Chapitre 28 : Assemblage (2/2)

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Des flammes grésillaient au cœur de la nuit. Des lueurs jaunâtres et rougeâtres s’entremêlaient, révélaient le sommet d’un coteau où Kavel, Phiren et Amathane avaient décidé de se reposer. Alors que les collectionneurs dégustaient quelques baies, à défaut de pouvoir se rassasier, l’historien restait rivé sur le feu. Plus il se fiait au crépitement, pareille à une mélodie dansante dans ses oreilles, plus ses bras s’enroulaient autour de ses genoux repliés. Il n’émit que d’imperceptibles fredonnements.

Amathane et Phiren l’observaient en tapinois, puis se consultèrent avec une expression morose, que le faible brasillement n’arrangea guère. Ils se tinrent alors la main, et Phiren posa sa tête sur l’épaule de sa partenaire, se référant au scintillement des étoiles.

— Pauvre gamin, chuchota-t-il. Il n’a pas prononcé un mot depuis la séparation. Que pouvons-nous faire pour lui ?

Un plissement de lèvres, et Amathane accorda un coup d’œil au jeune homme, moins discret qu’elle ne l’eût souhaité.

— Pas grand-chose, déplora-t-elle. Qui sommes-nous, à ses yeux ? Un coup de voleurs qui l’a intimidé en pleine nuit, quand il était blotti dans une fausse sensation de sécurité.

— Toujours mieux que son frangin, rétorqua Phiren à voix basse.

— Justement. Comment réagirais-tu si tu apprenais que ton adelphe avait tué tes parents ?

— Ni mes parents, ni mes sœurs et frères ne sont des modèles de vertu. Sauf Laveni, mais elle a quitté le foyer depuis longtemps et depuis n’est jamais revenu ! Comme je la comprends. Enfin, tu as raison, ma chère et tendre. C’est incomparable avec ce qu’Adelris est réellement.

Toute tentative de chuchoter se réduisait à un échec. Le duo eut beau garder le secret, c’était comme si l’ouïe de Kavel perçait au-delà du vent nocturne. Alors son faciès s’assombrissait davantage, à la déception d’un couple impuissant.

Bien qu’Amathane frôlât son poignet, Phiren se redressa et contourna les flammes pour se pencher vers l’historien. Une onde d’empathie parcourait ses traits tandis qu’il ouvrait sa main.

— Kavel, murmura-t-il. Je sais que tu traverses une épreuve difficile. Il n’y a pas pire que le sentiment de trahison doublé de chagrin. Malheureusement, te fermer au monde ne résoudra rien.

Le concerné inclina la tête, refusant de fixer Phiren.

— Tu dois bien te changer les idées ! insista ce dernier. Pense à tes objectifs ! N’est-ce pas ton but de percer les secrets oubliés de Menistas ? Tu en es encore capable, avec ou sans Adelris.

— Arrête de t’obstiner ! tonna Amathane. Tu vois bien que le pauvre gamin a besoin d’espace, non ? Profitons de ce répit pour le lui laisser.

Phiren laissa sa main glisser le long de sa figure. Un soupir précéda son départ comme son ombre virevolta sous la danse des flammes. Abandonnant Kavel derrière lui, il se précipita auprès de sa partenaire en dépit de son regard inhospitalier.

— Ça me peine juste de le voir ainsi, se plaignit le collectionneur. Toute cette curiosité envolée ! Kavel est un atout pour cette compagnie.

— Je n’en doute, mais en ce moment, il est traumatisé. Rejoignons nos compagnons et peut-être qu’il commencera à se sentir mieux.

— Si nous les retrouvons.

— Nous savons où ils sont ! Qui d’autre aurait pu déclencher cette colonne de lumière ? Ces îles sont désertes.

— Je me suis mal exprimé. J’ai peur pour nous, Amathane. Perdus au milieu de nulle part. Nous n’avons pas beaucoup de provisions, sinon quelques fruits frugaux. Je suis bâti pour m’infiltrer dans des ruines. Au lieu de miroiter sur leurs richesses, j’aurais peut-être dû m’attendre à être projeté sur ces contrées vides et infinies. Avec ces regrets vient la glaçante question : seront-elles uniquement les tombeaux du passé ?

À cela Amathane ne put offrir nul réconfort, tant un voile d’incertitude éclipsait son bien-aimé tout entier. Toutes ses étreintes, tous ses mots ne suffisaient guère à détendre un homme peinant à dissimuler ses tressaillements.

Pourtant elle s’y ingénia. Enveloppa Phiren dans ses bras. Se coucha sur le sol rugueux et inconfortable. Aucune couverture ne les protégea du froid sitôt que les flammes s’éteignirent, ne laissant quelques braises derrière elle. Calme était la nuit qui les investit, alors qu’ils quémandaient le sommeil au mépris des doléances et des gargouillements.

Seule l’inéquivoque direction à suivre servait de consolation.

