Chapitre 15 : Protéger et tuer (1/2)

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Dans la tour régnait une inquiétante quiétude.

Guvinor peinait à fermer l’œil depuis l’incident, quoiqu’il se reposait davantage que sa garde du corps. Rarement Akhème le lâchait du regard, ses mains enroulées en permanence autour du pommeau de ses armes. Pour elle, il s’agissait de scruter le moindre interstice, la moindre embrasure, comme si une ombre pouvait en surgir à tout moment. Et elle redoublait encore de vigilance lorsque les devoirs du parlementaire exigeaient des déplacements.

Des perspectives réduites délimitaient le bureau pourtant gorgé de lumière matinale. Dès les premières lueurs du jour, Guvinor s’attelait à sa tâche. Une lueur de pitié étincelait dans les traits d’Akhème, à force de le voir éplucher un interminable amoncellement de lettres. Elle préférait encore sonder les coins de la pièce.

La matinée avait bien progressé, et avec elle diminuait l’aspect insurmontable de la besogne, ce pourquoi Guvinor voulut se redresser. Au moment de soupirer, détournant ses yeux de l’amas, l’on frappa vivement à la porte. D’abord Guvinor consulta Akhème, puis autorisa la personne à entrer.

— Puis-je m’entretenir avec vous ? Promis, je ne vous ferai pas perdre votre temps. C’est très important.

L’invitée franchit le seuil en dépit des coups d’œil intrigués qu’elle récolta. Bien qu’elle ne brillât guère par sa taille, ses muscles saillants et sa démarche affirmée compensaient. Sur sa ceinture en airain pendait une paire de lames courtes et courbées, percées de multiples trous, et aux rebords dentelés. Par-dessus sa cotte de mailles, striée de manches et composé de petits anneaux d’acier, elle s’était équipée d’une veste d’aspect écaillé et au col enroulé. Des renforcements en vônli l’ornaient tant que ses jambières et brassards, tout comme son heaume conique, paraissaient plus ternes en comparaison. Ses traits fins apparurent sitôt qu’elle ôta son casque, dévoilant un visage oblong doté d’yeux étroits et mordorés. De complexion brune, elle avait attaché ses mèches lisses de jais en chignon.

Elle s’inclina alors par-devers Guvinor.

— Quel véritable honneur de vous rencontrer en personne, déclara-t-elle. Je m’appelle Yazden Gurig.

— Tu es la bienvenue dans ces lieux, fit Akhème, mais je m’interroge. Pourquoi t’exprimes-tu comme si tu le connaissais ?

Un air interrogateur fendait les traits de Guvinor, qui contourna la table afin de dévisager Yazden de plus près.

— En effet, dit-il, je ne me souviens t’avoir rencontré. Et je n’oublie ni aucun nom, encore moins les visages.

— Oh non, c’est bel et bien notre première rencontre ! clarifia Yazden en s’empourprant légèrement. Par contre, mon épouse doit vous être familier. Elle s’appelle Venior Seran.

Tel un écho se propagea le nom, dont la mention suffit à caler Guvinor et Akhème. Ils se regardèrent de nouveau, et leurs yeux se dilatèrent lors d’un court instant de réflexion. Après quoi le politicien revint vers Yazden qu’il détailla sous un angle différent.

— Voilà des années que je n’ai plus entendu ce nom, admit-il.

— Moi non plus, ajouta Akhème. Comment va-t-elle ? Est-ce qu’elle appartient toujours au clan Kothan ?

— Elle l’a quitté il y a quelques années, expliqua Yazden. Quand elle m’a rencontré, en réalité. Venior va bien. Nous nous sommes installés à Merisdon, un pittoresque village côtier près de la frontière ossoraise. Nous avons adopté une petite fille humaine il y a trois ans, et songeons à adopter un enfant ludram ensuite !

— Je suis heureux pour vous, s’ébaudit Guvinor. Nos chemins se sont à peine croisés, Yazden, mais la manière dont tu parles de Venior prouve que tu prends soin d’elle. La vie n’a pas toujours été facile pour elle, et elle mérite quelqu’un comme toi. Ceci dit… Je m’interroge. Puisque tu as une femme aimante, et puisque tu as entamé une paisible vie de famille dans la campagne nirelaise, pourquoi te rendre à Parmow Dil ? Toute armée et carapacée dans une armure, par surcroît ?

Guvinor regretta sa question aussitôt, car de multiples sillons creusèrent la figure de Yazden. Malgré la tentative de consolation d’Akhème, elle restait taciturne, inapte à prononcer quoi que ce fût. Il lui fallut ravaler sa salive et enserrer son emprise sur la poignée des larmes pour qu’enfin sa langue se déliât.

— Des nuits entières à en débattre. Lors desquelles nous essayions tant bien que mal de ne pas réveiller notre pauvre Nardui. J’ai réussi à persuader Venior d’achever sa quête. Mais vous avez raison, elles me manquent déjà….

