Chapitre 7 : L'historien et le guerrier

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« 143e jour à Menistas, année 468 NE, ou l’an 3478 du calendrier ludram.

Maintenant que j’ai été admis à l’université de Parmow Dil, il me faut trouver un projet de recherche. Lequel ? Je passe des journées entières à éplucher les pages des livres de la bibliothèque, mais je serais mort de vieillesse avant d’en lire la moitié. Je dois me focaliser.

Les ludrams sont un peuple fascinant. Contrairement aux humains, leur complexion ne dépend pas de leur ascendance, mais directement de leur environnement. Un ludram né dans la forêt aura la peau verte même si ses deux parents ont la peau grise, et vice-versa. Ce phénomène est attribué à la plus grande sensibilité des ludrams vis-à-vis de la magie, et par extension de la nature. Comment ont-ils développé cette affinité ?Les plus grands spécialistes ne semblent avoir que des bribes de réponse.

En pratique, cela implique que cette caractéristique a formé les premiers clans ludrams. Les vudihos issus des bois, des plaines et des steppes. Les vunours issus des montagnes et biomes rocailleux. Les vuzaros issus des zones enneigées. Les vunopas issus des déserts. L’on mentionne même les tegaras à la peau bleue, bien que j’en aie croisé peu depuis mon arrivée. Peut-être car, justement, ils préfèrent la mer à la terre ?

Quoi qu’il en soit, ces dénominations avaient bien plus d’importance dans le passé. Mais quand les ludrams ont commencé à se sédentariser, à former les premières villes, les premiers pays, elles sont pour la plupart devenues désuètes.

Mais c’est une différence notable par rapport aux humains. Tout comme leur gestation distincte qui rend impossible la reproduction entre ludrams et humains, compensés par la formation de familles adoptives. Le modèle monarchique est aussi presque inexistant ici, car perçu comme archaïque.

Et surtout, les trois principales religions de Menistas. L’enhéralion, où la vie est perçue comme une quête initiatique avant de rejoindre la Créatrice. Le runyavoz, qui au contraire favorise la vie en communauté et rejette les tentations jugées « égoïstes ». Le mowa, dont la vision polythéiste contraste avec les deux autres, et dont les variantes régionales sont nombreuses. Fut un temps où des adeptes de ces croyances s’affrontaient, mais c’est une époque révolue, et dans la plupart des pays des Menistas, le sécularisme et la liberté de culte f désormais loi.

J’ai beau lister toutes ces informations, je ne fais qu’effleurer la surface de ces sociétés héritières de millénaires d’histoire. Mon esprit critique doit encore s’améliorer ! Y’a-t-il seulement des secrets à découvrir ? Menistas a été exploré de long en large à travers les siècles, après tout. Je dois chercher. Je n’ai pas seulement traversé les océans pour faire plaisir à Adelris… »

Doucement, Kavel haussa la tête, et une douleur lui foudroya le poignet. Sa plume saturée d’encre lui échappa des mains et glissa sur la table circulaire. Il y accorda peu d’attention tant il malaxait son avant-bras, puis il aperçut une tache imbibée son carnet de notes. Non sans grogner, il la nettoya autant que possible avant de reculer de son siège.

Au sein de cette plénitude légendaire résonnait le crissement des plumes. Kavel s’était installé entre deux immenses rangées où de vétustes livres se glissaient sur des étagères dentelées. Sa silhouette se perdait dans la tour d’une quinzaine d’étages où les connaissances de jadis attiraient quotidiennement des centaines de visiteurs. Depuis sa hauteur, le jeune homme entrevoyait la cime des arbres alentour, mais c’était la pile devant lui qui accaparait son attention. Il eut beau la feuillete, rien de concret n’émergeait dans son esprit. Les informations s’entremêlaient, les images jaillissaient et s’amenuisaient, les voix sortaient des profondeurs pour mieux y retourner.

Absorbé par ses pensées, Kavel ne discerna guère les foulées vibrant sur la tapisserie chamarrée, et il sursauta dès que l’ombre s’approcha.

— Ha, te voilà ! Toujours à travailler dans la bibliothèque, à ce que je vois.

