Chapitre 9 : Diverses convoitises (1/2)

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Ils se tenaient au seuil de la double porte. La lorgnaient comme si quelque chose en émergerait et perturberait la quiétude vespérale. Adelris et Kavel s’étaient immobilisés depuis plusieurs minutes lors desquelles l’extérieur de l’auberge avaient perdu leurs secrets. Mais alors que des nuages s’amoncelaient sur le ciel rougeoyant, et qu’à tout moment l’averse pouvait survenir, ils n’avancèrent pas outre mesure.

— Qu’attendons-nous ? demanda le cadet en déglutissant. Si Ferenji a dit vrai, Héliandri se trouve bien dans cette auberge.

— Est-ce absolument certain ? insista l’aîné. Cela paraît presque trop beau pour être vrai… Mais en vérité, quelque chose d’autre me préoccupe.

Aussitôt Kavel coula un regard compatissant à son frère, qui ne put se dérober.

— Imaginons que Héliandri se trouve ici, supposa Adelris. Qu’elle accepte notre proposition de se joindre à elle. Il n’y aura plus de retour en arrière possible.

— J’en suis conscient, concéda Kavel. Nous avons déjà surmonté des épreuves difficiles par le passé, pourquoi pas celle-ci ?

— Une étrange impression peuple mon esprit et refuse de partir. Nous avons certes entrepris un long voyage, de Skelurnie jusqu’à Nirelas, mais des millions de personnes l’ont réalisé avant nous. Ces ruines, en revanche, risquent d’envahir nos rêves, de se muer en teintes cauchemardesques. L’on raconte que peu s’y sont aventurés… et encore moins en sont revenus. Je sais que j’ai insisté, mais maintenant que l’heure approche, je ne veux pas avoir commis une erreur.

— J’ai la bénédiction de Ferenji. J’ai l’ambition de me rendre là où mes prédécesseurs ne sont jamais allés. Je mentirais si je disais que la peur ne noue pas mon estomac… Mais je suis prêt.

— Tu me surprendras toujours, Kavel. Tout le monde n’a pas cessé de te sous-estimer. Même celles et ceux qui n’auraient pas dû… Tu as déjà trouvé ta place… et j’espère trouver la mienne.

Le tonnerre gronda à travers la voûte semée de gris. Quand les premières gouttes chutèrent, les deux frères se hâtèrent vers l’intérieur, où ils trouvèrent refuge.

Quelques secondes à peine suffirent à atténuer leurs frissons. Ils s’imprégnèrent de la chaleur environnante bien que le fumet combiné à l’odeur alcoolisée leur piquât leur narine. De prime abord, leur irruption leur valut plusieurs brusques coups d’œil, aussi Adelris tenta tant bien que mal de ne pas montrer sa hache.

Kavel parcourut brièvement les lieux, avant d’interpeller son aîné et de le guider jusqu’au comptoir. Jonglant avec quelques bouteilles, Shano les remarqua de loin, mais ne les salua qu’après avoir rempli une série de petites coupes.

— Bonsoir, messieurs ! fit-elle. Qu’est-ce qu’il vous faut ? Une chambre ? Un repas bien chaud ? Une pinte bien remplie ? Les trois à la fois, peut-être ?

Assuré qu’aucune oreille indiscrète ne trainât à proximité, Kavel s’agrippa sur les rebords du comptoir et prit la patronne à part.

— Nous souhaitons parler avec Héliandri Jovas, dévoila-t-il. Est-ce qu’elle est ici ?

— Tout dépend, répondit Shano en haussant un sourcil.

— Tout dépend de quoi ?

— De vos intentions à son égard.

Les mots cinglèrent à l’instar du regard de l’aubergiste. Adelris ne pouvait décemment dissimuler sa hache, et recevait des représailles en conséquence.

— Vous vous imaginez des choses, se défendit-il, si vous croyez que nous sommes hostiles.

— Peu de gens autres que les gardes se promènent dans les parages avec une arme, dit la patronne. Voici deux affirmations impossibles à contredire. Premièrement, Héliandri s’est faite beaucoup d’ennemis ces derniers temps. Deuxièmement, c’est mon amie, et j’ai beau être une gringalette, j’ai des moyens de la défendre. Donc excusez-moi si je ne la présente pas sans hésiter à des inconnus.

