Chapitre 24 : Par-delà les tempêtes (1/2)

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Les questions se multipliaient, tourbillonnaient, stimulaient la frustration. Suite au passage dans le temple de Therzondel, personne ne savait comment Vazelya avait exploité sa magie pour maintenir le portail ouvert. Personne ne saisissait non plus comment la nécromancie avait animé Delcaria, ni la durée exacte de ce sort. Seules gravitaient des semi-réponses, matérialisées en vaporeuses images, qui empêchaient une sereine progression.

Héliandri persévérait malgré tout. Bénéficiant de la lueur diurne, elle cornaquait les siens le long d’une forêt bariolée, où la magie se présentait sous ses moins sombres aspects. Pas un instant ne laissa-t-elle la mécène rejoindre sa hauteur, elle qui commentait de temps à autre sur cette étendue. L’essentiel consistait alors à fendre ces lieux à haut rythme, jusqu’à atteindre les limites de la vision australe, quitte à explorer des heures l’enchantement fondu dans la nature.

Kavel fut le premier à se caler sitôt qu’ils eurent franchi l’orée des bois.

Elle était l’unique construction visible. Elle bringuebalait en contrebas, de douces vagues caressant son étrave. Par-delà un amas de galets noirs, par-dessus des flots d’un bleu toujours fulgurant, les voiles blanches et immaculées de la caravelle oscillaient sous l’action du vent. Sa cale se composait d’un bois clair, tout comme son grand mât, étincelant sous la contemplation des voyageurs.

— Mais où sommes-nous ? demanda l’historien en attrapant Adelris par l’avant-bras. Ce navire est similaire à celui qui nous a emmené à Menistas. Il doit être de confection bien plus récente que le temple !

— Il y a une explication évidente, avança Héliandri. Quelqu’un l’a placé ici.

Vazelya devança l’aventurière pour la première fois depuis la sortie du temple. Yeux plissés, légèrement inclinée vers l’avant, des rictus creusèrent son faciès à mesure qu’elle inspectait la caravelle. Après quoi elle pesta entre ses dents.

— Inconcevable ! s’exclama-t-elle. Je m’étais heurtée à une impasse lors de mon précédent passage.

— Ce qui implique que l’hypothèse de Héliandri est avérée, soutint Turon. Et puisque nous avons croisé bien peu de personnes depuis notre arrivée, la liste de candidats potentiels est très réduite.

— Que c’est intriguant ! s’enthousiasma Mélude. Ce bateau aurait été magiquement invoqué ?

— Sauf si je ne m’y connais pas, rétorqua Makrine, la magie ne permet pas un tel exploit. Elle repose sur le principe de transformation. Un pont composé de flux est possible, mais un bateau ordinaire ?

— Les visions lancinent encore, se dolenta Dehol. Moins je comprends et plus la douleur s’accentue ! Ce serait l’œuvre de notre ennemi ? Lui qui assurait vouloir entraver notre avancée ?

— Ne tergiversons donc pas, trancha Phiren. Il s’agit d’un piège. Et si nous faisions demi-tour ?

Rien ne suivit sa proposition, sinon les toussotements des bardes. Amathane lui flanqua même un rude coup d’œil pendant qu’elle s’approchait de la caravelle. Dos à ses compagnons, mains plaquées contre ses hanches, sa contemplation traîna au creux des questionnements d’autrui. Des reflets clairs embellirent ses iris avec lesquels elle captura chacun des détails.

Près d’une minute s’était écoulée lorsqu’elle se tourna vers ses camarades, un large sourire étirant ses lèvres.

— Je suis une fière membre de la guilde des collectionneurs ! se targua-t-elle. Les pièges, je les déjoue aisément ! Et tu as beaucoup appris de moi, mon amour, tes craintes n’ont pas lieu d’être.

— Encore désireuse de prouver ton utilité ? répliqua Turon. Nasparian est surpuissant, nous le savons.

— Dans son arrogance, il nous a dévoilé l’étendue de ses pouvoirs. Nous pouvons élaborer un plan pour riposter. Ceci est la première étape.

Amathane pointa la caravelle d’un doigt assuré. Pas d’une once ne s’amoindrit l’éclat de sa figure en appréhendant le scepticisme de ses compagnons.

— C’est l’unique solution, insista-t-elle. Même Vazelya n’a pas la capacité de générer un pont vers la prochaine île, de toute manière bien loin à l’horizon. Si je dois encore prouver ma valeur à ce groupe… Sachez que je suis prête à manœuvrer ce navire. Je m’y connais en navigation, après tout.

— Évidemment, lâcha Vazelya sur un ton sec.

Soudain Amathane s’arrêta sur la mécène, toute lueur volatilisée de ses traits.

— Qu’est-ce que tu insinues, Vazelya ? attaqua-t-elle.

— Je ne suis qu’une observatrice neutre, se défendit la mage. Tu es une tegaras, Amathane. Sois consciente des implications.

— Je n’apprécie pas ces allusions.

— Le comble pour une criminelle. Parlant de cela, si la mer et l’océan furent toujours tes alliés, tu devrais être honnête avec nous. De pirate à voleuse, la différence est fine.

— Ma mère était une brave capitaine avant l’incident, oui. Quel est le rapport ?

— Les préjugés trouvent leur origine quelque part. Ne te plains à en être victime si tu les confirmes.

Une courte distance sépara les ludrames. Impavide face aux fulminations d’Amathane, Vazelya nota la vitesse avec laquelle ses nerfs se durcirent. Des poings crispés tremblaient à hauteur de la taille de la collectionneuse.

— Très bien, marmonna Amathane. Moi qui chérissais l’ombre, je suis contrainte de me dévoiler au grand jour.

