Chapitre 14 : Histoires d'antan, fables du présent (2/2)

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Ygnolas se distingua rapidement des monts Puzneh, tant par son altitude modérée que par sa densité de population. Si la compagnie évita les cités de Juyazat, Furhankor et Loquastrie, contourner son réseau composé des dizaines de villages et petites villes s’avérait plus délicat. Chacune se nichait au cœur des nombreuses plaines et forêts du pays, là où fleuves et rivières s’enchevêtraient, nourrissant les abondantes terres cultivées par les fermiers. D’émeraude scintillait en permanence le panorama, quoique le blé et l’orge reflétaient d’or lorsque les voyageurs s’approchèrent des patelins. Moult vitres elliptiques paraient les demeures couronnées d’un toit en chaume ou en ardoise, et leurs rebords courbés les connectaient aux autres habitations.

De là vibrait une musique plus retentissante encore que celle des bardes. Bien des nuits, lorsque la compagnie guettait le repos, les célébrations des villages à proximité propageaient une mélodie pour laquelle Mélude, Zekan et Makrine étaient prêts à retarder le sommeil, inspirés des compositions inédites dès le lendemain. D’autres nuits, il leur suffisait de lever les yeux, et de contempler le spectacle d’un air pantois. Car des jets magiques jaillissaient de toute leur puissance et brillaient de mille couleurs avant de se dissiper dans la voûte étoilée. Depuis certains hameaux, des feux d’artifice les accompagnaient, explosant en éblouissant filaments. Mais le divertissement était surtout embelli par la présence de ghusnes, qui traversaient des cercles enflammés à des dizaines de mètres de hauteur, se concluant sous une myriade d’acclamations.

Souvent les bardes demandaient de se mêler aux festivités locales et à chaque fois ils se confrontaient à un ferme refus. Toutefois, Héliandri et Turon les autorisaient à les admirer depuis une bonne distance, enthousiaste à l’idée de narrer les origines de ces traditions. Trouvères et marchands itinérants assuraient la liaison entre chaque hameau, si bien que le groupe suivait malgré eux la même direction, sans pourtant emprunter les routes principales.

Une élévation inattendue les captiva alors. Au loin, la compagnie aperçut des centaines de marche en albâtre spiraler autour d’une haute colline, jusqu’à rejoindre une structure semblable à une forteresse. D’épaisses murailles en brique, marbrées de traits vermeils et flavescents, ceignaient une nuée de tours au sommet concave. Quelques orbes géants oscillaient par-dessus certaines d’entre elles, même si leur illumination était temporaire, uniques éléments changeants d’une structure sinon statique.

Malgré les kilomètres qui l’y séparaient, Kavel ne pouvait se détacher de ce bâtiment. Plus ses yeux s’y attardèrent et plus de nouveaux détails embellissaient ses perspectives. Il restait immobile, bouche béante, incapable même d’immortaliser la vision de sa plume.

Il sursauta, son cœur ratant un bond, lorsque Adelris se positionna à sa hauteur. Il s’installa sur l’herbe mouillé de la plaine et encouragea son cadet à l’imiter, lequel s’assit alors juste après.

— Je suis heureux pour toi, déclara Adelris. L’université d’Ophun possède une excellente réputation, paraît-il.

Une moue dépara pourtant les traits de Kavel.

— Cruelle ironie, tu ne trouves pas ? demanda-t-il. Menistas recèle de merveilles que nous n’avons pas le temps de visiter. Je brûle d’envie de gravir toutes ces marches, mais la quête importe plus que tout.

— Envisage-le à travers un angle optimiste, suggéra son frère. Lorsque notre mission sera couronnée de succès, ton nom sera synonyme de réussite dans tout Menistas, voire même au-delà. Toutes les universités se bousculeront pour t’inviter comme conférencier, pour connaître le moindre détail de tes découvertes.

— Encore faut-il en revenir… Et que ces découvertes en vaillent la peine.

— Moi, je n’en ai aucun doute. Est-ce que ton cœur vacille, Kavel ?

Kavel se pencha, mains enroulées autour de ses genoux. Il se sentait inapte à soutenir le coup d’œil de son aîné. Un soleil rougeâtre jetait sur le panorama, au bout duquel l’université s’y découpait triomphante. Face à une telle vue, l’historien se braquait, et dut même s’empêcher de pleurer.