— Vous voulez connaître nos intentions ? Très bien, mais nous ne pouvons les formuler de vive voix.

— Pourquoi pas ? Vous me rendez curieuse, tout d’un coup.

— Si vous êtes son amie, vous devriez le savoir. Héliandri a une quête à mener et nous aimerions en faire partie.

Puisqu’il avait quelque peu haussé le ton, Adelris s’assura que personne d’autre ne l’avait entendu. Alors il saisit le discret signe de la patronne tout comme la direction où elle l’avait envoyée.

Dehors vrombit un éclair, dont l’éclat bleuté révéla Turon adossé contre un pilier central. Tout le temps qu’il approcha, par foulées méticuleuses, Kavel chancela en avisant sa carrure. Adelris se dressa face au garde et le dévisagea, mais il relâcha ses membres sitôt que Turon opina.

— À toi de t’en occuper, glissa Shano.

— J’avais bien compris, confirma le garde. Suivez-moi, vous deux.

Adelris et Kavel se consultèrent quelques instants, indécis au-devant d’une telle stature. Un chemin tout tracé s’esquissait devant eux et ils finirent par s’y engager, franchissant l’escalier d’un pas résolu. Pas un mot ne s’échangea entre eux et leur guide lorsqu’ils s’engouffrèrent dans la quiétude de l’étage. Juste le crissement du plancher couplé à l’impact des gouttes d’averse glissant sur les vitres.

Bientôt ils rejoignirent une porte incurvée, dissimulée au fond du couloir, et entrèrent dans une chambre où seule scintillait la pâle lumière d’un orbe. Elle flottait par-dessus une table circulaire sur laquelle était posé une carte de Menistas, couverte de rayures. Héliandri y esquissait des traits grossiers sous les conseils du trio de bardes.

Tous s’interrompirent dès que les deux frères franchirent le seuil. S’ensuivit un serein échange de regards, lors desquels ils s’appréhendèrent, se jaugèrent, plissèrent les yeux.

— Ils se sont présentés au comptoir, décrivit Turon. La première impression ne suffit jamais, mais ces deux-là semblent différents de tous les intéressés que nous avons rencontrés jusque-là. Ils en savent davantage.

— Eh bien, qu’ils intègrent notre compagnie ! proposa Mélude, guillerette.

— Pour quelle raison ?

La chanteuse s’avança d’une démarche entrelacée. De clins d’œil en sourires, elle dévora Kavel du regard, lequel resta tout bonnement impassible. Mélude plaqua ses paumes contre ses joues une fois à sa hauteur.

— Un beau jeune homme comme lui, ça ne se refuse pas ! s’enthousiasma-t-elle. Je m’appelle Mélude Tuline, enchantée ! Je suis sûre que ma voix t’envoûtera encore plus quand je chanterai !

— Ne te laisse pas aveuglée par un joli minois, Mélude ! avertit Makrine. Il y a des âmes malveillantes en ce monde.

— Pas de méfiance outrancière non plus, nuança Zekan. Mais il faudrait d’abord en savoir plus sur lui.

Secouant la tête vers ses compagnons, Mélude se fléchit et tendit son bras, face auquel Kavel ne réagit toujours pas.

— Justement, faisons connaissance ! suggéra-t-elle. Comment t’appelles-tu ? Pourquoi veux-tu rejoindre notre groupe ?

— Je préfère m’adresser directement à Héliandri, dit Kavel. Tu m’as l’air avenante, mais je ne suis pas venu ici pour être courtisé. D’autant que je ne suis pas attiré par les rousses.

Tel un jet de foudre, les mots frappèrent la musicienne. À peine conserva-t-elle sa stabilité, si bien que Makrine et Zekan durent la soutenir. Sa silhouette légère manqua de défaillir, elle dont la cornée s’humidifia. Turon ricana en tapinois, éclairant son faciès d’ordinaire sombre, mais il recouvrit son sérieux lorsque Kavel se présenta à Héliandri. Les bras croisés, Héliandri l’étudia placidement de la tête aux pieds, et accorda autant de temps pour son aîné.

