Chapitre 18 : Alliance insoupçonnée (1/2)

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Ils avaient contourné les marais de Khorsol. Ils s’étaient détournés des éminentes structures réparties parmi l’étendue de la forêt de Herega. Ils n’avaient appréhendé que les périphéries de la cité de Shonres-Varoth. Quoi que Menistas eût à leur offrir, cela revêtait peu d’importance à leurs yeux.

Il existait encore tant de bourgades où séjourner. Il recelait encore tant d’anciennes citadelles dissimulées dans l’opacité des chemins infréquentées. Tantôt les bardes louangeaient les anneaux de magie auréolant le sommet de pentes escarpées. Tantôt l’historien griffonnait ses hypothèses sur l’origine des glyphes guillochées sur des monuments. Mais ni les uns, ni les autres ne s’y attardaient davantage que nécessaire. Héliandri les cornaquait le long des voies les plus directes, hors de toute route.

Et se gaudit dès que la forêt de Sinze se démarqua à l’horizon. Persista jusqu’au moment où ses grands arbres les cernèrent sur toute la direction australe. Une perspective enchanteresse, diaprée de teintes smaragdines et mordorées, éblouit l’ensemble de la compagnie. C’était comme si une stable luminosité irradiait des ombres projetées par la cime. Un paysage figé, où la flore trouvait sa plénitude, s’étalait à perte de vue.

Héliandri se plongea plusieurs minutes dans cet environnement. À fouler l’orée de la sylve, de l’infime silhouette piégée dans les méandres à la figure singularisée. À identifier les failles camouflées parmi ces inextricables nœuds. Même si le lointain ne dévoilait guère toute ses facettes, où la destination se tapissait, l’aventurière le voyait avec parfaite netteté.

— Nous y sommes presque ! s’exclama-t-elle. Encore quelques jours de marche et nous atteindrons les ruines.

— Est-ce donc la forêt de Sinze ? demanda Kavel. Elle semble très dense et reculée.

— Parce qu’elle l’est, confirma Turon. Sinon, bien d’autres voyageurs s’y seraient rendus avant Héliandri. Fut un temps où l’histoire enfouie dans une forêt retirée n’intéressait que des archéologues et explorateurs en herbe. Puis le procès est arrivé.

Un grand sourire embellit la figure de Héliandri comme elle se tourna vers ses compagnons.

— Quelle ironie, fit-elle. Eux qui voulaient maintenir les ruines de Dargath dans l’oubli, ils n’auront réussi qu’à les exposer à la lumière de tout le monde ! Je ne crains pas leur sentence, et je ris de leurs superstitions.

— Tout de même, rétorqua Adelris. La forêt semble aisée d’accès maintenant que nous y sommes parvenus.

— C’était déjà le cas lors de ma précédente venue.

— Depuis lors, n’auraient-ils pas songé à renforcer la sécurité ? Non que je me plaigne, mais durant des semaines, nous n’avons cessé de surveiller nos arrières. Devons-nous seulement porter notre regard au-devant ?

— Je suis toujours prudente, Adelris.

L’aventurière avança sur cette impulsion, désireuse de progresser par-delà l’orée. Mais à peine s’était-elle mue que les arbres commencèrent à s’ébranler aux alentours. Arrachées des branches, des feuilles chutèrent par dizaines, et oscillèrent par-dessus la compagnie.

Héliandri adopta une posture défensive. Pas la moindre vétille n’échappait à sa vigilance tant son regard perçait. D’une main elle frôla son carquois, de l’autre elle fit signe à ses camarades d’un air circonspect.

— Restez groupés ! avertit-elle. Je ne sais pas d’où ça vient !

— Quelque chose s’est produit depuis ta dernière venue ? se renseigna Turon. Nous le saurons bientôt.

Les tremblements se multiplièrent à chaque instant. Alors que leur cœur battait au même rythme, les compagnons obtempérèrent. Ensemble ils formèrent un cercle afin de ne manquer aucune direction. Oreilles tendues, têtes redressées, ils s’immergèrent dans cet environnement où l’on répliquait à leur intrusion par de lourds grondements. Quand les ombres étirèrent, leurs muscles se bandèrent. Quand leur souffle ralentit, leurs armes cliquetèrent. Des lames luirent dans l’opacité de la cime, une hache miroita de plus belle, et des flèches étirèrent les cordes des arcs.