— Achever sa quête…, songea Guvinor. Après toutes ces années, Venior se fixe encore cet objectif.

— Qui peut la blâmer ? Vous vous souvenez mieux que quiconque de son grand-père ! C’est la disparition d’Onjuril dans les ruines de Dargath qui vous a motivés à risquer l’expédition près de trente ans plus tard ! Et vous savez pertinemment que Venior vous aurait suivis si elle n’avait pas perdu sa jambe !

— Tu as raison, hélas. Tout comme tu en sais déjà beaucoup…

— Plus encore que vous ne l’imaginez, Guvinor. Les nouvelles du procès de Héliandri Jovas se sont répandues à vitesse de ghusne ! Même notre village perdu a eu vent de ce récit. Guvinor… Chaque fois que Venior m’a parlé de vous, votre ambition transparaissait sans équivoque. Vous planifiez de retourner dans les ruines de Dargath, n’est-ce pas ? Alors, par pitié, laissez-moi participer ! Laissez-moi rencontrer Héliandri.

L’ombre s’étendit soudain même là où la clarté triomphait. Telle une onde fendant tout sur son passage, elle traversa le parlementaire dont le visage parut s’affaisser. Il s’appuya sur le rebord de la table, Akhème se hâtant pour le soutenir, avant de retourner s’installer sur sa chaise.

Jambes étendues, comme affaissé sur son dossier, Guvinor posa une main moite sur son bureau. Il tarda à éponger les gouttes de sueur exsudant de son front, et mit une minute avant de fixer Yazden.

— Je crains que tu n’arrives trop tard, dévoila-t-il. Autant te mettre dans la confidence : j’ai envoyé Héliandri, entourée d’un solide groupe, vers les ruines de Dargath. Cette compagnie inclut notamment Turon, mon deuxième garde du corps.

— Quand sont-ils partis ? demanda Yazden. Puis-je espérer les rattraper ?

— Il y a plus d’un mois. Je suis désolé que tu aies voyagé jusqu’ici pour rien.

Yazden se rembrunit, bras suspendus le long du corps. Akhème lui tapota doucettement l’épaule sans qu’aucune lueur ne l’enveloppât. Pourtant, à force de cogiter, Yazden se raidit derechef. Plaquant ses mains sur la table, une étincelle zébra son faciès désormais débarrassé de sillons.

— Il y a une autre solution ! proposa-t-elle. Il vous manque un garde du corps, je serais donc heureuse de le remplacer !

Akhème saisit l’avant-bras de Yazden avant même que Guvinor ne pût réagir.

— Tu n’y penses pas ! avertit-elle. Turon et moi avons accepté de donner notre vie pour celle de Guvinor car aucun attachement ne nous retient. Mais toi, Yazden, tu as une femme, une fille ! Combien briserais-tu leur cœur si tu ne revenais pas ?

— J’en suis consciente ! se défendit Yazden. Venior me l’a répété encore et encore. Mais j’ai lu aussi en elle la frustration de ne rien savoir. Trop longtemps les mystères de ces ruines nous ont hantés. N’est-il pas temps d’y mettre un terme ?

— Au prix de ton propre sacrifice ?

Yazden s’extirpa du contact d’Akhème. Se plaça en face de la fenêtre, à proximité de Guvinor. Se cabra davantage, opinant avec résolution, à la stupéfaction de ses interlocuteurs. À aucun moment ses mains ne se libérèrent de la poignée de ses lames.

— Je ne suis pas une guerrière, discourut-elle. Ni une soldate qui se précipite sur le champ de bataille dans un cri de victoire. Cependant, je suis rompue à l’art des armes. Je suis agile, preste, et dotée d’un œil vif. L’affrontement direct n’est pas mon fort, mais je suis parée face aux menaces plus subtiles. Guvinor Heï Velham, puis-je devenir votre garde du corps ?

Ses traits se gravaient dans le marbre, imperturbables. La tête relevée, l’allure fière, Yazden ne pouvait néanmoins dissimuler les véloces battements de son cœur. Elle recula d’un pas, bientôt à hauteur d’Akhème dont elle avisa le sourire. Et quand Guvinor se releva, un sentiment d’allègement emplit la pièce.

— Si tu incarnes la volonté de Venior, déclara-t-il, il m’est difficile de refuser une telle offre.

— Je vous en suis gréé ! s’écria Yazden. Je jure de vous protéger autant que mes capacités le permettront. Et je jure aussi de me protéger moi-même, pour qu’un jour je revienne auprès de ma famille. Pour que je puisse me targuer de l’accomplissement de notre quête. Et alors nous serons enfin épanouis.

— J’admire ta dévotion, Yazden. Tu as l’air d’avoir pleinement conscience des risques. Cela me désole pourtant de te parler de notre prochaine destination. Est-ce que tu nous y accompagneras ?

— Où allons-nous, si je puis demander ?

— Rendre visite à l’ancienne maîtresse de la guilde des assassins, dans sa cellule.

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