Dès le lendemain, une forme de morosité émanait de leurs foulées. Peut-être provenait-elle de l’enchevêtrement redondant de plaines et de vallées, au milieu desquelles la vie animale manquait encore. Ou bien trouvait-elle son origine de ce vide permanent, des échos sans réponse, de leurs voix s’étouffant le long des versants, isolées de tout. Ou encore s’agissait-il des nuages grisâtres obstruant la lumière bénigne.

Malgré ces conditions défavorables, en dépit du mutisme persistant, leur cadence demeurait soutenue. Aucun temps n’était consacré à sonder les parages. Ils fendirent des paysages identiques des heures durant, dominés par les constantes teintes vertes de l’herbe et de la frondaison, et ne s’arrêtèrent que pour cueillir des fades fruits. Invariablement leur apparaissait leur objectif auquel ils se fièrent.

Très vite, ils réalisèrent que la lumière qui les avait éblouis n’avait rien d’unique. Car depuis une haute colline émergea l’île voisine dans toute son étendue et son relief. Des centaines d’arbres phosphorescents étincelèrent par-devers leurs yeux ébahis, couronnant un panorama bosselé. Au loin, d’amples rochers faisaient face à d’esthétiques superpositions de fezura, sur lesquelles de multiples arcades s’élevaient et scintillaient également.

Quelques mammifères et reptiles se glissaient entre les racines, alors que des oiseaux traçaient d’élégants cercles par-dessus la cime. De surcroît, de grands poissons sautaient par-dessus les vagues, avant de se regrouper en bancs vers de nouvelles abysses. Quelle que fût leur taille ou leur forme, qu’ils possédassent de longues cornes ou griffes, des lignes de flux circulaient sur leurs pattes, leur dos et leur museau, à une intensité inégalée même à Menistas.

Le visage de Kavel se détendit, comme si l’opiniâtre brume s’était dissipée. D’instinct il voulut attraper sa plume et son carnet, avant de déplorer leur absence. Il se rembrunit encore, ce que le sourire d’Amathane échoua à compenser.

— Enfin une bonne nouvelle ! s’exclama-t-elle, plaquant ses poings contre ses hanches. Sont-elles des espèces uniques, non répertoriées ? Je n’ai rien aperçu de tel, pas même à Ryusdal et à Sewerti !

— Fascinant, renchérit Phiren. Pourvu que la faim ne devienne pas notre pire ennemie. Je m’en voudrais presque de devoir manger une aussi belle faune.

— Voilà tout ce qui te vient à l’esprit ? Il est trop tard pour ça, de toute manière. N’avons-nous pas déjà pêché dans ces eaux ? Cherchons plutôt un moyen de rejoindre cette île.

Amathane interpella aussitôt ses compagnons, bien que Kavel tardât à suivre le rythme. Sans quitter l’île voisine du regard, ils progressèrent vers la côte est de la leur, où l’étendue de sable sous la falaise paraissait d’autant plus terne en comparaison.

La marée basse leur était favorable. Par-delà une série d’étocs et de récifs, un étroit pont surplombait l’eau turquoise et joignait les deux îles. Ce qui estomaqua les explorateurs, outre la sombreur des pierres qui la composaient, était son plafond voûté. Tel un tunnel s’enfonçant dans l’obscurité, vers lequel ils se rendirent néanmoins après quelques tâtonnements.

À l’intérieur, une lumière stable les accueillit. Des interstices avaient été creusées sur les murs latéraux, depuis lesquelles des orbes iridescents leur dévoilèrent le passage. Leurs pas légers se répercutaient sur le dallage suranné et hexagonal, lequel révéla bientôt quelques fentes scintillantes. Phiren et Amathane ne s’y arrêtèrent guère de prime abord, mais peu à peu ils ralentirent pour y dédier un œil plus détaillé.

Kavel, au contraire, cheminait sans s’arrêter. Aux palpitations de son cœur s’accumulaient les sillons sur son faciès. Il estimait à peine les collectionneurs tant la vision obstruée se matérialisa devant lui. Il s’agissait d’une porte incurvée, érigée en vônli, avec des sinuosités inscrites sur son épaisseur. Une stratification d’opales, d’améthystes et rubis encadrait sa surface et miroitait en complément de la lumière déjà présente.

Sitôt avisé de la distance de ses compagnons, il soupira avant de leur couler un regard noir.

— Vos priorités transparaissent, accusa-t-il.

Amathane et Phiren sursautèrent, peinant à compenser leur retard.

— Heureuse de te voir briser ton silence malgré tout, ironisa la collectionneuse.

— Vous vous croyez subtils ? lança l’historien. Vos yeux trahiraient la convoitise même dans la plus pure opacité. Je ne veux pas vous imputer quoi que ce soit, mais…

Proche de répliquer, Amathane céda pourtant à son partenaire qui s’approcha de Kavel. Une onde de fierté transparaissait chez lui tandis qu’il se lustrait la moustache, s’opposant au blâme de son camarade.

— Tu as une rancœur à déchaîner, soupçonna-t-il. Et nous voilà, face à toi, candidats idéaux pour la relâcher.

— Je refuse que vous mentionniez Adelris, lâcha Kavel.

