Chapitre 17 : L'espéré entretien

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Bien que située au cœur de la ville, l’université de Parmow Dil garantissait à son corpus étudiant une indubitable sensation de sérénité. Une ceinture d’helendars, grands arbres aux feuilles dorées et dentelées, les séparait du reste de la cité. Entre ces limites jalonnaient des bâtiments d’architecture variée, empreintes de leur conception et rénovation à différentes époques. Plâtre, pierre, brique et bois s’assemblaient sur des édifices de grande hauteur, autour desquels des façades ornementées mettant en exergue les hémicycles érigés derrière de grandes vitres.

Là vibrait et résidait la jeunesse urbaine. Les uns trottaient le long des étroites artères et de vastes places, les bras lestés de lourds ouvrages. Les autres folâtraient au sein des quelques tavernes, se targuant de la rapidité avec laquelle ils descendaient leurs pintes. Cette seconde catégorie s’assurait cependant de rester près de leur logement, et évitaient le bâtiment central où telle conduite serait malvenue.

Trois tours se hissaient de cette massive structure et formaient une gradation du noir au blanc. C’était donc la colonne centrale d’un gris qui était la plus proche de tutoyer le ciel. En son sommet, par-delà une fenêtre incurvée, la rectrice s’adonnait à sa besogne quotidienne.

Le bureau se centrait sur un puits vitré, au travers duquel l’on apercevait étudiantes et étudiants s’affairer le long des escaliers en colimaçon. Tout autour se superposaient plusieurs couches de tapisserie, riches de motifs et de nuances, dont les rebords affleurèrent les pieds des étagères. Plusieurs centaines de livres décoraient ces surfaces boisées, parfois dissimulés derrière de petits pots de plantes.

Derrière une table en cipolin, appuyée sur un moelleux fauteuil, Ferenji dégustait un bouillon d’une seule main. Elle y trempait ses lèvres avec précaution tant de la vapeur s’en exhalait. Une main libre voyageait entre d’innombrables documents amoncelés de part et d’autre du bureau. Ferenji les consultait avec lenteur, s’attardait sur chaque paragraphe, et de sa plume signait là où son approbation était requise.

De doux rayons pénétrèrent à travers les vitres et lui réchauffèrent le dos. Ferenji se détendit à l’heure même de ses tâches. Une quiétude absolue régnait et lui assurait de les mener à bien, toutefois l’interruption se fit brutale.

— Entrez donc ! invita-t-elle sitôt qu’elle perçut la porte vrombir.

Guvinor poussa les battants et franchit le seuil, mais ce furent ses gardes du corps qui refermèrent la porte. Ils n’eurent pas contourné le puits que Ferenji leur adressait déjà un signe de la main.

— Madame la rectrice, c’est toujours un honneur ! fit Guvinor en esquissant une révérence.

— Pas d’excès de politesse avec moi ! répondit Ferenji. Tu peux m’appeler directement par mon prénom.

Guvinor acquiesça avant de s’asseoir par-devers la rectrice, conformément à son invitation. Ferenji termina son bouillon d’une goulée, parée à converser avec le parlementaire, quoique son regard s’attardait sur Yazden. Cette dernière s’efforçait de rester aussi inflexible que possible.

— Un jour propice aux nouvelles rencontres, déclara-t-elle. Qui es-tu ?

— Moi ? demanda la garde. Yazden Gurig, madame ! Je remplace Turon Belemia durant son absence. J’avoue par ailleurs être impressionnée par ce campus ! J’ai arrêté mon éducation à l’âge de dix-sept ans, mais j’aurais été fière d’être étudiante ici.

— Me voilà flattée ! Mais j’ai beau chanter les louanges de ma propre université, nombreux ont été les femmes et hommes à la diriger avant moi. Si cet établissement rayonne dans la cité, et même au-delà, c’est grâce à eux.

Ferenji écarta son bol comme ces documents. Plus aucun obstacle n’entravait sa vision, au centre de laquelle le politicien s’érigeait, mains plaquées sur la table.

— Je t’attendais, dit la rectrice. Je suiheureuse de savoir que ma lettre est bien arrivée à destination.

— J’aurais souhaité venir ici plus tôt, se justifia le parlementaire. Cependant, j’ai eu un petit contretemps.

