Chapitre 21 : Prolongé jugement (2/2)

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Année après année, allers et retours au parlement nirelais avaient constitué la plus tenace habitude de Guvinor. Une routine à laquelle il s’était exercé peu après son arrivée à Parmow Dil, sitôt que sa première élection l’y avait amené. Aussi loin que ses réminiscences le ramenaient, l’atterrissage des ghusnes continuait de le fasciner plusieurs décennies plus tard. Tout comme l’illumination le frappait encore chaque fois que les statues s’alignaient devant lui.

Mais en ce jour, ses membres s’engourdissaient sous le poids des chaînes. La figure de stabilité s’était fragilisée. Cédait alors un ludram voilé d’un faciès de marbre, progressant par lentes foulées au mépris des grognements alentour. Se présentait donc un politicien au point de vue renouvelé, traîné malgré lui vers cet édifice naguère rassurant.

Une nuée de gardes était à l’affût à l’entrée du parlement. À mesure que Guvinor et Ferenji fendaient les marches, la clameur s’amplifia derrière eux. Nul ne savait dénombrer exactement combien de citoyens s’étaient rassemblés dans le cœur historique de Parmow Dil. Ce qui transparaissait, en revanche, était la portée de leur voix. L’innocence relevait de l’évidence, clémence était exigée, et les injures bien adressées vers des gardes courroucés. Lesquels brandissaient leur bouclier de crainte que quelques pierres ne les heurtassent.

Guvinor risqua des coups d’œil à plusieurs reprises, seulement pour dresser l’indéniable constat, qui le courba davantage à chaque pas. Peu importait combien son nom était loué, car personne parmi cette foule n’était autorisé à le suivre là où leur voix importerait.

Ainsi le parlementaire fut emmené auprès des siens.

Une distance se créa sitôt que les prisonniers entrèrent dans la salle. S’agrandit à l’attention grandissante des parlementaires. D’un murmure à l’autre, incompréhensibles quoique prévisibles, Guvinor appréhendait ses collègues à la manière d’une première rencontre. Des nuances inédites bariolaient un tableau sinon terne, au centre duquel Sherzah trônait encore, cadencées par une succession de réprobations à moitié formulées. Les uns se penchaient sur leur siège, les autres s’armaient de dédain.

Guvinor ne se courba guère sous le poids des assauts malgré les centaines d’yeux fixés sur lui. Armé de hardiesse, balayant l’assemblée en une poignée de secondes, il s’éleva même au contrebas. Tout le contraire de Ferenji dont la figure se décomposait face à la dureté des politiciens.

Dans un silence s’insinuait la sentence, incitant Guvinor à Ferenji à patienter par-devers la juge. Elle prit la parole seulement lorsque les homologues se turent et s’immobilisèrent.

— Nous voici réunis et plus tôt qu’escompté. Ici présents, obscurcis par l’ombre de la lame de la justice, deux personnalités bien trop familières. Autrefois, Guvinor Heï Velham et Ferenji Yaren étaient des figures respectées de Parmow Dil. Bien au-delà, même. C’est donc avec une profonde affliction que je me dois de prononcer les charges contre eux.

Sherzah désigna fermement les accusés.

— Et elles sont d’une gravité considérable. Aujourd’hui, vous êtes jugés pour trahison envers votre patrie. Les poursuites sont les suivantes : évasion de Héliandri Jovas, alors condamnée à demeurer entre les murailles de la capitale. S’ajoutent à cela la corruption de gardes, des rencontres illégales, et surtout l’envoi d’une compagnie vers les ruines de Dargath, dont l’exploration est pourtant prohibée. La parole revient désormais aux accusés, à qui est accordé le temps nécessaire à se défendre.

Des sillons creusaient la figure déjà parcheminée de Ferenji. Chaque seconde s’égrenant menaçait la stabilité du mutisme octroyé, aussi la rectrice s’avança une fois assurée du soutien de Guvinor. Essuyant son front du revers de la main, ravalant sa salive, elle se risqua à observer l’assemblée.

