Chapitre 32 : La parfaite armée (2/2)

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Des étincelles cerclaient la figure de Makrine et Mélude. Zekan, quant à lui, cheminait volontairement derrière ses amies et pourtant échouait à s’invisibiliser sous leurs silhouettes. Observer les statues environnantes retardait à peine l’instant où on lui exigeait de s’exprimer. Alors il exhala un soupir, puis se plaça au-devant de ses homologues.

— Les divinités du Mowa ont des serviteurs, confirma-t-il. Mais ils ont fait d’argile, pas de pierre et de métal.

— De l’argile ? commenta Amathane. Je croyais que les déesses et les dieux seraient plus sophistiqués.

— On peut l’interpréter de bien des manières. Une des plus populaires est que, puisqu’ils vivent dans les cieux, c’est une manière de se rapprocher des mortels.

Surgit l’inopinée impulsion. Au centre de la structure, Héliandri se mit en exergue, surprenant ses compagnons par son sourire ambitieux.

— Zekan, rappelle-toi la statue de Siraphron ! s’exclama-t-elle. Si les mortels veulent rejoindre les divinités, l’inverse est peut-être vrai.

— Encore faut-il qu’ils existent, rétorqua Turon. Même pour toi, Héliandri, qui ne crois qu’en la Créatrice de l’Enhéralion.

— L’idée n’est pas de verser dans la spéculation théologique. Plutôt d’étudier le rapport qu’entretenait cette ancienne civilisation avec le monde. La sécularisation est relativement récente dans l’histoire, donc leurs croyances devaient avoir beaucoup d’importance.

Terminant ses propos d’un bras levé, l’aventurière attendait que les réflexions murissent, toutefois le toussotement de Phiren interrompit tout un chacun.

— Vous ne seriez pas en train de vous vautrer en conclusions hâtives, par hasard ? lâcha-t-il. Comment faites-vous tous ces liens ? Comment être si sûr que le sculpteur n’était pas Nasparian lui-même ?

Un froncement de sourcils plissa les traits de Héliandri. Là encore elle voulut répliquer, à l’instar de Turon, mais tous deux suivirent plutôt le déplacement de Kavel. Bien que ses foulées parussent indécises, ce fut avec assurance qu’il désigna les inscriptions incrustées sur les socles.

— Souvenez-vous des premières habitations, interpella-t-il. Je ne sais toujours pas déchiffrer cette langue, mais elle est identique à celle de la tablette que Vazelya avait découvert.

— Mais tu as perdu tes notes ! fit Zekan.

— J’ai une bonne mémoire. Si vous ne me croyez pas, vérifiez de vos propres yeux.

Aussitôt ses camarades s’exécutèrent. Ils se répartirent auprès de distinctes sculptures et s’y penchèrent chacun à leur manière. Héliandri avait conservé son sourire, qui s’élargit davantage sitôt aux côtés de l’historien.

— Je les reconnais aussi, soutint-elle sans se détacher des écritures. Le gamin ne ment pas.

Elle malaxa l’épaule du concerné mais échoua à éclaircir sa figure. Suite à son échec, non sans se mordiller les lèvres, Héliandri fixa le reste du groupe qui convergeait aux pieds du bloc central.

— Pièce par pièce les énigmes sont résolues, s’enthousiasma-t-elle. Il est probable que Nasparian se soit inspiré de cette ancienne civilisation pour concevoir les jhorats. Les créatures ailées, quant à elles, devaient déjà exister de leur temps.

— Je veux bien croire qu’ils aient pu sculpter des statues en pierre, fit Turon. Mais jamais ils n’auraient pu créer un tel mécanisme.

— Ou bien tu sous-estimes nos ancêtres, répliqua Amathane.

— Quand nous explorions le temple de Therzondel, songea Zekan, nous supposions qu’il n’avait pas été bâti à la même époque que les habitations. Et si nous nous trompions depuis le début ? Notre brève altercation avec Delcaria ne nous a pas aidés…

D’hésitantes modulations affaiblirent le ton du barde, pourtant Mélude et Makrine le dévisageaient avec fascination. D’aucuns le dévisagèrent cependant avec perplexité, à l’exception de Héliandri, dont la voix s’étrangla momentanément. D’emblée elle joignit les mains, ses yeux comme illuminés par un vif éclair.