— Quel type de contretemps ?

— Une tentative d’assassinat.

Le choc impacta Ferenji, la paralysa sur le moment. Même si des plis ravinèrent son faciès, elle s’évertua à ne pas sursauter, à maintenir sa stabilité sur son siège. Elle s’inclina toutefois, se rapprocha de son interlocuteur, à qui elle exigea davantage de précisions.

Guvinor consacra de longues minutes à relater chaque détail des dernières semaines, puisque la rectrice se trouvait déjà dans la confidence. Depuis la réception de la lettre, suivie de l’infiltration des assassins, jusqu’à leur visite avec Nospha dans sa cellule. Souvent Akhème et Yazden glissaient leurs commentaires, qui malgré leur cynisme échouèrent à décrisper la rectrice.

Cette dernière épongea son front à la fin du récit, une main enserrant l’accoudoir de son siège.

— Ai-je été aveugle ? se dolenta-t-elle. La guilde des assassins de retour à Parmow Dil ! — Moi-même, admit Guvinor, je ne m’y attendais pas. De quoi inciter à redoubler de vigilance.

— Pas que pour nous ! Quels dangers attendent Kavel sur la route ? Je ne veux pas l’avoir envoyé à sa mort !

— Je crains la même chose. Héliandri et moi partageons le même but, mais chaque jour, je m’interroge sur la pertinence de mes décisions. Si je n’ai pas tiré avantage de son expérience d’aventurière pour qu’elle réalise ma volonté.

— Du calme ! intervint Akhème. Madame la rectrice, vous avez envoyé l’aîné de Kavel avec lui. Un fort guerrier d’après vos descriptions. Turon est aussi à leurs côtés, et comme moi, il est rompu à l’art du combat ! Je ne me tracasserais donc pas, si j’étais vous.

Un sentiment d’allègement fendit Ferenji. De multiples sillons creusaient néanmoins toujours sa figure. Incapable de fixer ses interlocuteurs, elle parcourait son bureau du regard, admirait sa propre collection d’ouvrages. Mais quand elle réalisa s’être trop murée dans ses songes, Ferenji se racla la gorge et revint à la discussion.

— C’est une question de confiance, conclut-elle. Le cœur du problème est qu’ils s’aventurent là d’où peu sont revenus.

— Héliandri a prouvé qu’un retour était possible, rappela Guvinor. Elle peut réitérer cet exploit, surtout à la tête d’un groupe plus conséquent.

— Mais elle n’était pas seule lors de sa première tentative. De plus, elle n’a pas su se rendre au-delà des ruines. Nul ne sait ce qui se trouve derrière ce portail ! Même s’ils reviennent sains et saufs de cette expédition, et c’est tout ce que je souhaite, cela risque de durer des mois. Des mois d’incertitude, au cours desquels nous n’aurons probablement des nouvelles. Kavel est à peine débarqué à Menistas qu’il a entamé le projet le plus pernicieux de son existence. Un esprit si brillant ne doit pas être englouti par les méandres de secrets de naguère.

Des frissons enveloppèrent Ferenji sur ces propos. Ils faillirent se répandre jusqu’aux gardes de corps, qui se raidirent en résistance. D’un soupir la rectrice s’enfonça dans d’obscures perspectives, aussi Guvinor dut l’interpeller.

— Nous avons œuvré pour les protéger, affirma-t-il. Nous pouvons nous tourmenter, mais les faits sont là : leur réussite n’est plus de notre fait. Seul leur résolution les guidera sur le chemin, au bout duquel, espérons-le, ils trouveront les réponses que nous cherchons.

— Alors nous ne pouvons qu’attendre ? désespéra Ferenji.

— C’est ce que j’aurais préconisé. Si aucune lame n’avait étincelé dans la nuit. Si le glauque ricanement de Nospha ne hantait pas encore mon esprit. J’ai pris un risque en m’entretenant avec toi, Ferenji, en supposant que tu l’acceptais aussi.

La rectrice réprimait tout tremblement, fixait eGuvinor droit dans les yeux.

— J’ai mené une vie confortable, avoua-t-elle. Quittant mon environnement natal très tôt pour me retrouver à l’abri au sein des murailles de Parmow Dil. Quelle lâcheté ce serait d’avoir peur dans ces circonstances. Il suffit de jeter un œil autour de vous pour constater la luxure que cette position m’a offerte.