— Serait-ce possible d’avoir un procès équitable ? souhaita-t-elle. Que je sois accusée de conspiration relève de la pure calomnie ! Mon mari et mes enfants pourraient témoigner en ma faveur. Qu’en est-il des amis de Guvinor, de ses gardes du corps ? Ces dernières croupissent injustement en prison !

— Elles y resteront tant qu’elles ne seront pas lavées de leurs accusations, précisa Sherzah d’une voix sèche. Quant à votre famille, rectrice, elle sera convoquée au moment où nous le jugerons nécessaire. En attendant, c’est vous que nous souhaitons entendre.

— Quelles charges sont formulées contre moi ?

— Dans le cadre du procès, nos gardes ont fouillé vos documents personnels. Ils y ont trouvé des preuves que vous avez attribué un financement à Kavel Frayam pour une expédition dans les ruines de Dargath.

— Ces documents étaient confidentiels !

— Ha, donc vous ne niez même pas votre culpabilité. Ma voix est d’une objectivité imparable, toutefois je ne peux m’empêcher d’émettre une opinion. Votre réputation vous précède, et d’innombrables étudiantes et étudiants peuvent plaider en votre faveur. Le parlement de Nirelas aimerait vous entendre.

Ferenji s’était déjà détachée de la juge pour mieux affronter l’auditoire. Elle s’était déjà avancée sous l’impulsion de Guvinor. Réprimer ses tressaillements releva de l’épreuve, mais la rectrice se galvanisa contre le chapelet d’attaques à peine dissimulés.

— Je ne regrette rien, déclara-t-elle, sinon d’avoir été découverte. Le procès de Héliandri Jovas m’a encouragée à m’intéresser à cet édifice historique, trop longtemps ignoré en raison de sa position reculée. Voilà pourquoi, une fois témoin de la détresse du jeune et ambitieux Kavel, j’ai décidé de l’aider. Quelle piètre guide serais-je si je n’en étais pas fières.

— Vous avez manipulé un esprit naïf à vos desseins égocentriques ! imputa un parlementaire.

— Malgré mon âme peu aventureuse, je l’aurais accompagné sans hésiter si la vieillesse ne m’avait pas rattrapée. Car l’importance des ruines triomphe des superstitions locales, y compris celles protégées par des lois absurdes.

— Restez dans votre domaine, lâcha une autre parlementaire. S’il fut décidé d’y empêcher tout accès, c’étaient pour de bonnes raisons. Depuis votre grise tour, madame la rectrice, vous avez perdu toute notion de la réalité.

— J’en ai une vision plus théorique, et je comptais sur Kavel pour l’étayer d’un séjour sur le terrain.

— Il n’ira nulle part ! tonna un troisième parlementaire. La générale Twéji Huderes patrouille aux abords de la forêt de Sinze. Figurez-vous que je la connais bien, donc si je dis que rien ne lui échappe, tu dois me croire. Au moment où nous parlons, peut-être a-t-elle déjà même intercepté ton protégé, qui te rejoindra bientôt !

— C’est une possibilité. Ou bien Kavel et ses compagnons mèneront une quête couronnée de succès. Vociférez tant que vous le souhaitez : tôt ou tard, des réponses finiront par émerger. Sachez juste ceci : je ne suis pas seule. Étouffez ma voix et celle de Guvinor, et d’autres se manifesteront, jusqu’au jour où l’une percera chaque mur que vous avez dressé !

De nouveaux politiciens se relevèrent, s’interposèrent, se confrontèrent. Des arguments s’étalèrent sur des minutes entières, se répétèrent sous des formulations différentes. Au centre du débat, entre une myriade de cris désarticulés, Ferenji s’ingéniait à riposter contre les imputations. Les reproches perdaient en concret sans que les attaques ne ralentissent, ce pourquoi les soutiens se manifestèrent séance tenante.

Un vent de renouvellement imprégna l’ensemble de la salle où le tumulte régnait. Des bramements jugulaient les invectives, les appels s’engouaient, et même Sherzah trimait à maintenir le calme en dépit de son poing fracassant. Tout était entendu, rien n’était écouté.