Aussi parés fussent-ils, l’adversité se matérialisa trop promptement. Un clignement d’yeux, un battement de cils, et déjà le vrombissement assaillait leurs tympans. Surgit alors un colosse de pierre et de métal, titanesque force par-devers la compagnie, qu’elle attaqua de ses massifs poings.

Une égide magique absorba l’impact. Le jhorat était paralysé, ses bras bloqués sur le sommet du bouclier qu’avait généré Makrine. Un flux bleuté jaillissait de ses paumes qu’elle maintenait en continu, en dépit de ses halètements.

— Tu es capable de générer un tel sort ? s’écria Turon.

— Évidemment ! se défendit Makrine. Ma magie ne sert qu’à pas divertir ou à soigner. Même si c’en sont des importantes composantes.

Un second coup retentit, propageant des fluctuations le long de la courbure. Makrine commença à fléchir comme de la sueur exsuda de son front, aussi Mélude bondit à ses côtés et braqua son épée en fer vers le jhorat.

— Préparez-vous ! alerta Makrine. C’est une force de la nature ! Je ne pourrai pas… résister longtemps.

— Nous te protègerons ! assura Mélude.

Lorsqu’un autre assaut impacta le bouclier, Makrine lutta de justesse, mais des tressaillements l’envahirent toute entière. Zekan banda son arc à brûle-pourpoint, s’interposa entre son amie et le jhorat.

— Vous savez vous battre ? réalisa Turon.

— Nous ne nous serions pas lancés dans une telle expédition ! avança Zekan. Comment pourrions-nous protéger nos amis, sinon ?

— J’affectionne mon épée presque autant que mon luth ! affirma Mélude.

Turon restait encore sans voix. Assister à la défense des bardes avait de quoi alléger la compagnie, toutefois la tension se resserra à mesure que Makrine se courbait. Tous attendaient le moment propice pour la riposte. Tous se dressaient impavides au-devant du jhorat déchaîné. Quoiqu’un voile de lumière les séparait de l’adversité, sa proximité les exhortait à la précaution. À surveiller chaque mouvement de l’ennemi quand bien même ils se répétaient. À mesurer la force contenue dans ses bras.

Le jhorat abattit ses poings une fois encore, après quoi le rempart magique se dispersa en un chapelet de particules. Makrine s’effondra dans un soupir, mais Kavel la rattrapa avant qu’elle ne goutât à l’impact du sol.

Deux flèches sifflèrent en même temps. Percèrent le buste du colosse, qui flancha alors sans cesser de les attaquer. Entre ses membres imposants s’infiltra Mélude : elle essaya de lui taillader les jambes, mais ne traça qu’un fin trait sur sa cheville. Le jhorat répliqua d’un coup de genou sur son épigastre, suite auquel la barde s’arqua en expectorant.

— Visez son torse ! suggéra Kavel en redressant Makrine. Vos armes seront sans doute plus efficaces contre la pierre.

Turon fusa avant même que le conseil parvînt à ses oreilles. Dans un pivot débuta sa danse, ses lames tournoyant avec prestesse, jusqu’à parvenir à hauteur du jhorat. Il abattit l’une après l’autre, chaque impact générant une gerbe d’étincelles. Pourtant, le colosse eut beau reculer, il dominait encore de toute sa stature. Les échos s’accumulaient sous les assauts du garde.

D’autres jhorats jaillirent d’entre les arbres. S’approchèrent de la compagnie à lentes mais pesantes foulées.

Kavel ne put freiner son claquement de dents. Il venait d’abandonner Makrine, qui se remettait peu à peu du choc, pour porter assistance à Mélude. Tout le temps qu’il l’aida à se relever, les grondements alentour le tenaillèrent, si bien que ses jambes se mirent à flageoler.

— C’est pire que tout ! paniqua-t-il. Qui a conçu un pareil condensé de puissance ? Sont-ils indestructibles ?

— Imparables ou non, objecta Adelris, je continuerai à te protéger. En retrait, Kavel ! Si ma hache peut t’aider à rédiger l’histoire, je la brandirai avec fierté !