— Il faut de tout dans une société, rétorqua Akhème. Tout le monde ne peut pas être une aventurière comme Héliandri ou une guerrière comme moi.

— Parfaitement ! assura Yazden. Guider la future génération est un rôle crucial qui inspire le respect. Vous n’avez pas à rougir face aux exploits d’autrui.

— Peut-être, concéda Ferenji. Mais je pense à toi, Guvinor. N’as-tu pas été élevé dans la rudesse des monts Puzneh ? Éminent membre de la tribu Kothan, rompu à l’art des armes ? Et malgré tout, ici tu te présentes, parlementaire réélu à de multiples reprises.

Guvinor se renfrogna. Il eut beau chercher du soutien auprès de ses gardes du corps, un rictus avait émergé sur son faciès et persistait malgré lui. Il se pencha à son tour, coudes posés sur ses genoux, un profond éclat émanant de ses iris.

— Je me suis interrogé, révéla-t-il. Pendant longtemps, j’ai imaginé que mon passé était derrière moi. Que ma place était à débattre au parlement, œuvrant pour le bien-être des citoyens de Nirelas. Mais le passé ressurgit toujours quand on le pense enterré à jamais. Parce que Héliandri partageait mes intérêts, je l’imaginais capable de mener cette expédition. Et si je me trompais ? Si nous comparons les longévités humaines et ludrames, Héliandri et moi sommes à peu près du même âge, après tout.

— Pour votre âge, commenta Akhème, votre condition physique à tous les deux est très bonne !

— J’apprécie le compliment, mais le constat reste identique. J’ai étendu ma volonté à la compagnie à défaut de les suivre. Comme si une part de moi souhaitait évitait de retourner dans ces ruines. Pourtant, mes motivations seraient similaires à celles de Héliandri.

— Ce n’est pas comparable ! Votre expédition dans les ruines de Dargath date d’il y a un demi-siècle.

— Parfois j’ai l’impression que c’était dans une autre vie. Parfois les souvenirs sont si nets, comme si cela s’était déroulé il y a quelques semaines. Je devrai y retourner, tôt ou tard. En attendant, je dois agir d’ici.

Guvinor observa un silence là où ses gardes du corps escomptaient un soupir. Ses doigts glissèrent le long de la table pendant qu’il cogitait, un air grave inscrit sur ses traits. Partageant son expression, Ferenji se suspendit à ses propos, les yeux plissés.

— Tu es une force inspirante, encensa-t-elle. Une flamme inextinguible. Je suis prête à collaborer avec toi, Guvinor. Quelles que soient les conséquences.

— Je t’en suis gréé, reconnut Guvinor. À l’avenir, nous devrions néanmoins nous rencontrer dans un endroit plus discret.

— Au cas où des assassins surgissent de nouveau ?

— Pas seulement. Je me méfie de certains de mes collègues. Au-delà de nos divergences idéologiques, j’entends.

— Tu penses qu’un parlementaire aurait pu engager ces assassins ?

— Nul n’est à l’abri de mes soupçons, malheureusement. Il existe aussi d’autres manières de nous nuire. Le déroulement du procès de Héliandri constitue un exemple frappant.

— De ce que j’ai entendu. Mais tu étais loin d’être l’unique soutien de sa cause, seulement son plus ardent défenseur. Serait-ce envisageable de rencontrer ces parlementaires ?

— J’y ai songé.

— Nous ne sommes pas seuls. Même au sein de l’université, de nombreux professeurs ont exprimé pareilles opinions, en public ou en privé. Il nous suffirait de…

La porte gronda inopinément, coupant court au dialogue.

Dans un rugissement jaillit une douzaine de gardes, armes au poing. Guvinor et Ferenji se redressèrent brusquement, leur cœur cognant contre leur cage thoracique, sondant en vain une échappatoire. Les gardes se positionnèrent en cercle autour d’eux, ce contre quoi Akhème et Yazden dégainèrent leur lame.

— Baissez vos armes ! tonna un des gardes.

Ni le surnombre, ni l’acerbe ton ne les exhorta à l’exécution. Leur perspective s’était resserrée à la menace environnante, leur poignée glissait le long de leurs paumes moites, pourtant elles se figèrent dans cette posture défensive. De durs plis déparèrent leur faciès.