Il y eut un instant de suspension. Celui où Guvinor se mit debout et s’imposa d’un seul murmure. Beaucoup tentèrent de lire dans ses lèvres, et le mutisme frappa dès qu’il devint compréhensible.

— Lequel d’entre vous a envoyé des assassins dans ma demeure ?

Un frisson glaça les veines de moults parlementaires. Guvinor persista d’un regard contempteur.

— Je vais le formuler autrement, dit-il. Quelqu’un de suffisamment renseigné estime que je méritais la mort. De là, une seule interprétation est possible : je suis considéré comme un danger.

— Combien de calomnies vas-tu déblatérer ? répliqua Prax. Crois-tu nous amadouer en te faisant passer pour une victime ?

— Assez ! tonna Sherzah. L’accusé est assuré du droit de s’exprimer sans interruption.

Prax obtempéra d’un râle, aussi Guvinor opina vers la juge. Captant l’attention de son homologue, il s’apprêta à poursuivre, une sombre expression toujours peinte sur son faciès.

— Ferenji a été honnête. Ce serait donc hypocrite de ma part de mentir. Oui, j’ai bien demandé à Héliandri Jovas de former une compagnie, et l’ai aidée à quitter Parmow Dil. Et tant que l’on évoque ma culpabilité… Moi-même, j’ai pénétré dans ces ruines il y a un demi-siècle. Aussi loin que je m’en souvienne, Héliandri est la première à en revenir vivante après moi.

Plusieurs politiciens étaient sans voix. D’autres essayèrent de répliquer mais échouèrent. Et alors que l’on dévisageait intensément Guvinor, que la clameur côtoyait de plus belle, l’accusé éleva sa propre voix au mépris de tout.

— Suis-je un paria ? lança-t-il. Un gêneur, peut-être ? Chers amis, chers collègues, je lis dans votre collègue un choc… Mais aussi de la peur. Eh bien, permettez-moi de me dévoiler sous un autre jour. Durant toute ma carrière comme parlementaire, je me suis efforcé de laisser mon séjour au-delà des ruines derrière moi. Le peu que j’y ai aperçu dépasse vos descriptions les plus inventives. Il y avait toujours d’autres affaires à gérer, d’autres manières d’aider nos compatriotes.

» Notre stabilité s’est prolongée, propice au développement de réflexions. Une arrière-pensée, bientôt concrétisée quand un duo d’aventurières réalise l’impensable. Sans doute aurais-je encore tout votre respect n’eût été leur audace. Je leur suis tant reconnaissant que je suis prêt à tout sacrifier.

» Car oui, l’heure est venue pour l’âpre vérité d’éclater. Vous vous êtes réfugiés derrière votre excuse trop longtemps. Votre obstination à ne pas voir le problème n’a fait que l’aggraver. Il vaut mieux que ce soit notre côté qui traverse ce portail. De l’autre, ils n’attendront pas éternellement. Leur patience se compte en années, en décennies, mais au vu des récents événements, elle touchera à sa fin d’ici peu. Vous voulez préparer l’avenir ? Écoutez-moi donc.

Une inexpugnable aura entoura Guvinor, qui happait l’intégralité de son audience. Ses paroles se répercutèrent dans chaque oreille, percèrent comme jamais. Guvinor se hissa davantage, avant de s’exprima pleinement :

— Par-delà ses ruines se terre le secret de notre passé. Pas seulement l’origine des ludrams, mais aussi celle des humains ! Ce lien qui nous unit depuis bien avant notre rencontre. Et si nous nous en détournons indéfiniment, notre indifférence coûtera notre perte.

Un voile invisible se propagea instantanément. Une force grandissante, prompte à assujettir tout un chacun dans un ténébreux silence. Tant de figures pâlissaient, se courbaient, se perdaient en mesurant les paroles. Prévalait l’impavide silhouette dont la voix transperçait les plus robustes conceptions. Dans ces abysses survivaient bien peu de choses, piégées dans le tourment, tenaillées de part en part.

— La séance est suspendue pour le moment, décréta Sherzah, ébranlée et transpirante. Nous avons… besoin de temps avant de reprendre.

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