelures creusèrent presque sa figure lustrée de transpiration. Bien que Dehol recouvrît l’équilibre manquant, et avec cela le contact de son compagnon, ses tentatives de réprimer ses tremblements furent avortées.

— Toutes nos peines vont bientôt prendre fin, rassura Adelris.

— Tu le crois vraiment ? douta Dehol. Une force réside en ces lieux. Elle m’appelle, et je ne peux y résister. Et si elle ne m’apaisait pas ?

— Pourquoi cette route se serait-elle présentée si elle ne promettait pas de faire disparaître tes tourments ?

— Peut-être existe-t-il une volonté supérieure qui souhaite me voir souffrir.

— Un marin ordinaire comme toi ? Voilà qui serait surprenant.

— Il y a une pièce manquante, beaucoup plus importante. Et je vais le découvrir aujourd’hui.

Dehol outrepassa la douleur pour mieux allier le geste à la parole. À ras de ses cheveux saillaient des stalactites pointues qui, avec la soudaine chaleur, s’interposaient contre sa hâte. Il parvint cependant à s’adapter. Peu lui importaient les sombres et dangereux chemins tant que l’illumination guidait ses pas.

La galerie s’enchevêtrait dans une succession de couloirs incurvés et de vastes salles. De prime abord, seule la magie manifestait l’absence de naturel des lieux. Puis apparurent progressivement les traces d’un ancien passage comme la roche devenait taillée. Des structures en fezura et en nardos soutenaient le poids des couches supérieures. Elles étaient striées de gravures en forme de vagues qui brillaient à intervalles réguliers, indications auxquelles le duo se fia.

Inspirés par leur élan, Dehol et Adelris s’imprégnèrent de l’énergie habitant la caverne. Du flux constant s’écoulait entre les parois, invisible à l’œil nu, mais émettant un son agréable à l’oreille. Une importante quantité d’énergie était contenue sur des piliers çà et là jalonnés sur leur voie, par-dessus des ponceaux chevauchant le cours d’eau.

Quelques repères les aidèrent à s’y retrouver, aussi inextricable s’avéra leur exploration. Piégés à l’intérieur de la montagne, ils perdaient toute notion du temps sans y songer. Leurs échanges se firent concis, leur regard vif, tandis qu’ils s’engouffraient là où nulle âme ne les attendait.

La vérité se déployait par-delà une arche vermeille. Elle trônait par-delà un amas de dalles lustrées. Sous un plafond en forme de dôme, depuis laquelle chutaient quelques gouttes, pourtant insignifiantes en comparaison.

Car la fontaine luisait d’or comme d’enchantement. Sculptée avec infinie précision, montée sur quatre étages, elle était garnie de nombreux ornements. Sur les bassins circulait une eau étincelante et d’une pureté incomparable. Derrière les détails s’érigeait la sculpture dans toute sa grandeur, parachevée en un piédestal dont les cartouches étaient intaillées d’inscriptions.

Une part de Dehol s’immobilisait pour admirer cette construction, telle une gemme enfouie dans les abysses. Sa volonté finit par triompher et le conduisit jusqu’au cœur de ses convoitises. Malgré la pression qui s’exerçait contre lui. Malgré cette chaleur d’autant plus intolérable qu’elle charriait de l’humidité. Son corps eut beau lui paraître lourd, ses mouvements dénués de toute fluidité, il répondit à la sollicitation avec hâte.

— Dehol ! interpella Adelris, proche derrière lui. Es-tu sûr que…

— C’est ici que les souvenirs s’accumulent, certifia Dehol. Ici que mes errances s’achèvent. Ici que j’apprends qui je suis réellement.

Bras tendu, le guerrier tergiversa encore. Il renonça à toute intervention au moment où son ami se positionna juste en face du piédestal. Il était difficile de s’opposer à l’énergie émanant depuis la fontaine, puisqu’elle saturait dans chaque recoin de cette pièce. Pupilles dilatés, ses membres finalement détendus, Dehol constituait sa principale victime.

Il plongea sa main dans l’eau. Aussitôt un amas de scintillations l’éblouit.

Un flash l’aveugla en même temps qu’Adelris. Le projeta dans la netteté de ses réminiscences.

À l’époque où il se pavanait sur la passerelle de son navire. Il n’avait cure du regard de ses frères et sœurs d’équipage, seulement des protestations de Queinros. Il se baguenaudait, le fouet enserré dans sa paume, s’imposant le rythme avec lequel il se rendait dans sa cale. Là où prisonnières et prisonniers, ludrams et humains, enfants et adultes, se courbait au crissement du plancher. Où son sourire contrastait dans la pénombre, où ses ricanements accentuaient les tressaillements de ses victimes.