Mais quand il s’orienta vers Adelris, il avisa que ce dernier s’était renfrogné. Il posa sa main sur son épaule, ce qui ne l’aide guère.

— Quelque chose te préoccupe aussi ? s’inquiéta Kavel.

— Tu as un objectif tout tracé, envia Adelris. Le mien, en revanche, s’avère encore nébuleux. Chaque jour, je m’interroge. Est-ce que ma décision était précipitée, désespérée, égoïste ? Peut-être les trois en même temps.

— Ne laisse pas les accusations de Héliandri te démoraliser ! Elle regrette ses propos.

— Ses regrets proviennent-ils d’une sincère remise en question, ou d’une volonté de maintenir un semblant d’unité dans cette compagnie ? Quand je croise son regard, son malaise est palpable.

— Je crois qu’elle est sincère. Aussi expérimentée soit-elle dans le domaine de l’exploration, elle est moins douée pour les interactions sociales. Se retrouver meneuse d’une compagnie, c’est nouveau pour elle, mais personne d’autre n’aurait pu assumer cette tâche. — Si tu te fies à elle, mon cœur me dicte de t’imiter. Mais j’aimerais aussi être respecté, trouver ma place. Un endroit où je peux être moi-même sans que nul ne me juge.

— Tu m’as soutenu, tu m’as protégé, et je dois te rendre la pareille. Assurons-nous que nos compagnons te traitent décemment, car ils seront notre principale fréquentation pour les mois à venir.

Sitôt redressé, Kavel se débarrassa des brins d’herbe accrochés à son pantalon, et son aîné fit de même. Ils se dirigèrent ensuite vers le campement d’où s’exhalait une agréable odeur de bouillon de légumes. Si les bardes savouraient le plat à coup de bruyante déglutitions, Héliandri et Turon se repaissaient avec lenteur.

— C’est une mauvaise idée, argua le garde. Nous devrions contourner les marais de Khorsol.

— Et ainsi perdre de précieux jours ? répliqua l’aventurière.

— Perdre du temps est préférable à perdre la vie.

— Ce serait illusoire d’imaginer traverser Menistas sans affronter de dangers. Et puis, as-tu oublié ma bague ? J’ai vaincu des rakanams par le passé, et je peux encore le faire !

— Je n’en ai aucun doute. Mais la vantardise et les exploits passés ne font pas tout. Rappelle-toi, Héliandri, tu diriges désormais une compagnie. Qu’en est-il de Kavel ? Et des bardes ? Économiser nos forces implique d’éviter tout affrontement non nécessaire.

— Tu as peut-être raison, après tout…

Tous deux se renfrognèrent, s’attaquant finalement à leur bol par franches cuillérées. Alors que les bardes tentèrent de s’impliquer dans la conversation, l’arrivée des deux frères les coupa dans leur élan. Suite à un sourire enjoué, Makrine et Zekan leur servirent une généreuse portion de bouillon, que les Kavel et Adelris dégustèrent aussitôt.

Il leur fallut quelques instants pour remarquer les sollicitations de Héliandri, dont le sourire guilleret les perturba.

— Elle est magnifique, n’est-ce pas ? fit-elle. L’université d’Ophun vaut le coup d’œil ! Pas que je m’y sois déjà rendu, mais c’est tout comme.

— Un jour, décida Kavel, j’espère avoir l’occasion de m’y rendre. En attendant, je m’y accroche éperdument.

— Il est clair que cet établissement est renommé, renchérit Turon. Un corpus de trente mille étudiants et de deux mille académiciens, venus des quatre coins de Menistas, et parfois de Hurisdas.

— Autant ? demanda Adelris. Admirée d’ici, l’université paraît en effet très grande. Mais je peine à m’imaginer qu’elle possède la même population qu’une petite ville.

— L’université d’Ophun est riche de deux mille ans d’histoire, et a donc eu l’occasion de se forger beaucoup de prestige. Les études d’archéologie, de mathématiques et des langues anciennes y sont particulièrement réputées.

