Chapitre 20 : Déterrer le passé (2/2)

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Un amas de pierre affûtée s’amoncelait sur la fin du sentier. Autour d’un puits central, si vétuste que la poussière s’agglomérait jusque dans ses fissures, une vingtaine d’habitations arborait un pareil constat. Torchis, plâtre et brique de terre composaient cette compacte répartition de demeures. Des craquelures zébraient leurs portes et leurs murs, dont les couleurs s’étaient affadies avec le temps.

La compagnie se positionna au centre de ce village, taciturnes en détaillant ces structures, jusqu’au moment où les bardes devancèrent leurs camarades.

— Est-ce un miroir de notre passé ? proposa Zekan. Un vestige d’autrefois qui n’a pas été enseveli par une catastrophe naturelle, ou par nos propres avancées ? Cet endroit ferait le bonheur de tant d’archéologues.

— La simplicité a ses charmes, commenta Mélude. Les techniques ont avancé et notre rapport au monde en même temps. À quoi ressemblaient les chansons de ce temps ? Peut-être à quelques comptines fredonnées au coin du feu.

— À quel point les souvenirs demeurent ? songea Makrine. Combien de générations se sont écoulés depuis que nos ancêtres ont vécu ? Combien d’années, surtout ? Dix mille ans, peut-être davantage ?

— Réponse erronée, corrigea Vazelya. Pourtant plus évidente qu’elle n’y paraît.

Makrine cligna rapidement des paupières et déjà la mécène la distança, sans même accompagner la réplique d’un coup d’œil. Vazelya ramassa une plaque garnie d’inscriptions qu’elle brandit tel un butin. Dans ce moment d’immobilisme, où ses compagnons se calèrent face à sa trouvaille, un sourire triomphait illumina son faciès.

— Les historiens estiment que les ludrams se sont sédentarisées entre quinze et vingt mille ans dans le passé, expliqua-t-elle. Bien avant les humains, si je puis me permettre. Mais l’écriture, quant à elle, ne serait apparue qu’il y a sept millénaires.

Joignant les bras, fronçant les sourcils, Héliandri interpella à son tour ses camarades. Aussitôt elle rejoignit Vazelya, qui garda fermement la pierre entre ses mains, pendant que Kavel s’immisçait lui aussi à proximité.

— Vous paraissez sage et trouvez les bons mots, concéda l’aventurière. Est-ce que vous racontez la vérité pour autant ?

— Quel intérêt aurais-je à mentir ? rétorqua la mage.

— Je l’ignore, je vous ai rencontrée il y a tout juste quelques heures. Vous n’êtes pas la seule à connaître l’histoire de Menistas. Je l’ai vue de mes propres yeux !

— Peut-être devrais-tu questionner tes connaissances, aussi solides soient-elles. N’as-tu emprunté ce portail car la quête de réponses te hantait ? Je le répète, il s’agit d’un endroit différent de tout ce que tu as connu jusqu’à présent.

— Ça, je le crois, mais nous avons encore tant à explorer. Tout ce que je sais, c’est que cette architecture est simpliste, même pour un village isolé. Impossible qu’il ait été bâti après l’invention de l’écriture !

— « Simpliste » est un jugement de valeur aux antipodes de l’objectivité. Une auto-proclamée aventurière devrait mieux savoir. Lis donc cette plaque, si tu ne me crois pas. Authentique preuve archéologique.

Un brin d’outrecuidance accompagna le geste avec lequel Vazelya tendit la tablette. Héliandri eut beau analyser l’écriture jusque dans ses moindres courbes, aucune claire signification ne s’en extirpait. Kavel s’y essaya juste après, mais se mordilla les lèvres inférieures dès qu’il en eut aperçu les contours.

— Je maîtrise tout juste la langue nirelaise, déplora-t-il. Alors les langues anciennes… C’est hors de ma portée.

— Je n’y comprends rien ! se plaignit Héliandri. Cette écriture ne ressemble à rien de ce que j’ai vu lors de mes précédentes explorations. Telle est votre contribution, mécène ? Vous vanter de mieux vous y connaître ?

— Je souhaitais juste témoigner de ma bonne volonté. Quoi qu’il en soit, cette plaque est intrigante, puisqu’elle décrit la mort de l’érudit du village. Apparemment, il serait décédé de vieillesse à l’âge de cent-sept ans.

Doucement, Kavel emprunta la pierre des mains de l’aventurière, dont le maintien s’était déjà affaibli. Il s’efforça tant bien que mal d’en saisir le sens pendant que ses compagnons se consultaient. Une expression inquisitrice soutint les foulées de Turon à son approche, dont les palpitations étaient ostensibles.