— Ce qu’ils cherchaient tant à cacher ! s’écria-t-elle. Consciemment ou non, ils ont écarté tout un pan de l’histoire. Et cela remet en cause toutes nos connaissances. Nous devons impérativement rapporter des preuves, car nos témoignages seuls ne suffiront pas.

— Nous serons fiers d’y contribuer, dit Phiren en se pavanant.

Turon décocha un regard malveillant à l’intention des collectionneurs, suivi par un long soupir.

— Je crains que nous nous égarions, éluda Turon. Dans quel but cette société aurait voulu bâtir les jhorats ? Seulement pour imiter leurs divinités ? Ou peut-être pour la guerre.

— Typique idée de garde, ironisa Amathane. Selon moi, en les animant, Nasparian les a détournés de leurs intentions initiales. Lui qui se targue de sa complexité aurait dû savoir qu’utiliser des colosses pour le combat, c’est affreusement simpliste.

— Une hypothèse bien élaborée pour une voleuse.

— Tu suintes la frustration, Turon. J’ai déjà prouvé que j’avais quelques connaissances en histoire.

— Lorsqu’il s’agit des tegaras, je n’en doute pas. Quid de l’histoire ancienne ? Héliandri est une exploratrice, Kavel un historien. Je me fie davantage à leurs théories.

— Libre à moi de les exprimer. Nous n’allons pas laisser tout le poids de cette quête à un gamin traumatisé !

Un sursaut secoua la collectionneuse malgré elle. Kavel s’était mis en retrait, mais désormais l’attention se rivait de nouveau en sa direction. Ses traits s’étaient obscurcis plus qu’à l’accoutumée tandis qu’il s’efforçait de se détourner de ses camarades. Néanmoins, à force d’insistance, il ne pouvait les éviter indéfiniment.

Kavel se mut par-delà l’entière structure, par-delà les ombres. Là où sa silhouette se découperait à proximité des courbures du littoral. Il avait séché une larme roulant sur sa joue, peinait à savoir où se diriger.

— Malgré tout cela, marmonna-t-il, nous ne savons rien.

— Ce sont des révélations progressives, contesta Turon. Ta frustration est compréhensible, mais…

— Pour vous le voyage était déjà long. Pour moi, il l’était encore davantage. J’ai traversé le monde entier, persuadé que le destin se trouverait en ces lieux. Soutenu par les uns, rejeté par les autres. Ai-je raté ma vie si je ne me définis que par mes aspirations ?

— Tu es un explorateur dans l’âme, réconforta Héliandri d’une voix douce. Tu n’as aucun regret à avoir, gamin.

— Je le souhaite tellement. Autant de sacrifices pour peu de réponses. Et de nouvelles questions chaque fois que l’on s’imagine avoir tout résolu.

— Je crois que tu attends trop de cet endroit, critiqua Phiren.

Kavel relâcha ses bras. Il était proche de s’incliner, de s’abandonner aux faiblesses de son corps éreinté. Quelques instants durant, il se fixa en direction du couchant, revenant auprès de ses compagnons suite à un long silence. Légèrement, mais sans hésitation, il crispa ses poings à hauteur de sa taille.

— Les détails ne valent rien tant que les questions fondamentales persistent ! lâcha-t-il. Si cette ancienne civilisation fleurissait autrefois, comment ont-ils disparu ? Qui sont leurs descendants ? Et surtout, le plus important : où sommes-nous ? Vous l’avez dit vous-même : aucune carte ne répertorie cet archipel ! Nous construisons des bateaux capables de traverser des océans, d’aller d’un continent à l’autre. Pourtant seul un portail a pu nous amener ici. Comment est-ce possible, bon sang ?