Les muscles de Kavel se détendirent, aussi salua-t-il son interlocutrice. C’était une ludrame assez âgée dont les premières rides striaient ses doux traits. D’ivoirin brasillait sa peau tout comme sa chevelure nattée. Un long surcot surplombait son chemisier à manches échancrées sur lequel des lignes traçaient des reliefs, par-dessous un collier ambré où un motif de fleur déjeté avait été gravé. Elle l’ajusta tout en souriant au jeune homme.

— Madame la rectrice ! s’étonna Kavel. Que faites-vous ici ?

— Tu peux m’appeler Ferenji. Ce sera toujours aussi poli, mais plus familier. Pour répondre à ta question, Kavel, je te cherchais.

— Pour quelle raison ?

La rectrice attrapa une chaise sur laquelle elle prit place. D’un œil curieux, elle investigua la pile de livres éparpillées sur la table. Ses lèvres s’étirèrent quelque peu comme elle opina en direction du jeune homme.

— Tout d’abord pour te féliciter, déclara-t-elle. Quand tu t’es inscrit à l’université, tu parlais à peine nirelais. Et maintenant, tu étudies des livres exigeant une maîtrise avancée de la langue. Quel est ton secret ?

— Je m’applique beaucoup, expliqua Kavel. Mais j’ai surtout l’impression de marcher dans les pas de mes prédécesseurs. Huit générations d’humains se sont installés à Menistas avant moi.

— Et pourvu que de nombreuses autres le fassent à l’avenir ! Je crois comprendre où se situe ton problème, Kavel. Tu as l’air… préoccupé.

— D’où la véritable raison de votre venue.

Ferenji se saisit d’un livre et souffla sur sa reliure afin d’en extraire la poussière. Son titre flamboya par son écriture curviligne : « Étude empirique des anciennes civilisations de Menistas, volume 4/17 ». Kavel fronça des sourcils à son ricanement subséquent.

— Tu te sens un peu imposteur, devina-t-elle. Tu peines à visualiser le bout de tes recherches. Kavel, tu ne devrais pas t’inquiéter ! Tu viens tout juste de débuter.

— J’avais tellement hâte ! Malgré le respect que je dois à l’université d’Elhas, l’université de Parmow Dil dispose d’un tout autre prestige. Peut-être que les précédents diplômés ont déjà fait tout le travail.

— Permets-moi de te dire que c’est faux. Le principe même de la recherche est de toujours aller plus loin, en nous basant sur d’anciens travaux. Chaque fois qu’une question est répondue, de nouvelles émergent. Là où certains en ressortent frustrés, j’y vois plutôt de la fascination. Je t’ai encouragé à explorer la littérature pour que tu familiarises avec ces sujets, pas te démoraliser.

— C’est plus fort que moi, il semblerait. Un tel monument de savoir rendrait humble les plus grands savants. Comment y trouver les détails manquants ?

— Il existe des astuces que je ne manque pas de pratiquer. Et maintenant que j’y pense, cette dédication peut nourrir certains préjugés à l’intention des académiciens. Je pourrais découvrir le monde, sa beauté et ses dangers. Au lieu de quoi je m’assis sur le même bureau chaque jour et, lorsque mes responsabilités ne m’appellent pas, je consulte de vieux livres en sirotant un délicieux breuvage. Cette vie me convient. Confortable à l’intérieur des murs de Parmow Dil, et maintenant que j’ai franchi le siècle d’existence, la perspective du voyage a encore moins d’attraits. Toi, en revanche… Il te faut quelque chose de plus.

Kavel se suspendait aux paroles de la rectrice, la suivait des yeux tandis qu’elle circulait autour de lui. Foulée après foulée, Ferenji abandonna la vue dominante de l’amas de livres pour mieux se diriger vers la fenêtre. Quelque part au-delà de la cime et des bâtisses s’esquissait un horizon dont elle admirait les contours.

— Tu as parcouru la moitié du monde pour te rendre ici, rappela-t-elle. Tu as un esprit de voyage, Kavel. Tu es d’accord ?