— Discrète vérification, lâcha-t-il. Vos paroles ne semblent pas imprégnées de mensonges, Vazelya. Mais comment ? C’est seulement deux tiers de l’espérance de vie actuelle des ludrams !

— L’on vivait moins longtemps dans le passé, fit Makrine. Pourquoi s’en étonner ?

— J’en suis conscient. Sauf que hors de périodes de guerres, d’épidémies ou de famines, l’espérance de vie des ludrams n’a jamais été inférieure à cent-vingt ans. C’est le consensus des historiens, cohérent avec nos connaissances sur le processus de vieillissement.

— Mon attitude est la plus raisonnable, avança Vazelya. Voilà pourquoi vous devriez suivre mon exemple. Il est impératif de nous remettre en question dès lors que de nouveaux faits se présentent. Questionnez vos acquis, sinon votre esprit se bloque dans la simplicité et le dogmatisme.

— Je suis toujours prompte à me remettre en question, affirma Héliandri. Mais ces nouvelles informations, comme vous dites, doivent elles aussi être l’objets de critiques. Pas besoin de fréquenter d’immenses bibliothèques pour le savoir.

— Que l’aventurière examine cette plaque. Pour ma part, elle apparaît sans équivoque. Elle décrit avec détail la quiétude avec laquelle la mort a emporté ce ludram. Elle mentionne la vie quitter ses yeux, et son sourire s’effacer de son visage parcheminé à la peau bleue.

Héliandri se déroba d’un soupir, faute de trouver quoi répliquer. Elle entreprit de marcher autour des habitations, dans l’idée de dénicher d’autres trouvailles, et interpella ses compagnons vers ce même but.

Les bardes voulurent emboîter ses pas, tout comme Adelris, mais ce dernier s’arrêta net.

— Le village était donc peuplé de tegaras ? demanda-t-il.

— Rien de surprenant à cela, répondit Turon.

— Pardonnez mon ignorance, mais je n’ai qu’une vague idée sur les raisons derrière la complexion des ludrams.

— Je me suis bien renseigné, expliqua Kavel. Les plaines triomphent aux alentours, mais hors des continents, les mers et les océans dominent peu importe la taille de l’île. Tout ludram né sur une île, un archipel, voire un navire aura cette complexion bleue. Ce qui ne nous avance pas ici. Tout ce que ce récit d’antan nous apprend, c’est que la physiologie des ludrams fonctionnait déjà ainsi à cette époque, aussi imprécise soit-elle.

Un sourire s’élargit sur le visage d’Adelris à mesure que son cadet discourait. Quand l’éclaircissement approcha de sa conclusion, il ne put s’empêcher de s’orienter vers Amathane, laquelle se campait encore à l’écart du groupe.

Des éclairs jaillirent aussitôt de son regard. Elle s’imposa au-devant de Phiren, dont les nerfs s’étaient crispés autant que sa partenaire.

— Je n’aime pas cette attention, lâcha-t-elle. Parce que je suis tegaras, je dois tout savoir ? Je suis représentative de l’ensemble des ludrams de même complexion ? Non, je trace ma propre voie, même si elle a commencé dans l’immensité des flots.

— Ce devait juste être de la curiosité mal placée, justifia Dehol. Basgui est la première personne que j’ai rencontré après ma perte de mémoire, et elle était tegaras. Je serai à jamais reconnaissant de son hospitalité, mais pendant que nous discutions, j’ai clairement vu qu’elle cachait quelque chose. Quel rapport les tegaras entretiennent avec les autres ludrams ?

— Je n’ai pas envie d’en parler. Surtout si l’on me considère comme une intruse au sein de la compagnie. La moitié d’entre vous connaît sans doute les détails, de toute manière.

Mains jointes, yeux plissés, Amathane termina d’un hostile coup d’œil. Dehol et Adelris se détournèrent d’Amathane comme leurs mots se calèrent dans leur gorge. Ils s’apprêtèrent à se tourner vers leurs compagnons, qui déjà poursuivaient leurs fouilles de part et d’autre du village. Si Dehol retrouva Vazelya sans difficulté, focalisée sur l’inspection des maisons, Adelris perdit inopinément son frère de vue.