Une vive lueur naquit dans les yeux de Kavel. Il était paré à déposer son bol, à inonder son interlocuteur de questions. Ses mots s’étouffèrent quand il avisa Makrine, dont les bras s’étaient relâchés et sa figure s’était rembrunie. Pas même les interpellations de Zekan et Mélude ne l’extirpèrent de sa morosité.

— As-tu étudié dans cette université, Turon ? lança Makrine.

— J’y ai pensé, admit le garde, mais j’ai trouvé une autre voie.

— La réalité n’est pas si belle. En tout cas, pas pour tout le monde. Vous devez vous douter des implications de la recherche de l’excellence à tout prix, non ?

Makrine se heurta à un mutisme qui l’incita à se rembrunir davantage. Elle se réfugia toutefois dans le soutien de ses homologues, désireux de chasser la pénombre environnante.

— Tu n’es pas obligée d’en parler ! proposa Mélude.

— Certains ont besoin de savoir, marmonna Makrine.

— Nous le savons, rappela Zekan, et c’est l’essentiel. Tu auras su trouver ta vocation, et nous sommes fiers de la partager !

— Que serais-je sans vous ? Quelqu’un d’autre. Une personne dont je ne serais pas fière.

— Je vois, commenta Turon. Trop de pression de la part de l’université ?

Makrine opina doucement du chef pendant que ses compagnons lui malaxaient les avant-bras. Elle se déroba du regard de Kavel, dont le visage s’assombrissait aussi, et se tourna plutôt vers le garde.

— Il y a quinze ans, raconta-t-elle, mes parents m’ont inscrite à l’université d’Ophun. Pendant trois longues années, je me suis pliée au système, persuadée que devenir médecin ferait de moi une meilleure personne. Je me suis pourtant forcée pour la fierté de mes géniteurs. Mais je n’ai jamais été récompensée pour mes efforts. Il leur en faillait toujours plus. Que je sois en haut du classement. Que je sacrifie mes nuits pour avaler d’interminables livres.

— Tu as abandonné tes études ? devina Héliandri.

— Grâce à mes amis ici présents. Une nuit, ils se sont invités sur le campus et ont égayé la scène de leurs notes les plus créatives ! Je les enviais tellement, et deux choix s’offraient. Ruminer pour le restant de ma vie, ou goûter à cette liberté qui m’a été volée. Et me voici ici !

— Heureuse d’entendre que cette histoire s’est bien terminée. Je te comprends, dans un sens. Pas d’offense, Kavel, mais ce système ne convient pas à tout le monde.

— Et il faudrait l’améliorer, mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai fui telle une lâche. Je suis partie précipitamment malgré la colère de mes parents.

— Tu n’es pas une lâche ! rassura Zekan. Tu as été plus brave que beaucoup. Sans toi, les invétérés seraient incomplets !

— C’est vrai. Je n’ai aucun regret, sinon d’avoir perdu ces années. Au final, peut-être qu’il me fallait apprendre la médecine autrement. Je suis spécialisée dans la magie de guérison, après tout ! J’aurais dû le savoir avant…

Mélude et Zekan avaient consolé leur amie avant l’émergence de sanglots. Ils espérèrent voir un sourire poindre sur son faciès, mais le hochement de tête de Makrine les soulagea déjà.

Le repas se conclut dans un calme relatif. Quelques questions fusèrent encore à mesure que les bols se vidèrent, mais le crépuscule ne s’était pas achevé que les bâillements circulaient déjà parmi la compagnie.

Des braises crépitèrent encore à la tombée de la nuit. D’un noir d’encre se peignait la voûte pendant que des oiseaux sifflaient dans la sorgue. Kavel s’accordait à leur rythme pour s’endormir comme il se retournait incessamment dans sa couchette.

Quand le sommeil le captura enfin, le visage de son aîné ne s’était toujours pas éclairci, ses yeux rivés vers le ciel. Adelris sortit même un bras de sa couchette, et lorsque ses ongles ripèrent la terre, une grimace ternit ses traits. Une once d’apaisement l’enveloppa seulement à quand il récita des prières, tels des chuchotements isolés au gré des lointains chants.

Peinant elle aussi à rencontrer ses rêves, Héliandri témoigna malgré elle de la scène. Un air soucieux l’obscurcit alors, et la demande de pardon fut retardée une fois encore.

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