— J’imagine, fit le jeune homme. Je trouvais la Skelurnie trop petite, et j’avais prévu de voyager dès que j’étais diplômé. Mon frère a précipité mon départ… et m’a emmené plus loin que prévu.

— Oh ! Je ne savais pas. Tu as décidément des histoires intéressantes à raconter, Kavel. Ne te pense pas insignifiant. Tu as de grandes contributions à apporter à notre université, et sans doute même au-delà.

— Vous croyez ?

— Toi seul peux le découvrir. De toutes les destinations de Menistas, pourquoi as-tu choisi celle-ci ?

— Eh bien, Parmow Dil est situé sur une partie calme de la mer. La liaison depuis Doroniak, où le navire depuis la Skelurnie a réalisé une escale, en est d’autant plus facile.

— J’aurais dû poser ma question autrement. Oui, le navire a accosté sur ce port, mais le continent entier de Menistas s’offrait à toi.

Kavel s’avéra incapable de répondre. Il se frotta l’arrière du crâne, haussant les épaules, face à son interlocutrice qui décocha un sourire.

— Ne sois pas embarrassé ! conseilla Ferenji. Des grandes cités aux villages reculés, Menistas appartient autant aux ludrams qu’aux humains, mais Parmow Dil est l’un de leurs principaux foyers. Pour des raisons historiques, bien sûr. En pratique, cela implique que les nouveaux arrivants se sentent plus à l’aise à l’idée de démarrer leur nouvelle vie ici.

— Vous avez répondu pour moi, avoua Kavel. J’aurais pu dire que je voulais travailler dans la prestigieuse université de Parmow Dil, mais j’ai appris son existence seulement après mon arrivée ici.

— Et si je te disais que tu peux explorer Menistas tout en travaillant pour l’université ? Nous avons assez de fonds pour financer une expédition. Ainsi tu seras en mesure d’appliquer tes savoirs !

Son faciès s’illumina outre mesure. Ses traits s’adoucirent. Fort de cette nouvelle, Kavel rejoignit Ferenji, et plongea son regard aussi loin qu’il pût. Ce qui s’étendait au-delà des murs de la cité se matérialisait uniquement sous forme d’images esquissées de ses lectures. Mais plus il s’y consacrait et plus elles gagnaient en netteté, comme si les mots de la rectrice complexifiaient les fondations. Son cœur palpita. Ses mains tressaillirent.

Kavel et Ferenji s’éternisèrent sur cette position. Dans cette bibliothèque régnait un tel silence que rien ne fut en mesure de les interrompre. Mais soudain résonnèrent des pas plus lourds qu’à l’accoutumée : derrière eux jaillit Adelris, vacillant malgré sa posture raide.

— Kavel…, murmura-t-il. Je savais que je te trouverais ici. J’aimerais te parler. Seul à seul, si c’est possible.

Ferenji consulta le jeune homme, perçut son discret hochement, puis commença à se mouvoir.

— Très bien, fit-elle. Je ne voudrais pas m’immiscer dans vos retrouvailles. À plus tard, Kavel !

Bientôt les deux frères s’immergèrent dans la sérénité. Dès que Adelris s’approcha, Kavel remarqua une dissemblance dans sa lente démarche. D’un pas à l’autre s’affaissait le guerrier, qui tomba brutalement dans les bras de son cadet. Les larmes coulèrent à flots et les sanglots brisèrent le mutisme.

Peu de mots s’articulèrent de cette silhouette fragilisée. Préoccupé, Kavel tapota le haut du dos de son aîné, et s’arma de patience face à ses balbutiements.

Il lui rapporta tout quand il fut prêt. L’arme ludrame, forgée avec fierté et opiniâtreté. La prière de trop, durant laquelle Fergulad l’avait houspillé, l’avait invectivé, l’avait jugé. Le choix qui lui avait été imposé. Sans tâtonner, il avait changé de voie, erré dans les rues de Parmow Dil. Dépourvu de métier, privé de sa source de revenu, dépouillé de ses rêves.