Parce qu’il se dirigeait vers une élévation inaperçue jusqu’alors. Au centre d’un mégalithe, là où herbes et pierres s’entremêlaient, où l’environnement était vidé de son essence plus encore qu’ailleurs. Deux bras squelettiques jaillissaient du sol de même qu’une moitié de crâne. La mâchoire s’était ouverte pour l’éternité. Le corps semblait s’être courbé lors de ses ultimes instants.

Une sueur glacée submergea la figure livide de Kavel. Des frissons l’ébranlèrent de part en part. D’abord paralysé, il manqua de basculer le long de la déclivité, mais Adelris le rattrapa de justesse.

— Ce n’est qu’un mort, souffla le guerrier. Aujourd’hui, cet individu est en paix.

— En paix ? douta l’historien. Cette personne s’est figée dans une expression d’horreur, de stupeur, voire les deux ! Il s’agit de quelqu’un d’autre que l’érudit de la plaque.

— Qui, dans ce cas ?

— Il n’y a pas de nom. Pas d’inscription. Malheureuse, malchanceuse victime ensevelie sous la terre, seulement pour émerger à la face du ciel… Adelris, j’ai peur.

Bien qu’il se fût redressé, Kavel peinait à garder l’équilibre. Éponger son front s’avéra insuffisant, car des tressaillements l’envahirent de plus belle. Clore les paupières ne l’aida guère, car la vision du squelette le tenailla jusque dans son âme. Adelris le secoua, l’appela de tout son être. Rien ne rassénéra son cadet.

— Et si cette mort était plus récente ? envisagea Kavel. Et si c’était le sort des explorateurs traversant le portail ? Alors jamais je ne reviendrai partager les réponses.

— Tu n’as rien à craindre, d’accord ? rassura Adelris. Mon engagement est sans équivoque, et notre compagnie se renforce !

— Contre des forces innommables. Contre une puissance capable de nous enterrer d’un simple geste. Je ne sais pas me battre, Adelris. Je ne sais pas me défendre !

— Moi, je le sais. Aucune frayeur ne me ralentit. Tout ce que je souhaite, c’est que ma protection suffise. Après ce que nous avons déjà affronté, je me dois d’y croire.

— Ta puissance est sans égale, pourtant mes perspectives continuent de se limiter. Si certains individus ont intérêt à ce que nul ne revienne du portail, ils mettront tout en œuvre pour cela. Nous serons donc piégés. Notre vie appartient à ces implacables volontés !

Rarement Adelris avait vu Kavel se précipiter autant. Même si l’historien dévalait la pente à impressionnante allure, consumant ses poumons par pesantes impulsions, le temps commençait déjà à se décélérer sous son air estomaqué.

Si proches et néanmoins si éloignés. Neuf figures consacrées aux recherches, peu avisées de la teneur dont les alentours s’empreignaient. Seule Vazelya haussa les sourcils par-devers la coalescence de flux. Des vagues émergeaient en continu, mais aussi influentes fussent-elles, elles échappaient regard de tout un chacun. Pour les apercevoir, il fallait prêter attention aux oscillations se propageant au sein des lézardes. Pour les appréhender, il était nécessaire de ressentir les secousses remontant profondeurs de la terre.

Le choc impacta Turon en premier. Sous les cris de ses camarades, il fut propulsé sur plusieurs mètres, avant de se heurter contre un mur à proximité. Il s’étala dans un râle, assommé.

À cette collision succéda une série de tintements. Hache au poing, Adelris avait regagné le milieu du village, où Phiren, Amathane et Mélude avaient défouraillé. Héliandri encocha sur un juron, orienta son arc là où elle percevait des mouvements. Bientôt Zekan l’imita, dès que Makrine se fut assurée de la légèreté des blessures de Turon.

Mais ce fut Vazelya qui s’imposa au sein de la discorde. Elle qui se positionna devant son protégé confus. Elle dont le corps se ceinturait d’une lumière salvatrice, s’illuminant d’une myriade de nuances, déferlant à une vélocité phénoménale. Cet éclat jaillissait jusque dans ses iris, s’opposait avec la main invisible.

La mécène déploya son pouvoir à l’instant où la silhouette se concrétisa.

Le flux de riposte s’éleva, derrière lequel la figure se matérialisa. Par-delà les échos, fixité parmi les turbulences, elle se présenta comme une grande silhouette filiforme. Une longue tunique de teinte cendrée surmontait un pantalon nacré tandis que multiples bandes couvraient ses manches anthracites s’achevant en gants. Une cape dorée, fendue en deux, vacillait sous les perturbations générées par sa propre magie. Sous sa sombre capuche, devant une paire d’yeux illuminés, un masque en pierre craquelé le dissimulait entièrement.