Le fouet claqua implacablement. À répétition, sans relâche. Quitte à laisser d’irrémédiables lacérations sur le corps décharné des persécutés. Le supplice prolongeait sans que le bourreau ne ralentît. Au contraire, chaque cri, chaque gémissement l’encourageait à redoubler de véhémence. À réaliser de plus élégantes courbes comme l’on réclamait miséricorde.

Au-delà de l’obscurité se découpa l’individu dans sa totalité. Celui qui se dressait indubitablement comme le second homme de son équipage. Celui qui avait participé à l’enlèvement de centaines d’individus, sur des îles ou des ports, pour les revendre aux plus offrants.

Ses méfaits se dévoilèrent l’un après l’autre. Années après années, dans la vastitude de l’océan séparant Menistas et Hurisdas. Parmi de si nombreux territoires, au sein desquels il leur suffisait de hisser le voile, et les patelins littoraux se vidaient à un rythme effréné. Debout sur le bastingage, sa lame étincelant autant que sa figure, Dehol était toujours paré à les cueillir.

La lumière s’affadit, la passé redevint ce qu’il était. À genoux, Dehol haletait tant qu’il peinait à respirer. Il clignait affolement vite en lorgnant la fontaine alors que ses frissons le paralysaient. La chaleur était retombée, et la pression cessait de le tenailler, mais cela ne revêtait désormais plus d’importance.

— Non…, murmura-t-il. Ce n’est pas moi…

Un brusque coup de poing l’éjecta sur plusieurs mètres, manqua de lui arracher la mâchoire, et le fit rouler sur le dallage. Sous le choc, Dehol trémulait, incapable de se relever. Du sang coulait de sa joue à son menton, l’essuyer du revers de la main n’y changea rien.

— Tu t’es bien moqué de nous, marmonna Adelris. Tout ce temps.

Le guerrier serrait sa hache à s’en blanchir les phalanges. Ses paupières s’étaient si plissées, des sillons creusaient tant ses joues que les veines de Dehol se glacèrent. Aucune aubaine ne se présentait face aux grondements de ses compagnons, lequel brandissait son arme avec une facilité déconcertante.

— Adelris, tu dois me croire ! implora Dehol. Je n’ai jamais menti ! Je ne savais pas qui j’étais !

— Parce que la vérité aurait été trop horrible à admettre ? répliqua Adelris. Esclavagisme ou trafic de ludrams et d’humains, c’est du pareil au même.

— Je suis aussi choqué que toi !

Adelris assena un coup de genou à Dehol. Bien qu’il se courbât, Dehol aperçut le tranchant filer à dangereuse vitesse, et s’en déroba de justesse. Il sonda désespérément une issue autour de lui, et se heurta à la paroi derrière. La hache imprima alors une rotation néfaste. Juste à temps, Dehol s’abaissa, seulement pour recevoir le coude de son camarade sur son thorax.

De la bile et du fluide vital s’échappèrent de sa bouche. Une sensation de nausée nouait son estomac, l’endiguait. Face aux assauts d’Adelris, ses attaques entrecoupées de rugissements, Dehol pantelait et exsudait. Des éclairs de douleur le lancinaient. L’acier reflétait la détresse inscrite sur ses traits.

Sans avoir le temps de souffler, Dehol se retrouva étendu par terre, à la merci de la hache. Il prononçait d’inintelligibles murmures, pétrifiés par un excès de tremblements.

— J’espère pouvoir t’infliger autant de souffrances que tes victimes ont subies ! tonna Adelris. Encore que ça va être très difficile.

— C’était ma quête ! insista Dehol. Je suis venu jusqu’ici en totale ignorance !

— Tu nous as surtout mentis. Tu as feint de ne pas savoir pour te prétendre innocent. Dire que je te faisais confiance. Dire que j’avais pitié de toi.

Il s’était résigné à son sort. Prêt à clore ses paupières pour de bon. Toutefois le regard de son compagnon perçait avec tant d’intensité qu’il ne pouvait s’en extraire. La hache s’élevait au-dessus de sa tête, parée à le fendre.

Un autre grondement impacta alors. Une vague de flux projeta Adelris contre la paroi, ce qui lui fit lâcher son arme. D’un râle il glissa entre les aspérités, sonné. La magie l’avait assaillie si inopinément que son corps s’était détendu, et la confusion s’était emparé de lui comme de Dehol.

Lequel se cala sur la silhouette entrant avec fierté.

— Il n’a jamais menti, affirma Vazelya. Je suis garant de lui, souviens-toi.

La mécène s’introduisit placidement dans la salle, mains jointes derrière le dos. Dehol et Adelris la dévisagèrent, dubitatifs, pendant qu’elle admirait la fontaine à son tour.

— Enfin nous sommes réunis ! se réjouit Dehol. Écoute-la, Adelris. Elle sait que je ne me souviens de rien, car elle me connaît mieux que quiconque.

— Non, rétorqua la mage. Je le sais car c’est moi qui ai effacé ta mémoire.

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