— Prétendre que rien ne s’est passé n’aidera pas à triompher du mal qui te ronge. Mes conseils ne paraissent peut-être pas les mieux avisés, mais tu devras affronter cette épreuve tôt ou tard.

— Qu’en est-il de la tienne, alors ? As-tu croisé cet assassin depuis, ou bien tu refoules cette peur, aussi visible et contraignante soit-elle ?

Soudain Phiren plaqua une main contre sa poitrine, et l’autre contre le mur latéral. Quelques gouttes de transpiration collèrent des mèches à son front comme son corps s’arc-boutait. Incapable d’affronter le regard de son contempteur, il quémanda du soutien auprès de sa bien-aimée.

Mais cette dernière avait baissé la tête et relâché les bras.

— Il y a du vrai dans tes attaques, admit-elle. Sur la manière dont ma mère perçoit nos pratiques.

— Quelqu’un d’autre sur qui reporter les critiques ? riposta Kavel. Comme c’est facile. Par son principe même, votre guilde ne se soucie pas d’une quelconque éthique.

— Ma mère a établi des règles bien strictes dès qu’elle a pris sa direction ! Mais tu es encore à nouveau à Menistas, Kavel. Savais-tu qu’une guilde d’assassins sévissait à Nirelas il y a tout juste vingt ans ?

— Vous comparer au pire ne vous rend pas meilleur !

Amathane soupira à son tour, avant de se placer aux côtés de Phiren, enroulant son bras autour de son poignet. Face aux éclairs fusant des yeux de l’historien, la collectionneuse les évitait autant que possible, des plis ravinant sa figure.

— Les apparences et la réputation n’ont que trop d’influence, dit-elle. Nous nous méprenons à des vulgaires voleuses et voleurs. Peut-être qu’après être pirate, cette profession garde le principe de s’emparer de trésors.

— Voilà qui n’arrange pas notre cas, marmonna Phiren.

— Mais il existe une différence cruciale. Ma mère affirme que certaines richesses sont mieux gardées en notre possession, usant parfois de critères arbitraires. Je ne suis pas de cette école-là.

— Tes actes semblent suggérer le contraire, objecta Kavel. Tu n’es même pas capable de dissimuler l’envie de dérober ces joyaux.

— Bien sûr, mais j’accorde une importante particulière à leur signification. Quelle est leur histoire, leur portée ? Notre guilde agit dans l’ombre, mais le fruit de nos efforts doit s’en extraire ! Si besoin, je m’en emparerais que pour les rendre à leurs propriétaires. Est-ce plus clair, Kavel ? Peut-être suis-je trop matérialiste, mais l’histoire ne doit pas être racontée qu’au travers d’écrits, de témoignages indirects. Ces objets sont précieux de bien des manières et méritent davantage de considération. J’aurais espéré que Héliandri me rejoindrait sur ce point de vue.

Il lui était ardu de se détacher de ses pierres précieuses, promptes à faire chatoyer ses iris. Soufflant, se raidissant, Amathane maintint le contact chaleureux avec son partenaire, qu’elle gratifia de son plus large sourire.

— Nous pouvons faire preuve de bonne volonté, avança Phiren. Et garder ces richesses ici, si c’est que tu préfères. Quand nous approcherons de notre objectif, nous saurons ce que nous devrons ramener.

— Ce ne sera pas sans conséquence, avertit Kavel. Y avez-vous pensé ?

— À chaque instant, affirma Amathane, quelque peu tremblante. Tu as expérimenté ces visions du passé tout comme nous. L’impuissance réfrénant la force… Plus un trésor est précieux et plus nous risquons notre vie. Est-ce l’espoir de les dérober qui nous anime ? Ou peut-être la perspective qu’elle offre. La possibilité de rentrer chez nous sains et saufs. Qui, avec la destruction du navire, devient moins envisageable chaque jour passant.

Aussitôt le regard de Kavel s’adoucit, s’accorda au rythme avec lequel Amathane enserra son partenaire. Après quoi il cessa de fixer les collectionneurs avant de faire volte-face. Une main vibrante effleura les rainures de la porte, sur laquelle il chercha un mécanisme d’actionnement. Toutefois le geste était lent, et l’impulsion manquante.

— Je n’apprécie pas l’ironie de la situation, se confia-t-il. Nous trois, séparés du reste de la compagnie, alors que nous sommes peu à même de nous défendre. Adelris a dû se battre pour nous, puis la créature qu’il a lui-même terrassé a révélé son plus terrible secret. Où allons-nous, à partir de là ?

Kavel ne reçut aucune réponse et se retourna vers les collectionneurs en conséquence.

— Préparez-vous, conseilla-t-il. Il est clair que ces lieux nous mettent à l’épreuve. La question n’est pas de savoir ce qu’ils révéleront sur nous, mais comment ils nous changeront.

Lorsque les doigts s’enfoncèrent sur la porte, les pierres précieuses se mirent à tournoyer, et un implacable vrombissement s’ensuivit.

Au-delà revint alors la nitescence naturelle, vers laquelle ils se dirigèrent bon gré mal gré.

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