Bientôt Guvinor les imita. Prax s’était en effet invité dans le bureau, mains jointes derrière le dos.

— Je ne prends aucun plaisir à cela, dit-il. Ceci est la preuve la plus concrète qu’il y a des conséquences. On ne conspire pas impunément contre notre pays !

— De quoi parlez-vous ? s’emporta Ferenji.

— Ne feignez pas l’innocence, tous autant que vous êtes. Ton entêtement dépassait déjà les bornes, Guvinor, mais je ne m’attendais pas à ce que tu tombes dans pareille bassesse. Soudoyer les gardes pour faire sortir une criminelle de Parmow Dil, vraiment ? Inutile de nier ! Ton visage en dit long.

Guvinor enserra son poing, tressaillant de tout son être, hélas Prax restait hors de sa portée. Il marchait derrière les gardes, un air suffisant imprimé sur ses traits.

— Comment l’as-tu appris ? lança Guvinor.

— J’admets avoir eu des difficultés, concéda Prax. Planquer cette gredine dans une insignifiante auberge était une bonne idée. Combien a-t-elle payé sa propriétaire, au juste, pour qu’elle la protège autant ? Elle n’a répondu à aucune de mes questions !

— Tu parles de Shano ? C’est une amie de Héliandri. Sa loyauté ne vient pas de paiements.

— Comme c’est touchant. Au contraire de celle des gardes, je présume ? Dommage pour toi, Guvinor, car ma bourse est plus remplie que la tienne.

— Tu critiques mes méthodes, mais tu ne vaux pas mieux ! Tu soudoies aussi les gardes, et tu as envoyé des espions pour surveiller Héliandri !

— Uniquement quand elle était encore à Parmow Dil. Elle doit être trop loin, désormais. Mais je ne me tracasse guère, car depuis son dernier passage dans les ruines, la sécurité à l’entrée de la forêt de Sinze a été renforcée. Cette brigande n’a fait que retarder son incarcération. Sa sentence sera bientôt prononcée, comme la vôtre.

Deux gardes s’écartèrent pour mettre le parlementaire en évidence. Relevant la teinte, souriant à pleines dents, Prax toisa chacune de ses cibles.

— Vous êtes en état d’arrestation pour trahison et conspiration, décréta-t-il. Guvinor, ordonne à tes gardes du corps de lâcher leurs armes. Une capture musclée ne plaiderait pas en ta faveur.

Akhème et Yazden gardèrent leurs armes brandies en dépit des avertissements.

— Et si nous résistons contre notre arrestation ? assena Yazden.

— Ce serait stupide et dangereux, répliqua Prax. Nul n’est censé ignorer la loi.

— Même quand cette loi est injuste et oppressive ? En tant que citoyens, n’est-il pas de notre devoir de questionner comment elles sont écrites ? Comme des outils destinés à renforcer une hiérarchie déséquilibrée ? Comme un moyen pour les dirigeants de juguler quiconque doute de leur bien-fondé ? Mon sens moral me dicte de ne pas me soumettre lorsqu’une règle étouffe nos libertés fondamentales.

— Ta nouvelle garde du corps est agrégée de philosophie, Guvinor ?

Prax exhala un soupir avant de claquer des doigts. Aussitôt les gardes exécutèrent un pas vers l’avant. Leurs armes se situaient à dangereuses proximité de Yazden et Akhème, lesquelles ne flanchèrent guère face au cliquetis du métal.

Guvinor leur ordonna de rengainer. Akhème et Yazden tâtonnèrent quelques secondes, leur vif regard cherchant une issue au-devant de cette masse cuirassée. Puis elles renoncèrent, abaissèrent leur larme, non sans fulminer entre leurs dents.

Ce jour-là, nul sang ne s’infiltra dans la tapisserie, ni ne macula la vitre du puits. Ce jour-là, l’enquête se heurta à une abrupte conclusion, lorsque les gardes cernèrent le politicien et la rectrice. Étudiants, académiciens et professeurs assistèrent à l’escorte des quatre prisonniers hors du campus universitaire.

Ils perçurent déjà le jugement s’abattre sur ces voix réduites au silence.

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