— Je perçois une étincelle en toi, déclara-t-elle. Gamin, tu es peut-être trop jeune pour t’embarquer dans un tel voyage. Mais une part de moi décèle un grand potentiel.

— Sachez que c’est un immense honneur de vous rencontrer, louangea Kavel. L’on raconte que vos exploits sont légendaires.

— L’on raconte surtout beaucoup de choses à mon sujet, en bien comme en mal. Surtout du mal, dernièrement. Pourtant tu as une impression positive de ma personne, même si j’ai séjourné en prison.

— Je me dois de me présenter. Je suis Kavel Frayam, historien à l’université de Parmow Dil. Mon grand frère Adelris m’accompagne. Il est forgeron… enfin, était.

Héliandri recula brusquement, effleurant le sommier du lit sur lequel elle faillit bousculer. Sa main vola à son menton pendant qu’elle accordait un nouveau coup d’œil à son interlocuteur.

— Un universitaire ? s’étonna-t-elle. Alors tu dois être bien renseigné.

— J’ai documenté le peu d’informations transcrites sur les ruines de Dargath, précisa Kavel. Il y en avait si peu… D’un certain point de vue, il s’agit d’une bonne nouvelle. C’est l’opportunité de déterrer un pan oublié de l’histoire.

— Tu sembles rigoureux et intègre. Je peux donc te parler franchement : oui, j’ai bien l’intention de retourner dans ces ruines, mais bien accompagnée. Tu es conscient que ce que nous faisons est illégal ? Le parlement nirelais m’a ordonné de ne pas quitter les limites de Parmow Dil.

— Même si c’est illégal, de nombreuses personnes vous soutiennent, et pas des moindres. Avant de venir ici, j’ai demandé la permission à la rectrice de l’université, Ferenji Yaren, pour venir à votre rencontre. À ma surprise, non seulement elle m’a accordé sa bénédiction, mais elle m’a aussi fourni un financement pour ce voyage. Un soutien officiel, quoique privé… Parfait pour vous, non ?

Au cœur de la pénombre, où seule vacillait l’éclat de la lanterne, une nouvelle vision jaillissait. Une voie étriquée dans laquelle Héliandri et Turon s’engouffrèrent. Tous deux s’approchèrent et étudièrent cette silhouette qui fulgurait entre deux éclairs. Si leur voix s’étouffa dans les roulements de tonnerre, leur bouche béante n’échappa pas à l’attention des frères.

— Pourquoi êtes-vous si surpris ? demanda Adelris.

— Un soutien dissimulé, souffla Héliandri. Sans l’intervention de Guvinor, j’aurais pensé que le monde entier était contre moi. Maintenant, je réalise que j’ai enfin une chance de retrouver Wixa.

— Ce que je retiens, ajouta Turon, c’est que des esprits avisés ont eu la même idée. Guvinor connaît Ferenji, bien sûr, mais ils n’ont plus conversé depuis longtemps, et ont donc développé leurs idées indépendamment. Savoir que tous deux contribuent à cette quête est rassurant. Considérez qu’il me faut un certain temps pour juger des inconnus. Mais je l’affirme avec certitude : Adelris, Kavel, vous avez mérité votre place parmi notre compagnie. Au contraire de ces bardes.

— Pas de rivalité interne, Turon ! Si nous voulons réussir, la cohésion sera primordiale. Makrine, Zekan et Mélude nous suivront, je l’ai décidé et ne changerai pas d’avis.

Turon ignora la remarque de l’aventurière pour mieux se focaliser sur Kavel. Son ombre projetée par la lanterne dominait encore, toutefois les frissons n’habitèrent plus l’historien.

— Tu t’es donc renseigné sur les ruines de Dargath, dit-il. Qu’as-tu appris ?