Le guerrier soulevait sa hache à pleines mains. De profonds plis sillonnèrent son faciès pendant qu’il étudiait le déplacement des jhorats. Il s’agissait alors de sonder la cible à abattre. De guetter le jhorat qui se rapprochait trop dangereusement de son cadet. Adelris s’immobilisa pour cet exercice. S’immergea dans ce combat pour lequel son corps s’était exercé.

Derrière, Héliandri scrutait encore davantage que lui. C’était comme si ses sensations avaient été ralenties pour mieux appréhender son environnement. Pour mieux observer la cadence avec laquelle les jhorats se complétaient. Pour mieux visualiser le flux que canalisait Makrine avec son bras levé. Pour mieux apercevoir Mélude quitter Kavel et revenir à hauteur de ses homologues. Pour mieux apprécier Turon s’opiniâtrer contre son tenace adversaire.

Chaque seconde qui s’égrenait intensifiait les risques. Héliandri prit pourtant le temps d’extraire une flèche de son carquois avant de la glisser à son arc. Parmi ce champ de bataille, où les vrombissements se répercutaient comme jamais, elle s’évertuait à se focaliser vers l’essentiel. Or les yeux de jhorats luisaient d’un fort éclat. Elle visa un colosse à gauche, situé à une trentaine de mètres, et limita sa vision à sa seule cible.

Et décocha finalement son trait, qui ne manqua pas d’un centimètre. Sous la célère pointe se brisa le kolu, et aussitôt le jhorat s’écroula vers l’avant.

Un silence s’abattit parmi la compagnie, encore secouée par le retentissement de l’adversaire terrassé. Tous restèrent bouche bée, hormis l’aventurière, pour qui la stupéfaction céda à un large sourire.

— Ils ont un point faible ! informa-t-elle. Ciblez leurs yeux !

Ainsi l’impulsion se propagea en un instant. Adelris fut le premier à réagir, rugissant à en effarer ses camarades. Il s’élança vers le plus proche jhorat, contre lequel il leva sa hache, animé par une intarissable ardeur. S’abaissant pour se dérober de la riposte, le guerrier pénétra par-delà les défenses adverses. Son arme s’enfonça dans la pierre, renversa le colosse vers l’arrière. Il lui suffit alors d’abattre le tranchant sur la tête, qui détruisit le kolu comme la vie du jhorat.

Kavel resta pantois face à ce triomphe. Turon aussi en avait été témoin, ce qui le stimulait dans son propre duel. Il taillada en amont, atteignit les yeux de son adversaire. Il s’imposa sur un cri et le jeta bas à son tour, non sans s’écarter de justesse.

Pantelant, le garde avisa les particules de flux s’agglomérer autour de Makrine, guindée et focalisée sur son action. Dès qu’elle eut conglobé assez d’énergie, elle généra des filaments pourpres qu’elle transféra vers l’épée de Mélude. La lame s’amplifia en quelques secondes, gorgée d’un flux éminent comme des étincelles en jaillissaient. Sitôt renforcée que Mélude mena son propre assaut, une once de hardiesse esquissée sur ses traits. Elle ne demeura en l’air qu’une poignée de secondes. Pourtant ses compagnons eurent le temps de contempler la fluidité de son coup. De la torsion qu’elle imprima à son épée, jusqu’à trancher sa cible. La barde se réceptionna une main, un jet de particules voletant autour d’elle.

Plusieurs jhorats étaient déjà tombés. Seul Kavel, sans arme et désorienté, restait spectateur par-devers le concert de lames et de sorts se répercutant par-delà l’orée. Les colosses s’acharnaient, redoublaient de force. Derrière les ombres ils jaillirent, devant les arbres ils assaillirent. Un déluge de coups pleuvait contre des envahisseurs obstinés. Jamais les compagnons ne flanchaient en dépit des fracas.

Héliandri sonda le terrain d’affrontement, mesura l’angle de vue dont elle disposait depuis sa position, avant d’encocher une nouvelle flèche. Un sifflement s’ensuivit, toutefois le trait n’atteignit pas sa cible, car elle avait élevé les bras en guise de protection.

— C’aurait été trop simple ! râla Héliandri.