D’un revers elle balaya ses alentours, se focalisant tout particulièrement sur Adelris, Kavel et Dehol, lesquels haussèrent les sourcils.

— Le secret inavoué des civilisations « éclairées » de Menistas ! poursuivit Amathane. Il y a à peine quatre siècles, une coalition de pays côtiers se sont lancés dans l’un des pires massacres de l’histoire. La sage mécène a entendu parler du génocide tegaras, je présume !

— Pourquoi ce ton accusateur ? fit Vazelya. Bien sûr que je suis au fait de ce terrible épisode, mais Xeredis n’y a pas participé. Ni Nirelas, d’ailleurs.

— Mais ils ne sont pas intervenus jusqu’à la toute fin, lorsque le mal avait été commis !

— Sache que je suis de ton côté. Il n’y avait rien de rationnel à vouloir tuer jusqu’au moindre tegaras, puisque tout ludram né dans un environnement dominé par la mer ou l’océan en deviendra un.

Ses poings persistaient à craquer à la cadence de ses grognements. Des jets foudroyants, d’une intensité inégalée, jaillissait de ses yeux surplombant ses narines retroussées. Un coup menaçait de partir, n’eût été l’intervention de Phiren. À défaut de frapper, le dédain peignit les traits d’Amathane. Elle ne lâcha jamais Vazelya des yeux, mais s’efforça d’interpeller ses autres compagnons.

— Est-ce là ton unique contestation ? vociféra-t-elle. L’impossibilité logistique du génocide ? Oh, Vazelya la vertueuse, explique-leur donc ! Mentionne les bateaux brûlés sur les ports, sous prétexte que des tegaras les manœuvraient ! Raconte les croisades sur les îles septentrionales, durant lesquelles les militaires massacraient tout sur leur passage ! Ou mieux encore, détaille-leur comment finissaient les prisonniers ! Déplacés si loin de chez eux, juste pour y être torturés et violés, ce qu’ils reprochaient aux tegaras de faire !

— Ta colère est légitime, concéda Phiren en se rapprochant doucement, mais ne crois-tu pas que…

— Non, je n’ai pas fini ! Je ne veux pas être définie par cet épouvantable massacre. Mais pourquoi pensez-vous que les tegaras se fassent si discrets ? Ce génocide n’a été reconnu qu’à demi-mot par les nations coupables. Elles se sont persuadées que l’ignorer suffirait à l’effacer. Jamais la réalité n’a fonctionné ainsi. Comment voulez-vous bâtir un meilleur avenir si vous n’affrontez pas votre passé ?

Une salive antagonique dépara la joue de Vazelya. Haussant les épaules, joignant les bras, elle demeurait calme face à Amathane. Elle mesurait constamment les propos de son interlocutrice, dont les sillons s’aggravaient chaque fois qu’elle posait le regard sur elle.

— Ce qui m’agace par-dessus tout, enchaîna Amathane, c’est l’hypocrisie dont certains ludrams se parent. Choqués à l’idée que des humains puissent génocider des mages. Sidérés qu’ils veuillent la guerre à leur première rencontre avec les ludrams, oubliant bien sûr le rôle de Sudnarat Ajendri. Vous vous souvenez pourtant du récit sur Nasparian ! S’il avait atteint Hurisdas, pour sûr que cela aurait fini en impitoyables conquêtes !

» Humains et ludrams ont commis les mêmes erreurs dans leur histoire. Il va falloir l’admettre tôt ou tard : malgré nos différences, nous sommes pareils ! Enclins à la violence. Prompts à massacrer notre prochain. Nous dénonçons les atrocités commises par nos ennemis et nous fermons les yeux sur celles de nos amis. Car ce qui importe, ce sont nos alliances forgées, et non cette notion de paix devenue trop vague.

» Seuls nous, ludrams éclairés, avons toujours ce complexe de supériorité, car nous jugeons Menistas plus avancé que Hurisdas ! Pourtant Vazelya, ici présente, m’a rappelé ces remarques fusant souvent depuis mon arrivée à Menistas. Nous ne sommes que des pirates, prétendent certains. La véritable civilisation ludrame se trouve sur les terres, affirment d’autres.

» Et aujourd’hui, au-delà de toute terre connue, votre orgueil rencontre enfin opposition. Enfin vous vous confrontez à votre passé. Peut-être qu’après tout ce temps, je cesserais d’être jugée. Car même si on me qualifie de voleuse, moi, au moins, je n’ai jamais tué personne.

Amathane s’immobilisa sur ces paroles. Elle eut beau patienter presque une minute entière, par-devers le silence de ses camarades, elle ne perçut que de minimes réactions chez la mécène. Un plissement de front, une inclinaison de tête, et Vazelya se mura sans satisfaire la collectionneuse. Alors Amathane se retourna, et ne calcula même plus son adversaire.

Personne n’était pourtant dupe. Quoique Kavel et Mélude se précipitaient, Phiren se situait déjà à proximité. Il se mit sur la pointe des pieds afin de sécher les larmes coulant sur le menton de sa partenaire. Rien, hélas, ne réfrénait les sanglots d’Amathane, sinon elle-même.

— Partons, décida-t-elle. Je serai votre navigatrice.

Un élan nouveau impulsa la collectionneuse. Elle rejoignit la caravelle au trait, sur laquelle elle grimpa d’un preste bond, talonnée par Phiren. Ses compagnons se consultèrent encore quelques secondes, ébranlés par le discours, mais se murent lorsque les sollicitations se multiplièrent.

— Qu’elle est susceptible, chuchota Vazelya.

La mécène aborda la dernière.

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