— Pas grand-chose, déplora Kavel. Comme si des pages avaient été arrachées, comme si l’histoire avait été volontairement amputée de ses parties primordiales. En débattant avec d’autres historiens, au-delà des théories fantaisistes, une hypothèse semble émerger. Et si les ruines de Dargath dissimulaient des pays anciens ? Des territoires que l’on ne mentionne plus… car ils ont disparu, même si on ne sait comment.

— Guvinor a exprimé des idées similaires par le passé. Ce que tu exprimes, Kavel, risque d’avoir un impact plus important encore que tu ne l’imagines. Tes connaissances nous seront d’un grand atout.

— Il ne me reste plus qu’à supporter la pression qui m’incombe, dans ce cas…

— Je lis pourtant de l’impavidité sur tes traits. Mâtiné d’un soupçon d’hésitation. N’as-tu pas choisi de te rendre ici, d’assumer le poids de tes connaissances ?

— Pour tout vous dire, l’idée vient d’Adelris.

Joignant les mains derrière le dos, sondant Héliandri un bref instant, Turon se plaça face à l’aîné. Il l’évalua avec la même intensité que Kavel, et ne cilla plus face au miroitement de sa hache.

— Intéressant, commenta-t-il. Ainsi, tu es à l’origine de cette initiative. Puis-je en demander la raison ?

— Puisque c’est l’heure des confessions, révéla Adelris, puisse Zinhéra m’aider, car je me dois d’être honnête. Kavel et moi sommes arrivés à Menistas il y a quelques mois suite à une tragédie familiale. Il a trouvé sa place, et j’en suis fier, mais je n’ai pas été aussi chanceux. Je suis persuadé que ce voyage est ma destinée. Voilà pourquoi j’aimerais vous rejoindre.

— D’une part les bardes mentionnent les légendes et les grandes aventures, d’autre part le guerrier évoque la destinée. Malgré votre enthousiasme, ces approches ont leurs défauts, car elles ignorent l’aspect politique de notre mission.

— Mais j’y adhère ! Sinon je n’en aurais pas parlé à mon frère. Et j’aurais encore moins franchi la porte de l’auberge.

— Admettons. Quel atout pourrais-tu alors apporter à notre compagnie, Adelris ?

— Souvent on me dévisage car je me sépare rarement de ma hache. Je suis un guerrier, comme vous l’avez vous-même dit, pour le meilleur comme pour le pire. Si nul ne ressort indemne des ruines, vous aurez besoin de quelqu’un comme moi. Kavel, en particulier, sera rassuré d’avoir son grand frère pour veiller sur lui.

Ses yeux s’illuminèrent un court moment. Rivalisèrent avec l’éclat des lanternes et de la foudre. Nulle contestation n’émergea parmi les occupants, toutefois le mutisme se perdit dans un crissement de plancher. Héliandri enchaîna les allers et retours, claquant des dents, jusqu’au moment où Zekan lui agrippa les épaules.

— Tout va bien ? s’inquiéta-t-il, de la transpiration exsudant de son front.

— Les paroles de Kavel me hantent, avoua-t-elle. Tout ce temps, je me demandais où Wixa avait disparu, à n’en pas dormir la nuit. Si ce portail mène à des pays oubliés, qu’est-elle devenue ? Dans quoi s’est-elle retrouvée impliquée ? Elle s’éloigne peut-être davantage de jour en jour…

— Mélude et Zekan le confirmeront, avança Makrine, mais les séparations peuvent être déchirantes, surtout si elles sont forcées. Rien ne réchaufferait plus notre cœur que de contribuer à cette réunion.

— Je vous en suis reconnaissante. Mais aussi… Nous devons partir aussi tôt que possible.

Héliandri se positionna au centre de la chambre. De là elle balaya la pièce du regard, s’attarda sur chacun de ses occupants. Une puissante aura émanait d’elle et s’enflammait dans la sorgue teintée d’orage.

— C’est le nombre idéal, déclara-t-il. Sept pour former une compagnie et percer définitivement les mystères de ces ruines. Je l’admets, vous ne risquez pas de remplacer Wixa dans mon cœur, mais je place ma confiance en vous. Préparez-vous pour le voyage. Je vous guiderai et œuvrerai pour vous en ramener vivants.

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