— Enfin je te rencontre, dit Nasparian. Gêneuse, perturbatrice, quel qualificatif mérites-tu ?

— Le plus flatteur, répliqua Vazelya.

— Tu as eu tort de te montrer en personne ! tonna Héliandri. J’ignore pourquoi tu as d’abord attaqué Turon, mais tu ne blesseras plus personne d’autre !

Le trait fusa dans un sifflement et se désintégra à mi-chemin.

Bouche bée, l’aventurière voulut se saisir d’une autre flèche, seulement pour perdre le contact avec le sol. D’une main Nasparian l’immobilisa dans les airs, de l’autre il bloquait le jet continu de flux que Vazelya lui assenait. Héliandri intériorisa sa géhenne autant que possible, mais au milieu de ses camarades désemparés, la quérimonie finit par triompher.

Contre laquelle Nasparian resta de marbre.

— Vous vous êtes condamnés, dit-il. Mages, guerriers, érudits, collectionneurs, bardes, j’en ai déjà rencontré des centaines. Votre survie n’est due qu’à cette présence… Cette mécène dont la magie danse sous mes impulsions. Vazelya Milocer, tu te dresses sans peur face à moi. Et tu m’as passablement irrité.

— Mes capacités me le permettent, se targua la mage. Nous t’avions évoqué il y a de cela quelques heures, Nasparian. Qui que tu sois, tu n’es pas en mesure de m’égaler.

— Combien d’individus ont payé le prix de leur propre arrogance dans un douloureux trépas ? Certes, personne avant toi n’avait contrôlé mes jhorats, et pour cela, je suis contraint de t’encenser. Tôt ou tard, toute magie rencontre néanmoins à ses limites. La destruction de son environnement, dans le cas le plus extrême.

— Cette faiblesse, qui touche de nombreux ludrams et humains, ne me concerne pas. J’ai appris très vite à manier mon flux en harmonie avec la nature.

Des rayons coruscants s’intensifièrent, s’entrechoquèrent contre l’amas de flux ennemi, Des vibrations bouleversèrent les alentours, fendirent le puits et les habitations. Témoins de l’éminence magique, la compagnie en était happée, même si leur tremblantes jambes les exhortaient à détaler. Paralysée, Héliandri restait coincée, contrainte d’assister à l’impact des forces. Le soutien des musiciens n’y changea rien. Adelris, Phiren et Amathane eurent beau trancher, l’égide invisible se hissait de pleine solidité.

Vazelya et Nasparian se fixèrent, véhéments, au pinacle de leur intensité.

— Un excès de combattivité, commenta Nasparian. Cherches-tu tant à prouver ta vertu, en protégeant celles et ceux que tu viens à peine de rencontrer ? Ces braves compagnons qui ne t’accordent pas leur confiance ?

— Je cherche à me débarrasser d’une menace, riposta Vazelya. Quoique je ne suis pas indifférente à un tel potentiel.

— Il m’a été révélé il y a fort longtemps. En as-tu seulement conscience, Vazelya ?

— La question n’est pas de savoir comment tu as maîtrisé ces pouvoir, mais à quel escient tu les emploies.

— Il serait aisé de révéler mes objectifs maintenant. Une part de moi, je l’admets, reconnaît combien vous vous êtes démenés pour parvenir jusqu’ici. Gardien du sacré, je patientais depuis une éternité. Peut-être devrais-je vous mettre à l’épreuve.

— Quel jeu ourdis-tu, Nasparian ? Nous ne serons pas les victimes de tes machinations !

— Votre simple présence incite pourtant à la réflexion. Par centaines, exploratrices et explorateurs imprudents ont péri en ces lieux. En quête d’une réponse qui se devait encore d’être forgée. Lorsque l’aboutissement est proche, l’interrogation découle naturellement : et si vous y contribuiez malgré vous ?

Une fraction de secondes suffit pour que les ondes s’affaiblissent. Nasparian n’eut pas à esquisser un geste pour libérer Héliandri de son emprise. Il n’eut pas à entamer une torsion pour se volatiliser hors de la compagnie.

Les secousses se réveillèrent à son départ. Une fissure s’étendit jusque dans les limites du village, ouvrit une faille d’un demi-mètre, sinuant au-delà des visions perturbées. Vazelya elle-même cessa de déployer au moment où le sol se déroba à ses pieds.

Le groupe avait été épargné là où la terre avait été ébranlée. Autour régnait un lugubre silence comme la cicatrice avait marqué l’île à jamais.

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