Alors qu’elle saisissait une autre flèche, l’aventurière se pétrifia momentanément. Des jhorats eurent beau chuter un à un, les armes eurent beau percer la pierre et triompher du métal, les jhorats émergèrent en continu depuis les profondeurs de la sylve. Ils restreignaient les perspectives de la compagnie. Minute après minute, dans des grondements devenus immodérés, le groupe de jhorats semblait s’être transformé. Ils s’étaient rassemblés en une ligne qui tenait lieu de rempart. Pas la moindre ouverture ne s’offrait derrière leur massive stature.

— Est-ce le moment de se replier ? s’écria Kavel.

— Jamais ! refusa Turon. Nous n’avons pas fait tant de chemin pour renoncer maintenant !

— Il a raison ! confirma Héliandri. Si tu crains pour ta vie, gamin, reste derrière moi, et je te protègerai. Personne ne périt sous ma garde.

Sur cette inspiration partit un véloce projectile qui manqua sa cible de peu. Héliandri fulmina entre ses dents, et prépara sa prochaine attaque en roulant vers l’avant. Quand un autre jhorat en trépassa, l’aventurière ne put se retenir de jubiler, haletant quelques secondes durant, inspirée à s’élancer.

Car malgré la quantité grandissant de jhorats, Adelris, Turon et Mélude persistaient encore à traverser leurs défenses, maniant leurs lames telle une extension de leur corps. Malgré les fracas générés par les colosses, Makrine jetait encore des rayons étincelants, soutenant aussi ses alliés par ses enchantements. Malgré la frénésie de leurs coups, Zekan ne cessait de décocher des traits.

Héliandri s’octroya un bref répit, lors duquel elle s’exhorta d’une profonde inspiration. Elle effectua une nouvelle roulade, abattit un jhorat supplémentaire, tâta les rares flèches reposant encore sur son carquois. Soudain s’étendit l’ombre, rapide et pernicieuse, dont elle se déroba d’un bond.

Mais un colosse jaillit alors et la cogna de toute sa puissance. Héliandri voltigea sur plusieurs mètres, sous le cri alarmé de ses compagnons. Des éclairs de douleur l’ankylosèrent comme elle atterrit lourdement sur le sol.

D’ici elle percevait tout. Héliandri s’avérait incapable d’endiguer le filet de sang glissant jusqu’à son menton. Tout comme elle était inapte à minimiser les picotements rongeant chacun de ses muscles. Au cœur de l’orée, à proximité immédiate de ses compagnons, personne ne se précipitait assez vite pour lui porter secours. Héliandri se résigna à son sort, obombrée par la jambe qui s’apprêtait à l’écraser.

Elle ne put clore les paupières qu’une nuée de projectiles s’éleva en une grâcieuse parabole.

Les vrombissements cessèrent, les sifflements s’intensifièrent. En-deçà des arbres, à quelques dizaines de mètres, Twéji élevait un robuste bras en ciblant les jhorats. Des dizaines de ses subordonnés se rangeaient à ses côtés, équipés de leur arc ou arbalète.

— À mon commandement ! tonna la générale. Débarrassez-moi de ces jhorats !

Flèches et carreaux volèrent dans une salve supplémentaire. Bien que les colosses s’efforçassent de les dévier, quelques-uns s’affaissèrent dès leur kolu pulvérisé. Des éclats s’éteignirent sous l’approche des militaires, qui par foulées millimétrées s’introduisirent dans l’orée. Tant de projectiles fusaient que l’environnement gagnait encore en opacité, empêchant les jhorats d’entamer la contre-attaque.

Kavel s’écarta à brûle-pourpoint. Abrité contre un tronc, il remarqua que jamais les traits ne frôlaient ses alliés. Ces derniers reculèrent toutefois, dépassés par les événements. Ils étaient comme témoins de deux armés s’avançant l’une vers l’autre. D’un côté se répandait la fureur de la pierre et du métal, de l’autre étincelait un attirail bariolé. La séparation se réduisait, les témoins retinrent leur souffle.

Et jamais la collision ne se produisit.

L’historien se frotta les yeux, massa son front, mais les événements apparurent pleinement tangibles. Les jhorats firent subitement volte-face, repartirent aussi lentement qu’ils étaient arrivés. Bientôt le son émis par leurs foulées s’effaça derrière l’horizon invisible. Ils laissèrent derrière eux un amoncellement d’homologues terrassés.

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