Les mots impactèrent, prompts à s’ancrer jusqu’à l’impénétrable roche. Kavel dévisageait ses camarades d’un regard qui transpercerait l’acier. Lesquels parurent hoqueter face à la pression de son discours, paralysés. Seule Héliandri, se raidissant au passage, le soutint à plein poumons :

— Même moi, j’avais oublié l’essentiel. Mais je te promets une chose, gamin. Tu écriras cette histoire, et j’en serai le témoin.

— Comment ? douta Kavel. Cette tour, aussi saturée de promesses soit-elle, risque de nous décevoir. Peut-être qu’elle nous détourne de…

De nouvelles secousses ébranlèrent l’île, amplifièrent les vagues qui se fracassaient sur la côte. De justesse les bardes s’accrochèrent aux statues tandis que les collectionneurs et le garde s’appuyèrent sur le bloc. Alors que l’historien s’apprêtait à chuter, l’aventurière le rattrapa à temps, fléchissant les genoux afin de se stabiliser.

Sitôt que les tremblements s’estompèrent, Héliandri posa Kavel avec délicatesse avant de défourailler. Une paire de tintements suivit, Turon défouraillant le premier. Invisible mais omniprésent, Nasparian s’imposait partout, et sa voix pénétrait jusque dans les plus insensibles tympans.

Les jambes des musiciens flageolaient. Celles de Kavel se maintenaient, mais de puissants frissons le parcouraient.

— Quelle pathétique conclusion ! fit Nasparian sur un ton agacé. Vous aurais-je surestimés ? Tous ensemble, vous disposez plus de bagages que nécessaire pour répondre à vos interrogations principales.

— Éclaire-nous donc ! provoqua Héliandri en pointant sa lame vers le ciel.

— Peu avant de pénétrer dans le temple de Therzondel, vous avez souligné combien la forme de l’île était peu naturelle. Vous étiez si proches de comprendre !

— Proches de comprendre quoi ? Voilà des mois que nous errons, considérés comme de vulgaires criminels ! Révèle-nous tout, ou fais-moi taire si je suis trop insolente !

— Vous avez marché et navigué plein sud. Quelles est la probabilité qu’un archipel s’étende naturellement sur une seule direction ? Songez aussi à ces îles qui ont émergé de l’eau.

Elle réalisa bien avant quiconque. Un sinistre cliquetis se répercuta au choc de sa lame sur le pavé. Rejetée sur ses genoux, haletant, Héliandri s’écroula presque sous une pression intangible. Ses compagnons s’enquirent d’elle alors qu’ils considérèrent encore les paroles de Nasparian.

— Ce n’est qu’une partie des terres émergées, devina Héliandri. Et tu disposes du pouvoir pour les extirper des profondeurs.

— Je ne m’attribuerais pas le titre de gardien sinon, dit Nasparian.

— Tu… Tu as arrangé ce chemin pour nous ? Alors même que tu voulais nous empêcher de franchir le portail ?

— Ce à quoi j’aspirais jadis. Lorsque le monde n’était pas prêt. Vous m’avez surpris par votre résilience, déçu par votre ignorance. Et maintenant vous tremblotez, êtres insignifiants, vulnérables sans votre précieuse mécène. Je m’occuperai d’elle plus tard. Quant à vous, explorateurs, estimez-vous chanceux.

— Parce que tu ne t’es pas encore lassé de nous ? paniqua Makrine.

Nasparian marqua un silence, durant lequel les veines de tout un chacun se glacèrent outre mesure.

— L’histoire s’accélère, poursuivit-il. Plusieurs années auparavant, je n’aurais jamais imaginé des troupes entières traverser le portail. Aujourd’hui elle souille ces terres.

— Une armée ? s’étonna Turon.

— Tu as bien entendu. Il est plus que temps de l’écraser avec la mienne. Plus tôt, vous vous interrogiez sur le rôle qu’incarnaient naguère les jhorats. Voici l’âpre vérité : ils sont l’instruments de ma simple volonté. Et mettront les croyances des intrus à rude épreuve.

— Tu ne protèges personne, attaqua Kavel, réfrénant ses tremblements. Involontairement, tu agis comme ces politiciens, à couvrir des secrets capitaux. Et tu n’as aucune empathie pour les victimes que de tels choix engendrent.