Les pleurs avaient séché, mais sa figure était encore rubiconde au moment où il acheva son récit. Kavel se retira d’un pas et fit la moue, seulement pour appréhender l’état de son frère. Il s’accrocha au dos de sa chaise sans que ses yeux ne se réfléchissent dans les siens.

— Je suis désolé, souffla-t-il. Je n’ai même pas croisé Fergulad à la bibliothèque quand il se renseignait sur le zinhérisme, sinon je t’aurais prévenu.

— Tu n’y es pour rien, contrasta Adelris. Peut-être que c’était ma destinée. Partir maintenant, car il vaut mieux voir son vrai visage tôt que tard. Changer de voie, trouver ma place dans ce nouveau continent.

— Cette perspective n’a pas l’air de t’enchanter…

— Je n’étais pas prêt ! Tout ce que je voulais, c’était un peu de stabilité. Oublier les erreurs du passé, forger un meilleur avenir. J’ai eu beau prier, cela ne suffit pas.

— Je discutais de mes problèmes avec Ferenji, mais maintenant que tu as parlé des tiens, ils paraissent insignifiants en comparaison. J’ai reçu un immense soutien des personnes pour qui je travaille. La possibilité de voyager…

Sitôt entendit-il le dernier mot qu’Adelris se redressa vivement. Il marcha vers la fenêtre, sans lâcher son cadet des yeux, et un éclat inopiné raviva ses traits. Rarement une expression aussi sérieuse ne s’était gravée sur son visage.

— Adelris ? s’étonna Kavel.

— Nous avons traversé l’océan ensemble, déclara le guerrier. Nous avons suivi notre propre chemin, persuadé que Menistas aurait tout à nous offrir. Et si la réponse était ailleurs ?

— Tu as affirmé t’être égaré, pourtant tu sembles avoir une idée derrière la tête.

— L’un n’empêche pas l’autre. J’ai entendu les rumeurs que se glissent les passants, pensant être discrets. Une opportunité se présente à nous, Kavel. As-tu entendu parler de Héliandri Jovas ?

— Pas vraiment, non…

— Sérieusement ? Son procès a eu lieu il y a moins d’une semaine !

— Je crains m’être trop consacré à mes lectures…

— C’est une aventurière qui a exploré l’interdit. Les ruines de Dargath, dans le Ruldin, un précieux site historique. Mon intuition me dit qu’elle souhaite y retourner. Il n’y a qu’une seule manière de le découvrir.

Adelris retourna auprès de son frère et le fixa avec intensité.

— Rendons visite à Héliandri, proposa-t-il. Partons avec elle dans les ruines de Dargath. Tu pourras voyager comme tu le désires, et j’aurai un nouvel objectif.

Sur ces mots, le guerrier s’apprêta à agripper les épaules de Kavel, mais il se ravisa quand ce dernier le dévisagea avec scepticisme.

— Encore une décision précipitée ? demanda-t-il.

— J’y ai réfléchi des jours entiers ! s’agaça Adelris. Bien sûr, je ne veux pas te forcer, mais je pensais que tu serais intéressé !

— Je le suis. Seulement… Tu as parlé de braver l’interdit. Ferenji a peu de chances d’accepter de financer un pareil voyage !

— Une exploration sans danger n’est qu’une randonnée. Propose-lui d’aller dans les ruines de Dargath. Et si elle refuse…

— Tu vas me proposer de te suivre malgré tout ? Au risque de saborder ma carrière à peine entamée ?

— Ha, je t’en demande trop, encore une fois.

Adelris se rembrunit. Les secondes s’écoulèrent, s’éternisèrent. Un goût si âpre envahit ses lèvres qu’il entreprit de partir.

Kavel le héla avant même qu’il eût atteint l’escalier.

— Parcourir des ruines mystérieuses et peu explorées…, songea-t-il. Peut-être que c’est l’audace recherchée. Là, je suis sûr que je découvrirai des pans inconnus de l’histoire. Là, je suis certain que je contribuerai au savoir.

Une onde de félicité fendit Adelris quand Kavel se précipita vers lui, une lueur similaire suivant ses foulées.

— Je te suivrai, décida-t-il.

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