— Ce débat aurait été enrichissant si je ne devais pas me hâter. Profitez de ce répit, et n’ayez crainte : cette armée ne sera pas contre vous.

La voix s’éteignit, guère les bruits.

Au-delà de la structure, des colosses jaillirent depuis des souterrains. Plusieurs rangées avancèrent en impeccable synchronisation, des secousses retentissant après chacune de leurs foulées. D’abord ils s’imposèrent par dizaines, puis par centaines, progressant mécaniquement dans la direction septentrionale. Un infernal vacarme cadençait leur progression comme leur kolu luisait par-delà l’orée du bois dans lequel ils s’enfoncèrent.

Lorsqu’ils disparurent de leur vision, bien des compagnons soufflèrent, épongeant leur figure inondée de transpiration. Hélas leur cœur rata un bond au moment où une kyrielle de cris se propagea en funestes échos.

Ils avaient surgi depuis l’île voisine, abrités derrière l’immensité de la tour. L’un après l’autre, déployant leurs ailes de toute leur envergue, une vingtaine de krizacles prit son envol. Bientôt ils s’alignèrent dans les cieux qu’ils dominèrent, projetant de massives ombres sur la compagnie pétrifiée. Bien que leurs yeux globuleux ne s’attardassent aucunement sur eux, leur grandeur les incitait à se réfugier dans les ombres. Les krizacles filèrent à haute vélocité, tracèrent leur voie dans les airs avec perfection, recourbèrent leurs griffes en s’approchant de leurs proies, invisibles aux yeux de leurs autres victimes.

À la dissipation des hurlements s’exacerbèrent les tressaillements. À ce moment-là, même si son visage avait pâli plus que de coutume, Mélude saisit son luth à pleines mains. Par-devers des camarades sans voix, inaptes à s’extraire de leur immobilisme.

— Tu as perdu la raison ? vitupéra Turon. C’est le pire moment pour chanter !

— Justement, répondit Mélude.

Les traits du garde s’allégèrent malgré lui comme il avisa les sanglots moites qui ébranlaient la ménestrelle. Interpréter la moindre note relevait de l’épreuve. Une difficulté contre laquelle elle s’érigea. Ses yeux se fermèrent, ses inspirations s’allongèrent. Puisant au-delà de sa géhenne, Mélude trouva la voix dont elle était privée jusqu’alors.


« Maître des cieux, seigneur de la terre, empereur du monde,

Le gardien avance ses pions, seconde après seconde.

Il règne dans l’archipel perdue, refuge des récits d’antan,

Sa magie résonne aux confins de l’espace et du temps. »


D’aucuns se surprirent à s’accorder aux rimes, la mélodie prodiguant du baume dans leur cœur. Malgré leurs dents claquantes, tout comme la sueur perlant sur le front, Makrine et Zekan se joignirent bientôt à leur amie. Violon et eilenis complétèrent les notes de la chanteuse.


« Il est le destructeur, détenteur de tous les pouvoirs,

Renversant quiconque se lance dans la quête du savoir. »


Les vers s’enchainaient, le rythme accélérait. Peu importait combien la voix de Mélude retentissait, combien les instruments s’y ajoutaient, la compagnie restait éloignée des pernicieuses intentions. Isolée de l’imminente bataille dont il avait été fait mention.


« Dans son sillage se répandent les ténèbres,

Leur éveil annonce un jour funèbre. »


L’armée de jhorats était loin, traversant l’île de leurs massives foulées. Tout comme celle des krizacles, tel un nuage obscurcissant la voûte azurée. Nul ne percevait les notes ne hissant contre leur grondement. Nul n’apercevait leur meneur ubiquiste.


« Fuyez ou combattez, nous nous dressons toujours,

Vers la forteresse où les tribulations font cours. »


Plus loin encore, les intrus s’avançaient. Chaque minute qui s’égrenait les rapprochait de l’inatteignable chanson, et des obstacles en-deçà.

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